À l’Université libre de Bruxelles (ULB), l’Atelier des Chercheur·es pour une désexcellence des universités [1] lutte depuis une dizaine d’années contre le mantra de l’excellence dans l’enseignement et la recherche. La « désexcellence » n’est pas un engagement individuel, il s’agit d’une mobilisation collective. Pierre Lannoy (sociologue au centre Metices de l’ULB) porte donc dans ces pages une parole collective.
Gresea : Comment définissez-vous le concept d’ « excellence » qui résonne plutôt positivement dans l’imaginaire collectif actuel ?
Pierre Lannoy : « L’excellence » est le mot qui est posé sur les critères de réussite au sein du champ éducatif et de la recherche, tel qu’il a été réorganisé depuis 20 ou 30 ans dans une perspective de libéralisation de l’enseignement. C’est notamment le cas depuis la réforme de Bologne [2] et l’idée de transformer l’enseignement et la recherche en un marché. Il ne s’agit pas nécessairement et directement d’un marché au sens d’un espace qui soit payant et dans lequel tout se fait par des transactions monétaires, mais plutôt d’une ossature de marché. Une ossature dans laquelle chaque participant·e est amené·e à faire des choix qui sont censés être optimaux, « rationnels ». Et c’est le cas pour tou·tes les opérateur·ices et utilisateur·ices qui sont inclus·es dans ce champ. Parmi les premiers figurent les institutions, les universités par exemple, qui doivent poser des choix, faire des projets, recruter. S’y trouvent également les enseignant·es et les chercheur·es qui doivent poser les choix les plus pertinents en termes d’enseignement puisqu’ils et elles sont évalué·es par les étudiant·es, mais aussi en termes de recherche puisqu’ils et elles sont également évalué·es sur le nombre de contrats décrochés auprès de bailleurs de fonds externes. Les « utilisateur·ices » – parce que parfois on n’ose pas encore dire client·es –, ce sont d’abord les étudiant·es, qui doivent opérer des choix personnels les plus pertinents dans un espace éducatif qui est transformé en marché, au sens d’une multiplication des options et des choix qui se fondent sur l’idée que tout le monde serait à égalité face à ces choix, que ces filières seraient toutes aussi ouvertes les unes que les autres. Donc c’est l’idée de marché, pas au sens le plus strict du terme, au sens marchand ou monétaire, mais c’est une conception spécifique du fonctionnement du social, en particulier ici l’enseignement et la recherche universitaires. Il faut évidemment contextualiser ces évolutions. En effet, elles sont étroitement liées au tournant néolibéral des institutions publiques et de l’Union européenne. Pour nous, l’excellence, c’est d’abord ça. C’est le versant incitatif du concept. C’est le mot qui est mis sur la réussite dans un espace de l’éducation qui a été reconfiguré. C’est aussi pour ça qu’on a choisi ce terme de « désexcellence » : ce n’est pas seulement l’idée de ne pas avoir de compétition ou de prix pour les meilleur·es, c’est une critique et une opposition à toute la réorganisation et la conception du système de recherche et d’enseignement qui s’approfondit de plus en plus rapidement. Il y a eu Bologne, la réforme des universités, mais aussi le Pacte pour un Enseignement d’excellence dans l’enseignement francophone obligatoire.
Gresea : le Pacte pour un Enseignement d’excellence relève donc, selon vous, de la même logique ?
P. L. : Oui, même si évidemment, il s’agit d’un enseignement obligatoire, mais il y a l’idée de l’orientation client·e ou utilisateur·ice, un certain nombre de compétences de base et des choix à faire, avec l’idée des rythmes scolaires qui doivent être adaptés aux « besoins » de l’enfant, à l’instar de l’intégration du « bien-être » dans les politiques managériales contemporaines, qui placent les « collaborateurs » au premier rang pour les rendre plus productifs. Donc, on a une philosophie qui est très identique. Et par ailleurs, quand on regarde un peu sociologiquement, ce sont les mêmes personnes qui sont à la manœuvre. Il y a d’abord les consultants comme McKinsey, mais pas seulement. Alain Eraly, sociologue et économiste de l’Université libre de Bruxelles, est par exemple la cheville ouvrière du Pacte pour un Enseignement d’excellence dans le secondaire. Il a toujours critiqué le caractère, selon lui, sclérosé de cet enseignement. Ce n’est pas un hasard si on le retrouve également aux manettes des transformations de l’université, exactement dans le même esprit. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, il est parfaitement explicite là-dessus. Pour lui, il faut passer à des modalités d’enseignement qui s’inspirent du management et du secteur privé. Ce sont les mêmes acteurs qui sont derrière ces transformations. Ce n’est donc pas seulement dû à « l’air du temps ».
