La « consultocratie » est un phénomène dont les médias ou la littérature analysent généralement les conséquences sur les organisations et les sociétés où elle s’exerce. Mais qu’en est-il du fonctionnement interne des cabinets de consultance ? Que signifie travailler dans la consultance ? Des recherches et des témoignages mettent en lumière un univers élitiste, aussi brutal que prestigieux.
« Work hard, play hard » C’est le titre d’une émission de radio consacrée au travail dans la consultance diffusée en 2005 [1], mais dont beaucoup d’enseignements restent pertinents aujourd’hui. Le reportage s’appuie notamment sur les témoignages d’anciens employés de la firme Accenture, un des géants mondiaux de la consultance issu de l’entreprise Arthur Andersen, devenue tristement célèbre pour son rôle dans le scandale Enron, aux États-Unis [2].
Son titre évoque l’une des devises de ces employés soumis à des conditions de travail particulièrement exigeantes que beaucoup compensent dès lors par des moments de lâcher-prise où l’alcool et la drogue ne sont jamais très loin. Ce faisant, il met en lumière l’une des facettes de ces emplois aussi prestigieux que méconnus.
En effet, si les recherches sur la « consultocratie » (ses origines, son histoire, ses conséquences, etc.) se sont multipliées à mesure que les cabinets de consultance gagnaient en pouvoir et en influence à travers le monde, la sociologie du travail au sein de ces entreprises reste le parent pauvre de la littérature sur la consultance [3]. Elle est pourtant cruciale pour comprendre comment cette consultance est « fabriquée », et avec quels coûts humains et sociaux.
Cet article n’a évidemment pas la prétention d’épuiser le sujet et encore moins de couvrir tous les secteurs et tous les types d’entreprises de consultance. Nous nous concentrons ici sur des témoignages et des écrits qui portent sur les « grands » cabinets de conseil, et notamment Accenture.
Hypersélection et distinction
Pour ces grands cabinets, tout commence par le recrutement des futurs consultants, souvent sur les bancs mêmes des « meilleures » écoles, de commerce ou de droit notamment, dans lesquelles les cabinets organisent régulièrement des « jobs days » ou autres événements promotionnels, tout en entretenant un réseau d’anciens étudiants. Le cas d’Éric [4], qui a commencé sa carrière comme consultant il y a 15 ans avant de se réorienter (comme beaucoup) par la suite, est exemplaire à cet égard : « J’étais systématiquement parmi les meilleurs élèves de mon année à HEC Liège, en ingénieur de gestion. On est alors plusieurs à avoir été invités à une rencontre pour nous inciter à postuler chez Mc Kinsey. Pas de chance pour moi, ils ont remarqué que durant mon cursus, j’avais eu une année un peu moins bien. Ça a suffi pour qu’ils ne me prennent pas. »
En parallèle, Éric postule aussi chez Accenture, qui finira par l’engager, mais après un processus de sélection pour le moins exigeant. « D’abord, il fallait réussir un test en ligne dans un certain laps de temps. Comme j’ai obtenu un score suffisant, j’ai été appelé pour une interview RH. Là il s’agissait surtout de juger ma motivation, ma flexibilité, ma capacité future à être un "bon petit soldat" (rires). Ensuite, j’ai été envoyé chez un manager dans une filière qui correspondait à mon profil. Ici j’ai notamment reçu un case [cas d’étude] concret à analyser en une heure, mais le gars est revenu après 40 minutes ! En plus, il passait de l’anglais, au français, au néerlandais, etc. Il s’agissait notamment d’évaluer ma capacité de résistance au stress. Puis, après, j’ai encore eu une dernière interview avec un directeur, qui voulait surtout voir quelle était mon ambition, comment je me voyais évoluer dans la boîte, etc. »
Cette hypersélection – dont l’intensité varie toutefois selon le cabinet [5]… et l’état du marché du travail (cf. ci-dessous) – conforte ainsi l’image de ces entreprises comme des pôles d’excellence qui légitiment et valorisent leur expertise vis-à-vis de l’extérieur. Mais elle joue également un rôle en interne, en ancrant la conviction chez les heureux élus qu’ils ont été choisis pour faire partie d’une élite et qu’ils doivent se montrer à la hauteur de ce statut. C’est d’autant plus le cas que les avantages matériels et symboliques sont nombreux, en particulier pour des travailleurs dont c’est la première expérience professionnelle.
