La décroissance a fêté ses 20 ans en 2022 [1]. Malgré un lancement médiatique plutôt réussi en 2002, avec un colloque à l’UNESCO sur le thème « Défaire le développement, refaire le monde » et un autre à Lyon avec les Casseurs de pub, l’idée a largement été mise à l’écart des débats publics par la suite. Le plus souvent ignorée, la décroissance a été raillée et caricaturée [2] – les amishs, le retour à la bougie, aux cavernes, etc. Ces dernières années, à mesure de sa plus large diffusion, la décroissance fait l’objet de plus en plus d’attaques de la part des défenseurs du business as usual. Georges-Louis Bouchez appelait récemment ses sympathisants à ne pas se laisser « prendre au piège de ce que certains appellent la sobriété », avant d’expliquer que « cette sobriété, telle que vue par quelques-uns de nos opposants politiques, c’est la décroissance, c’est consommer moins, et donc vivre moins bien. » [3] Mais la décroissance est-elle vraiment une option ?
Décroissance choisie ou subie ?
Nos systèmes économiques dépendent largement des énergies fossiles pour leur fonctionnement. Au niveau mondial, charbon, pétrole et gaz ont représenté 80% de l’énergie consommée en 2022, une part assez stable depuis des décennies, malgré l’important développement des énergies renouvelables.
Le PIB, qui mesure la production annuelle des biens et services, dépend de la quantité d’énergie et de matières premières mobilisées. Plus de pétrole et plus de métaux consommés permettent de produire plus de marchandises, donc de faire croitre le PIB. L’extraction des énergies fossiles et des minerais est responsable de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre (GES), et de plus de 90% des pertes de biodiversité [4].
Autre problème : les ressources nécessaires à cette croissance économique sont majoritairement non renouvelables. Nous disposons d’un stock fini de pétrole ou de métaux. Il ne sera plus possible de croitre lorsque nous aurons atteint le pic de production de ces ressources. Les réserves [5] varient selon les matières, allant de quelques décennies pour le gaz, à plusieurs siècles pour certains métaux. Le pic de production du pétrole conventionnel a été atteint au cours de la première décennie du XXIe siècle, celui du pétrole de schiste pourrait suivre bientôt. [6] De manière inéluctable, l’économie mondiale entrera en décroissance subie dès que nous deviendrons incapables d’accroitre l’extraction de ces ressources. La situation pourra même se corser prématurément pour certains pays en cas de ruptures d’approvisionnement. C’est par exemple ce qui est arrivé à Cuba et à la Corée du Nord au moment de la chute de l’URSS, avec l’arrêt des exportations de pétrole et d’engrais. Un cas remarquable de décroissance subie.
Une décroissance subie pourrait prendre d’autres formes. La hausse de la concentration de GES dans l’atmosphère induit un réchauffement climatique qui accroit la probabilité d’évènement climatiques extrêmes (inondations, canicules, tempêtes, méga-feux, etc.) qui sont aussi de nature à réduire notre production. Le phénomène est déjà à l’œuvre. Entre 2001 et 2020, l’exposition à des canicules associées à un forte humidité a causé la perte de 677 milliards d’heures de travail par an en moyenne [7]. Ceci a déjà induit la chute de 10% du PIB de certains pays comme le Soudan ou la Sierra Leone. L’inde aurait perdu 7% de PIB certaines années.
Une autre cause de décroissance subie pourrait provenir de la recrudescence de pandémies comme celle que le monde a connu en 2020-21- bien que son origine n’ait pas été identifiée formellement à ce jour. Il est en revanche clairement établi que la probabilité d’une expansion géographique et de l’intensité de nouvelles infections [8] et autres zoonoses [9] s’accroit avec le changement climatique. En 2020, lors de la pandémie, le PIB mondial avait chuté de 3,4%, celui de la zone euro de près de 7%.
La multiplication des conflits – armés ou non - en lien avec les ressources naturelles est également à prévoir, que ce soit pour leur accès (conflit entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie pour le partage eaux du Nil par ex.) ou comme conséquence des guerres (réduction de l’approvisionnement en gaz lié au conflit en Ukraine), avec un effet dépressif pour l’économie là encore.
N’en déplaise au fantasque président du MR, la décroissance finira par advenir. Le tout est de savoir si nous souhaitons la subir – en persistant à rechercher une croissance de plus en plus difficile à atteindre et aux effets délétères pour nos écosystèmes - ou bien l’accompagner pour en éviter les effets les plus dramatiques.