Gresea : Était-il possible de prendre le tournant néolibéral avec l’enseignement supérieur sans faire de même avec l’enseignement obligatoire ? Est-ce que cette réforme du Pacte pour un Enseignement d’excellence n’était pas en quelque sorte jouée d’avance ?
P. L. : Rien n’est jamais joué d’avance. Lorsqu’on prend un peu de recul sur les choses, on observe de fait des acteurs qui ont des scénarios très clairs, mais ce n’est jamais si simple de les mettre en œuvre, même si on se place de leur point de vue. Imposer « l’excellence » dans l’enseignement, c’est un investissement sur du temps long. Prenons McKinsey par exemple, qui dès 1981 a jeté les bases du « management par l’excellence » dans un livre qui fit grand bruit à l’époque. Le concept a été initialement élaboré pour les entreprises privées. Toutefois, plusieurs travaux montrent que, dès les années 1990, cette firme a connu une diminution de ses profits dans le secteur du conseil aux entreprises, parce qu’elle y était confrontée à une concurrence croissante. Dès lors, très clairement, les managers ont pris la décision de se réorienter vers d’autres secteurs de la société, d’autres activités. McKinsey gravite ainsi autour de l’enseignement depuis les années 2000. Ils savaient pertinemment bien qu’ils n’allaient pas s’y introduire d’un seul coup. Cela prend beaucoup de temps, parfois il y a des oppositions, des résistances et même des « retours en arrière », de leur point de vue en tout cas. Nous ne pensons pas qu’il y ait un plan, une stratégie prédéfinie visant à s’introduire dans un secteur, puis dans un autre. La consultance privée investit partout où elle est en mesure de dégager des profits et par le biais de multiples canaux. Ils sont toujours là avec une méthode assez similaire. Ils ont la capacité de produire toujours le même scénario, mais adapté à l’environnement de l’institution avec laquelle ils travaillent. Ils ne font que ça, tout le temps. On l’observe encore aujourd’hui à l’ULB, notamment dans le « plan Morpho » lancé en 2020. Il s’agit d’un plan de transformation de l’administration de l’université, c’est du McKinsey (ou équivalent) pur jus ! Ils ont fait la même chose pour l’enseignement, mais ça a pris plus de temps. Ils le savent, on ne change pas l’enseignement obligatoire d’un coup de cuillère à pot. Donc ce n’était pas d’abord l’enseignement et puis l’administration ou vice versa. Il fallait que ça avance sur tous les fronts, et quand ça passe, ça passe.
Gresea : Parlons du temps long justement, je comprends l’intérêt des cabinets de consultance à obtenir des contrats pour réformer l’enseignement ou la fonction publique par exemple. Mais, une fois que la réforme est implémentée et évaluée, sur quoi peuvent-ils encore faire du profit ?
P. L. : Il y a trois temporalités distinctes. À court terme, ils veulent décrocher des contrats bien rémunérés. D’une certaine manière, ils en signent tout le temps, même s’il y a des périodes qui sont plus difficiles. Comme ils sont partout et, surtout, qu’ils appliquent toujours les mêmes recettes, ce n’est ni très compliqué, ni très coûteux. Ça, c’est le temps court. À moyen terme, en étant omniprésents, les cabinets de consultance savent qu’on va les rappeler plus tard, pour des audits, par exemple, ou pour de nouvelles réformes, car celles-ci ne s’arrêtent jamais. Il y a aussi une sorte d’investissement dans des relations de « confiance » qui s’installent entre celui qui produit le conseil et son client. Enfin, à plus long terme, comme le met en évidence l’enquête assez effrayante de deux journalistes de l’Obs dans l’ouvrage Les infiltrés (2022), en France, les cabinets de conseil sont parvenus à travers leurs missions pour les cabinets ministériels à désosser les services publics, en imposant systématiquement des réductions d’effectifs. Conséquences : les administrations, écoles, universités, hôpitaux, etc. ont vu fondre leur personnel et disparaître des compétences. Dès lors, les firmes de consultance n’ont plus qu’à terminer leur travail de fossoyeur de la fonction publique en vendant au prix fort leurs services pour pallier l’érosion qu’elles ont elles-mêmes créée. En poussant l’affaire un peu plus loin, je dirais que le projet n’est pas seulement commercial. Il y a une vision libérale ou néolibérale des choses. C’est une idéologie au sens fort du terme. Une idéologie à laquelle le monde doit se conformer. Et si l’enseignement belge change, cela produira d’autres chantiers auxquels les cabinets pourront postuler. Ça fait un siècle que McKinsey existe et je ne pense pas qu’ils aient la crainte de manquer d’opportunités. Si ce n’est pas nécessairement le cas de chaque réforme qu’elle participe à produire, dans sa stratégie générale, McKinsey, c’est une firme idéologique ! C’est leur business de produire une croyance, une vision du monde et de la diffuser dans les entreprises privées d’abord, l’État et les politiques publiques ensuite. La consultance est par exemple partout dans l’aide au développement. Ils utilisent toujours les mêmes formules. C’est purement instrumental. Mais, ça « marche » partout. La méthode SWOT par exemple, c’est un truc tout con et en même temps, derrière ces pratiques, je crois que ces cabinets diffusent une vision du monde.