« J’ai commencé avec un salaire brut de 2100 euros, se souvient Éric. À l’époque, c’était pas mal, mais surtout ça venait avec plein d’avantages : voiture de fonction, carte essence, GSM, ordinateur, assurance-groupe DKV, frais de représentation. Et plus on partait en mission à l’étranger, plus c’était intéressant parce qu’on avait alors plein de défraiements, un gros per diem, la nourriture et le logement payé, etc. »
Interviewé dans le reportage de 2005, le sociologue Vincent Petitet, lui-même ancien consultant [6], expliquait quant à lui :
« Ce sont des gens qui mobilisent un capital intellectuel, puisqu’ils sont tous surdiplômés, et un capital financier, parce qu’ils sont très bien payés. Donc ils développent une image de "Superman des affaires". En plus, les missions de conseil ou d’audit font que la personne qui se présente comme consultant ou auditeur a tout de suite cette image d’expert. C’est celui qui sait, celui qui a la connaissance. Donc ça renforce ce qu’on peut appeler le "corps glorieux" du consultant. C’est un corps jeune, c’est un symbole de réussite financière et intellectuelle. C’est quelque chose d’extrêmement glorieux et valorisant. »
Cet élitisme est également renforcé par toute une série de codes vestimentaires et comportementaux plus ou moins formalisés : apparence « impeccable », costume pour les hommes, tailleurs pour les femmes, omniprésence d’un jargon anglais technocratique... Interviewée dans le même reportage, Aubépine [7] témoignait :
« C’est un milieu où l’apparence a énormément d’importance. L’apparence vis-à-vis du client, ça c’est normal parce qu’on a une image à imposer. Mais aussi l’apparence vis-à-vis de ses pairs, de ses collègues. Il y a aussi tout un jargon inspiré des entreprises anglo-saxonnes : remplis ta timesheet, tu vas cruncher des chiffres, on a un confcall ramène ton laptop, etc. Je pense que ça fait classe de parler en anglais. Ça fait expert, c’est plus glamour. » Autant d’éléments qui favorisent un esprit de corps teinté d’élitisme.
Mobilisation infinie des individus
En contrepartie, on attend de ces travailleurs qu’ils se donnent sans compter pour leur entreprise. En jouant notamment du contraste avec des métiers de « planqués » dont la figure du fonctionnaire constituerait le meilleur représentant [8], on exige d’eux des horaires et un rythme de travail notoirement éprouvant. « Je me souviens que chez Mc Kinsey, la norme c’était de travailler au moins jusque 21h », nous explique Éric, « sinon t’étais un loser. Chez Accenture, j’ai eu de la chance parce que je ne me suis pas retrouvé sur des dossiers trop difficiles. En général, je partais pour Bruxelles vers 8h et j’étais content quand je rentrais pour 20h. Par contre, en mission c’est différent. Tu es coincé dans un hôtel au bout du monde donc le rapport au temps n’est pas le même. »
« Ce sont des gens qui sont mobilisables tout le temps », confirmait Vincent Petitet. « Ils peuvent se connecter chez eux, on peut les appeler. Ils peuvent être mobilisés sur une mission jusqu’à 3h du matin. Bien sûr, ils vont avoir des primes, ils sont très bien payés, mais la contrepartie, c’est de travailler tout le temps pour l’organisation. »
Ces exigences se doublent d’une mise en concurrence systématique des travailleurs entre eux, associée à des processus d’évaluation qui doivent permettre de faire régulièrement le tri entre les bons et les mauvais éléments. « C’est le up or out », poursuit Olivier [9], un troisième (ex)travailleur de chez Accenture interviewé sur France Inter. « Ce sont des entreprises qui ont une structure pyramidale où il n’y a pas de place pour tout le monde, donc chaque année il faut dégraisser. » Éric nous confirme : « Tous les six mois, on avait une évaluation, et si on n’était pas au-dessus de la moyenne… on n’était pas licencié directement, mais on pouvait être progressivement mis sur le côté. »
Tout ceci s’inscrit également dans des rapports de travail très fortement hiérarchisés où les analogies militaires sont monnaie courante. Non seulement, à travers des structures de commandements pyramidales, mais aussi à travers la mobilisation d’un registre guerrier en interne et vis-à-vis de l’extérieur. « Les consultants eux-mêmes s’appellent les "petits soldats" ou disent "nous les GIs" » souligne Vincent Petitet. Et Aubépine de compléter : « Ils sont dans la bagarre, ils sont dans un combat. On est tout le temps excités par ces expressions violentes qui nous galvanisent et qui font de nous de bons petits soldats prêts à en découdre avec n’importe qui. »
Ces différents éléments contribuent d’ailleurs à faire du travail dans la consultance un métier genré qui privilégie les stéréotypes masculins. La sociologue Isabel Boni-Le Goff identifie à ce propos « deux niveaux différents dans la production des inégalités entre consultantes et consultants : celui de l’exercice concret du métier et celui du modèle professionnel. » [10] Concernant le premier, Boni-Le Goff rappelle que les missions de consultance impliquent la production d’analyses (rapports, présentations, etc.), mais aussi un travail relationnel avec le client qui est plus valorisé et à ce titre réservé aux « seniors ». Or, celui-ci n’est pas neutre d’un point de vue du genre, ne serait-ce que parce que « les consultantes interagissent avec un environnement souvent très masculin » [11] et/ou parce que leur expertise et leur autorité ne sont pas toujours reconnues au même titre que celles des hommes.