« Un peu de croissance, ça pollue. Beaucoup de croissance, ça dépollue » [10]
Dans le dernier rapport du GIEC paru en 2022 [11], plusieurs notes bibliographiques évoquent la décroissance, et la sobriété (sufficiency dans le texte) y apparait pour la première fois comme un levier central de la lutte contre le changement climatique. Un premier plafond de verre semble donc avoir été franchi, celui de la remise en cause de l’hégémonie de la croissance à tout prix. Pas de quoi crier victoire pour autant. L’essentiel des politiques proposées continue de viser l’accroissement du PIB, sous le mode de la croissance verte.
Les récents propos du premier ministre belge vont dans ce sens : « Certains disent que la solution serait la décroissance, le mythe selon lequel nous pourrions lutter contre le changement climatique avec une stratégie du moins : moins de croissance, moins d’investissements, moins de consommation, probablement aussi moins de création d’emplois » [12]. Et Alexander De Croo d’ajouter que la décroissance ne fonctionnera jamais car « totalement contraire à notre nature humaine » (sic). Ce dernier, rejoignant les propos d’Emmanuel Macron, en appelle à une pause règlementaire sur les contraintes environnementales et à découpler la croissance économique des émissions de CO2 et de la pression environnementale – bien que le découplage n’ait jamais été observé empiriquement. [13]
Le premier ministre belge persistait à la Chambre quelques jours plus tard : “Je suis un optimiste d’un point de vue du climat. Je pense qu’on est capable de le faire, avec plus d’innovation, plus d’investissement, plus de croissance économique. Une autre croissance, oui, meilleure”. [14] Il se place clairement dans la lignée du Green Deal et des multiples plans de relance de ces dernières années, ignorant toute remise en cause de la croissance.
Ces plans reposent sur deux éléments : le marché et la technologie. Les marchés du carbone – le marché institutionnel d’échange de quotas de carbone européen, et les marchés volontaires mis en place depuis le protocole de Kyoto et remis au gout du jour avec la COP26 [15] – n’ont pas eu les effets escomptés. Le principe selon lequel ceux qui polluent trop pourraient échanger des crédits-carbone à ceux qui polluent moins n’a pas été effectif. Entre la conférence de Kyoto en 1997 et 2023, la concentration de CO2 dans l’atmosphère est passée de 367 ppm à 425 ppm, atteignant des niveaux jamais atteints depuis 4 millions d’années …
La deuxième jambe de la croissance verte, c’est la technologie. Le progrès technique serait la solution pour corriger les effets négatifs de nos systèmes productifs. Ceci se manifeste par l’importance donnée aux énergies renouvelables, malgré leurs limites évidentes (en termes d’espace disponible, d’intermittence, ou de matériaux nécessaires notamment). L’autre option, c’est la géoingéniérie. Pour lutter contre le surplus de carbone dans l’atmosphère, il faudrait « fertiliser » les océans avec du fer pour favoriser le développement d’algues qui stockeraient le carbone au fond des mers. L’expérience a été tentée mais a abouti à un échec [16]. Autre idée : capturer le carbone à la sortie des usines, le stocker dans d’anciens gisements de pétrole ou des aquifères salins, reboucher le tout jusqu’à la fin des temps, et clamer sa neutralité. C’est la stratégie adoptée par de nombreux pétrochimistes, notamment au port d’Anvers, et qui permet de justifier l’installation d’une nouvelle usine d’éthylène d’INEOS, qui augmentera la production de plastique européenne de 25% dans les années à venir.
Dans le même temps, les gouvernements s’obstinent à maintenir, ou à développer des activités polluantes, comme à l’aéroport de Liège où l’on déplie le tapis rouge à Alibaba – l’Amazon chinois – avec pour conséquence prévisible l’explosion des vols long courrier et des émissions liés. En guise de compensation, l’aéroport de Liège indique vouloir planter près de 120.000 arbres par an à Madagascar. Les compagnies aériennes parlent quant à elles de développer un carburant durable, qui pour l’heure n’existe pas.
Depuis trois décennies, ces solutions – marché et promesses technologiques – ont surtout eu pour fonction de retarder les nécessaires réformes de nos économies, et d’entretenir la fausse idée que nous pourrions continuer à produire et consommer plus tout en réduisant notre empreinte sur l’environnement.