Gresea : Pour revenir au travail de recherche et d’enseignement, qu’est-ce que l’excellence modifie ? En pratique, qu’est-ce qui a changé dans votre métier d’enseignant-chercheur depuis le processus de Bologne ?
P. L. : Ce n’est pas une question simple, car, dans le collectif, nous n’avons pas un recul suffisant sur ce qu’était l’enseignement « d’avant Bologne ». Néanmoins, les méthodes d’évaluations sont un grand changement. Ces pratiques n’existaient pas avant ou alors sous d’autres modalités. Dans certains cas, elles n’ont pas un impact énorme, il faut être honnête, mais elles sont quand même toujours là. Ce sont des évaluations qui se déclinent de plusieurs façons. Il y a tout d’abord des évaluations individuelles sur l’enseignement. Les anciennes modalités (la remise d’avis pédagogiques) ont été remplacées par une procédure d’évaluation en ligne des enseignants (e-valens). Les conséquences de ces évaluations ne sont pas très claires, mais elles permettent surtout à l’ULB de produire un « signal-prix » en publiant sur son site, par exemple, que « 90% des étudiants sont satisfaits » (encore des reflets de la mise en marché). Derrière ces méthodes, il y a l’idée de la « sanction-client » ou du « succès-client », ça peut être les deux. Le règne actuel des indicateurs chiffrés et de leurs corollaires – classements et communication – bouleverse ainsi la notion forcément plurielle et subjective de qualité et de sens donné au travail. Il enjoint les personnels universitaires à devenir de petits prestataires de services suivant des normes de plus en plus standardisées. Il y a ensuite la question de l’évaluation des publications, qui joue chaque fois que tu candidates pour un projet de recherche. Aujourd’hui, tu es obligé, chaque fois que tu rentres un projet, d’indiquer toutes tes publications, tous les contrats que tu as déjà eus et aussi, en tout cas dans les disciplines de sciences exactes, les impacts factors des revues dans lesquelles tes publications apparaissent. Cet indicateur est lui aussi une invention des consultants.
Gresea : Que signifie cet indicateur ?
P. L. : Il concerne le nombre de citations des publications. L’idée est de mesurer combien de fois un article et son auteur ont été cités dans d’autres publications. Il y a différentes manières de mesurer, il y a des impacts factors différents, en fonction notamment du type de revue. Il y a des revues très cotées, d’autres moins. Si tu publies dans ces revues-là, c’est beaucoup plus important que si tu publies dans le Gresea Échos par exemple. Mais tout est lié, les grosses revues très cotées sont des revues commerciales avec des abonnements extrêmement chers. Le principe de base pour un·e chercheur·e, c’est d’être vu·e. Mais il n’y a pas de qualitatif. Tu peux être cité par un·e autre chercheur·e pour dire que tu racontes n’importe quoi. Et ça ne tient pas du tout compte de la diversité des formes de communication du savoir, entre les disciplines par exemple. Des spécialistes des politiques sociales en Belgique ne vont pas aller publier dans une revue américaine comme le font les physiciens ou les biologistes, ça n’a strictement aucun sens. Les sciences humaines ont des modalités de publications plus diverses et plus proches de ceux que ça concerne que de la communauté académique internationale. Donc ça crée des inégalités très fortes. C’est la gouvernance par la mesure et plus du tout par le contenu. Une des batailles que nous avons menées, sans être les seuls bien sûr, c’était sur le refus des impacts factors dans les évaluations du FNRS (Fonds de la recherche scientifique). Dans notre charte, nous refusons les impacts factors et, en pratique, nous ne les utilisons pas. Finalement, le FNRS a fait marche arrière et permet à celles et ceux qui le souhaitent d’indiquer que ces indicateurs ne sont pas pertinents. Mais de manière générale, ces indicateurs sont largement diffusés et particulièrement stéréotypants.