En outre, toujours selon Boni-Le Goff, « ces difficultés pratiques [12] se combinent à des obstacles symboliques », à savoir la façon dont « des valeurs, principes, figures idéales typiques, virils servent d’éléments organisateurs et séparateurs dans les hiérarchies de prestige des firmes et des activités. » Concrètement, alors que le travail de consultant mobilise aussi bien des compétences associées au genre féminin (empathie, souci de l’autre) que masculin (affirmation de soi, autorité), ce sont surtout ces dernières qui sont valorisées, ce qui permettrait (surtout pour les consultants) « d’atténuer l’incertitude de genre, en promouvant la dimension symboliquement masculine du métier au détriment de la part féminine ».
Contradictions et échappatoires
Cela étant, les grands cabinets de consultance font face à une rotation du personnel particulièrement élevée, tous sexes confondus. Dans un article de septembre 2021 annonçant la volonté des big four (Deloitte, EY, PwC et KPMG) de recruter plusieurs milliers de travailleurs en Belgique, on apprenait que : « En réalité, si les consultants doivent engager en masse, c’est aussi parce que la rotation du personnel y a toujours été très élevée. Deloitte veut recruter 1.500 nouveaux collaborateurs pour qu’il en reste encore 450 dans ses rangs un an plus tard. KPMG veut engager 300 personnes chaque année d’ici à 2024 – 1.200 au total – pour passer de 1.600 à 2.000 travailleurs. » [13]
Les raisons sont multiples, mais beaucoup tiennent aux conditions de travail qui sont difficiles, voire impossibles, pour beaucoup d’assumer sur une trop longue période. D’ailleurs, énormément de jeunes travailleurs voient surtout leur début dans ces grands cabinets comme une occasion en or de se construire une expérience et des références qu’ils pourront ensuite valoriser ailleurs. Les cabinets en sont conscients et, récemment, ils cherchent d’autant plus à atténuer ce phénomène de turnover qu’ils ont du mal à embaucher de nouveaux candidats en raison d’un marché du travail qui leur est moins favorable. » La pénurie de talents oblige les consultants à élargir la focale sur le marché du travail » soulignait encore l’article de L’Echo cité plus haut, avec notamment des recrutements plus fréquents dans des filières moins habituelles (histoire, sociologie, etc.). Et pour retenir les recrues, certaines pratiques ont été assouplies, notamment en termes de progression et d’évaluation, tandis que d’autres employeurs mettent en avant les « impacts sociaux » positifs de leur mission pour séduire de jeunes travailleurs que l’on dit davantage en quête de sens dans leur travail [14].
Reste que ces métiers demeurent essentiellement axés autour d’une « idéologie gestionnaire » [15] de rationalisation et d’optimisation des organisations clientes qui consiste précisément à (re)structurer et à évaluer ces organisations sur base de critères étroitement comptables qui laissent peu de places aux autres considérations (sociales, écologiques, etc.), et ce, qu’il s’agisse d’entreprises, mais aussi d’administrations publiques ou même de structures associatives (cf. les autres articles de ce numéro). Éric nous explique par exemple que : « Chez Accenture, le core business ça reste l’IT. En gros, on était là pour automatiser un maximum de process, en faisant tout basculer dans le cloud et en organisant le support via des sous-traitants en Inde, parce que ça coûte moins cher… »
Ces métiers continuent en outre d’être traversés par une contradiction profonde entre les exigences qui pèsent sur les travailleurs en termes d’identification et de sens du sacrifice pour leur entreprise, et la réalité des rapports de travail marqués par la brutalité et l’absence d’empathie. Comme le soulignait déjà Olivier, en 2005 : « Quelque part, ça vient en contradiction avec l’esprit de famille qu’on essaie de faire naître dans ces entreprises où on se protège les uns les autres, mais en même temps, on se fait des petits croche-pattes vilains. » Dans ces conditions, on comprend que la problématique du turnover n’est pas prête d’être résolue. Pour celles et ceux qui restent malgré tout, à moins d’être convaincu par sa « mission », il y a toujours la possibilité de se réfugier dans le cynisme, l’humour noir ou d’autres échappatoires « Work hard, play hard ».
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Travailler dans la consultance", in Gresea Échos n°113, mars 2023.
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