Quel projet de société ?
Nous touchons au cœur du problème. Quel projet nos sociétés portent-elles ? Quels buts doit-on assigner à l’économie ? Pourquoi produisons-nous ? Quel horizon visons-nous collectivement ? Depuis l’après-1945 et les trente glorieuses, le projet des sociétés occidentales était assez clair. Il fallait reconstruire, assurer la sécurité alimentaire, offrir un emploi à chacun et accroitre le bien être du plus grand nombre, notamment par l’accès à des équipements visant à nous faciliter la vie (électro-ménager, automobile…) et/ou à nous divertir (téléviseurs, économie des loisirs…). Et l’objectif a été plutôt bien rempli, largement porté par une croissance économique reposant sur la pétrolisation du monde. Si croissance a pu rimer avec progrès pendant les trente glorieuses, il n’en va plus de même aujourd’hui.
Le constat que nous pouvons tirer des trois dernières décennies est plutôt celui de l’incapacité de la croissance à améliorer la condition des populations. Il est démontré que l’accroissement des revenus n’accroit pas le bien être passé un certain seuil. La croissance ne permet pas plus à nos économies d’atteindre le plein-emploi ni d’être moins inégalitaires. Les inégalités demeurent toujours importantes, tant au sein des pays qu’entre eux. La croissance de l’utilisation des pesticides, de l’extraction minière, pétrolière, des vols en avion ou de la consommation d’anxiolytiques sont autant de signes de notre mal-développement. A partir d’un certain seuil, la croissance devient « contre-productive », comme l’expliquait déjà Ivan Illich[Illich I., La convivialité, Paris : Le Seuil, 1973, 158p. ou encore : Illich I., Némésis médicale, L’expropriation de la santé, Paris : Le Seuil, 1974, 224p.]] il y a un demi-siècle.
Là où l’économie dominante promet le toujours plus, la décroissance préfère viser le mieux, dans le respect des limites que nous imposent nos écosystèmes. Plus de liens, moins de biens : c’est la bifurcation, ou le pas de côté, que la décroissance nous invite à prendre.
Une économie du partage
Il semble clair qu’une économie décroissante devra réduire son empreinte sur l’environnement par une moindre utilisation de ressources non renouvelables. Cette diminution aura pour conséquence de diminuer la production totale, mesurée par le PIB [17]. Moins de pétrole, de gaz ou de cuivre, c’est aussi moins de production. Notons d’emblée que la décroissance ne se donne pas pour objectif de réduire tout ce qui peut l’être au maximum – ce qui n’aurait pas plus de sens que de vouloir croitre à l’infini - mais bien de rester dans les limites de ce que notre planète peut supporter pour y maintenir la présence durable des sociétés humaines.
Le principe cardinal d’une économie dans laquelle « le gâteau » sera moins grand est évidemment celui d’une meilleure répartition des richesses. Parmi les mesures phares, dont certaines rejoignent des revendications politiques ou syndicales de longue date, on retrouve la réduction et le partage du temps de travail [18] : travailler moins, pour produire moins et consommer moins. Réduire le temps de travail serait aussi l’occasion d’accroitre celui consacré aux loisirs, aux activités politiques, associatives, culturelles, et plus largement de retrouver de l’autonomie. L’idée d’un revenu maximum autorisé, pour prévenir les consommations ostentatoire ou nuisibles à l’environnement pourrait être envisagée, avec l’instauration d’une échelle des salaires entre le plus bas et le plus haut revenu à déterminer collectivement (1 pour 4 ? 1 pour 12 ?). Il n’est en tout cas pas décent – socialement, ou écologiquement - qu’un patron ou un cadre de multinationale puisse gagner plus en une année que ce qu’un ouvrier gagnera au cours de sa carrière.
Une autre proposition concerne la gratuité d’un certain nombre de biens et services de base. Sur le modèle de l’école ou de l’hôpital gratuit, nous pourrions tout à fait imaginer la gratuité de l’eau ou de l’énergie nécessaire aux besoins de base, des transports publics, des cantines scolaires ou encore des services funéraires. Les couts seraient répartis collectivement comme c’est le cas pour l’enseignement gratuit. Notons que la gratuité ne conduit pas nécessairement à accroitre la consommation mais bien souvent à la réduire [19].
Une économie décroissante vise évidement la relocalisation d’un maximum d’activités nécessaires. La multiplication des accords commerciaux visant à échanger des marchandises sur des milliers de kilomètres ne semble pas compatible avec la réduction de notre empreinte environnementale. Cette relocalisation devrait en premier lieu concerner l’agriculture[Voir l’article de Louise Vanhèse dans ce numéro de Tumult, p. 43.]], en redéployant une agriculture paysanne, locale et diversifiée. Ceci permettrait accessoirement aux agricultures de nombreux pays du Sud de ne plus être inondés de denrées produites à perte et subventionnées par la politique agricole commune pour ensuite être exportées. Il ne s’agit évidement pas de viser l’autarcie mais de commercer d’abord localement, et de n’entrevoir les échanges sur des milliers de kilomètres que lorsque aucune autre option n’est possible.
Mentionnons également le projet de Dotation inconditionnelle d’autonomie [20] qui propose de mettre en place une forme de « revenu de base », versée pour partie en monnaie courante, pour partie en monnaie locale et pour partie sous forme d’un droit de tirage gratuit sur l’eau, l’énergie ou d’autres services publics. L’idée ici est d’en finir avec les bullshit jobs, de redynamiser des activités locales mais également de gérer de manière commune un certain nombre de biens et services de base dans l’optique de garantir leur accès pour tout un chacun, tout en réduisant leur l’empreinte écologique.
Le secteur de la banque et de la finance nécessite aussi une profonde réforme. L’octroi de prêts pour l’investissement ne dépend aujourd’hui que de la capacité de l’emprunteur à rembourser et pas de critères éthiques ou de durabilité. Si les montants investis dans les énergies renouvelables s’accroissent d’année en année, leur part reste stable dans le total des financements privés [21] étant données les sommes croissantes investies dans les fossiles en parallèle. Pour les financements publics, même constat. Avec la crise énergétique, les subsides publics pour les fossiles ont atteint des records en 2022 [22]. Un système bancaire impliquant des règles strictes et un contrôle citoyen manquent cruellement. En Belgique, une redéfinition des missions de Belfius, toujours à 100% détenue publiquement, pourrait par exemple orienter l’établissement vers un plus grand engagement dans la transition plutôt que dans la gestion de fortune comme c’est aujourd’hui la tendance.
Dans un article de 2022, Fitzpatrick, Parrique et Cosme [23] recensaient quelques 500 propositions décroissantes tirées de la littérature académique. Parmi celles-ci, des propositions fiscales telles que la taxe carbone ou la réforme des droits de succession, l’instauration de quotas d’utilisation des vols aériens, la promotion de l’habitat partagé, une limitation (voire un bannissement) de la publicité commerciale, l’écoconception et le recyclage obligatoire des produits, la réforme des droits de propriété intellectuelle pour diffuser les innovations utiles auprès de ceux qui en ont le plus besoin (médecine, énergie, recyclage…), une réforme agraire pour encourager l’agriculture paysanne, le retour sous le giron public d’un certain nombre de services collectifs (télécoms, transports, énergie, par ex.)…
Délibérer collectivement
En fait, les propositions politiques ne manquent pas. Le passage à des sociétés plus durables, partageuses et conviviales ne nécessite pas d’innovations décisives. Pourtant, les mesures politiques proposées peinent à être mises en œuvre. Parmi les propositions portées par les tenants de la décroissance, un certain nombre a trait aux modes de décision collective. Le bannissement des OGM de nos assiettes ou la fin des exportations d’armes à des dictatures sont des sujets qui pourraient recueillir l’assentiment d’une majorité de la population. Mais rien ne change. L’union européenne s’apprête à renouveler l’autorisation du glyphosate, pourtant classé « cancérogène probable pour l’homme » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ).
Dans le même temps, les régimes représentatifs font face à une désaffection [24] et à une défiance grandissante, notamment liée à l’interpénétration grandissante entre la sphère publique et les intérêts privés [25] et au sentiment de déconnexion des élus avec les populations. Les partis d’extrême droite progressent, si bien qu’il devient de plus en plus compliqué d’aboutir à la formation de gouvernements majoritaires. La Belgique et son fonctionnement communautaire particulier n’est pas la seule dans ce cas. En témoignent la situation parlementaire aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie et même en France où le mode de scrutin n’y est pas proportionnel.
Les revendications d’une démocratie plus participative – que ce soit sous la forme de conventions citoyennes, de budgets participatifs ou de référendums d’initiative citoyenne notamment - se multiplient, malgré les réticences des élus en place. Si pour l’heure les conventions citoyennes ne se voient pas accorder un réel rôle décisionnel, elles ont déjà montré leur capacité à élaborer des propositions crédibles [26], à l’instar de la Convention citoyenne sur le climat organisée en France en 2019-2020.
De même, les budgets participatifs ont déjà été expérimentés depuis la fin des années 1980, notamment à Porto Alegre au Brésil. Ces budgets participatifs permettent à des citoyens non élus de prendre part à la conception et/ou à la répartition des recettes publiques. Dans le cas brésilien, des résultats tangibles ont pu être observés : « en 1989, 70 % des habitants vivaient dans des quartiers reliés au réseau d’égouts ; en 2004, la proportion atteignait 84,3 %. De 1989 à 2004, environ cinquante-trois mille familles ont bénéficié de la régularisation des titres de propriété foncière et de la construction de nouvelles habitations ». [27]
Les expériences de budgets participatifs ont essaimé depuis, même si bien souvent, il ne s’agit que de projets proposés par des habitants et mis en œuvre par les communes, avec une enveloppe budgétaire fermée. Cela n’implique pas de décider de la répartition des postes d’un budget communal ou de certaines compétences. En Wallonie, environ un tiers des communes a expérimenté des budgets participatifs. Selon une enquête parue dans la revue de l’Union des communes wallonnes, les budgets en jeu ne représentaient que 2,5€ par habitant dans le meilleur des cas, tandis que le montant moyen des dépenses d’investissements des communes wallonnes prévu à leur budget initial 2019 était de 439€ par habitant [28].
Reconstruire un sens commun
Dans un article [29] publié en 2020, D’Alisa & Kallis s’interrogent sur le rôle de l’État , qui demeure largement impensé parmi les tenants de la décroissance. Partant des réflexions de Gramsci sur l’État intégral, D’Alisa et Kallis rappellent la nécessité pour les classes dirigeantes, outre la coercition, d’établir une hégémonie – un discours dominant – qui s’incarnera dans les institutions, les procédures ou les pratiques les plus banales de la vie quotidienne.
Le discours hégémonique se construit par la mise en avant de certains sens communs. Par sens commun, on entend une “ manière non critique et largement inconsciente de percevoir et de comprendre le monde qui est devenue “commune” à une époque donnée”. Parmi les sens communs dominants aujourd’hui, on retrouve l’idée que « le bien-être se mesure à la richesse monétaire », que « le progrès technique améliore nécessairement nos vie » ou encore que « la croissance économique est partout bénéfique ».
En contre-pied, D’Alisia et Kallis donnent l’exemple des coopératives de consommateurs ou des monnaies alternatives comme créatrices de nouvelles institutions de la société civile alimentant un sens commun nouveau, opposé à celui de la croissance, et susceptible de rendre les idées décroissantes hégémoniques. On aurait pu parler de la solidarité des systèmes de protection sociale ou des expériences de gratuité des transports en commun par exemple. Il s’agit à chaque fois de mettre en lumière de nouvelles pratiques (ou des pratiques dont on a perdu le sens) et d’apposer de nouvelles valeurs. Les auteurs sont bien conscients qu’une somme d’alternatives locales ne sera pas suffisante pour renverser l’hégémonie et qu’une masse critique de personnes impliquée sera nécessaire.
La décroissance « exige d’abord des relations sociales et des activités qui fournissent des moyens de subsistance viables et produisent de façon terrestre, et non abstraites, des communs qui donnent la priorité aux objectifs et valeurs de la décroissance. » expliquent les deux économistes [30].
Le changement culturel est donc la première étape vers une économie décroissante et conviviale. Il faudra, comme le rappelle Serge Latouche, « décroire » avant de décroitre ou pour le dire autrement, entamer la « décolonisation de nos imaginaires ».
Article paru dans la revue Tumult n°2, "La décroissance comme nouvel horizon (?)" CPCP, février 2024..
Pour citer cet article : Romain Gelin, "La décroissance, nouveau sens commun ?", in Tumult n°2, "La décroissance comme nouvel horizon (?), CPCP, février 2024.