Aujourd’hui si un·e chercheur·e a envie de se réorienter vers d’autres thématiques, il·elle n’a aucune chance, car il·elle ne pourra pas faire valoir ce qu’il·elle a fait avant. C’est toujours l’idée d’investissement, de « capitaliser ».
Gresea : Est-ce que ce principe de « capitalisation » du savoir n’implique pas une forme d’hyper spécialisation, mais aussi de dépolitisation – dans le sens d’un désengagement du débat public – des sciences sociales ?
P. L. : C’est une question difficile. Par le passé, il y avait déjà des thèses et des recherches hyper spécialisées, ça dépend également des disciplines. Par contre, il est clair qu’il y a une pression à la réduction du temps consacré à la thèse. Et si un·e jeune chercheur·e va plus vite, il·elle se doit de préciser fortement son objet de recherche et sa réflexion. La réflexivité va aussi être moins développée. On ne peut pas écrire une dissertation originale très approfondie en un an ou deux, que ce soit en termes de recherches sur le terrain ou, tout simplement, de recul. Pour prendre un exemple, comment peut-on politiser une recherche dans un exercice tel que « ma thèse en 180 secondes » ? Notre collectif a toujours refusé cette configuration de la pensée juste comme une succession de bullets points, comme un PowerPoint. Ça, je pense que ça dépolitise en effet. C’est aussi l’idée d’une forme de retour du positivisme, même si c’est plus épistémologique, le positivisme revient par la fenêtre avec ces histoires-là. C’est-à-dire qu’en allant vite, on redevient positiviste, parce que la·le chercheur·e ne sait plus être que dans l’addition de faits, dans le factuel pur ; son rôle d’interprète du réel disparait. En sciences sociales, ce positivisme basique est un allié subtil et pervers de la dépolitisation.
Gresea : Quelle est l’origine de votre collectif ? Quel est le moment déclencheur de la mobilisation à l’ULB ?
P. L. : Nous avons publié la charte en 2013, mais nous avons commencé à discuter vers 2010-2011. Nous avons d’abord posé toute une série de constats, puis est venue l’idée d’une charte. C’est un premier geste en 2013. Un certain nombre d’enseignant·es constataient la transformation progressive de leur métier. L’idée n’était pas de créer une organisation. Nous n’entrions pas dans un rapport où on voulait « se compter » par exemple. D’autres organisations le font et le font très bien, ce n’était pas notre rôle. Nous ne nous sommes jamais considérés comme porte-parole d’autres personnes qui n’auraient pas la parole. On partage des expériences et on met à disposition les réflexions qu’on a eues collectivement. L’idée de la charte était d’exposer un texte qui peut inspirer et même donner de l’air à certain·es collègues, à l’ULB ou ailleurs. Certain·es collègues nous ont dit avoir lu dans la charte des choses qu’ils·elles pensaient tout bas, mais qu’ils·elles n’avaient jamais osé dire. L’atelier pour la désexcellence de l’ULB n’est pas né de rien. Il y a tout d’abord le contexte international slow science et puis l’affaire de la KUL (Université catholique de Leuven). Une chercheuse en agronomie de cette université avait été licenciée pour avoir pris part à l’arrachage de plantations OGM. La KUL participait à des expérimentations de plantations OGM et des opérations avaient été menées pour détruire le champ. La chercheuse prétendait que ce n’était pas le rôle de l’université de travailler avec des entreprises privées sur ce genre de production. Puis, Isabelle Stengers (philosophe) s’est également positionnée sur ces questions de slow science. Mais, nous ne sommes pas accrochés directement au terme « slow », parce que pour nous la vitesse est seulement la partie visible de l’iceberg par rapport à la transformation libérale de l’université et du champ éducatif. On a souvent été invités, on a eu des contacts avec l’Italie, la France, mais l’idée n’est pas de faire de grandes actions.
Gresea : Est-ce une résistance par la mise en pratique ?
P. L. : Exactement. On nous a beaucoup reproché de ne pas être des précaires. Et c’est tout à fait vrai, mais ce n’est pas parce que nous disposons d’une certaine certitude professionnelle, que nous n’observons pas les transformations dont on vient de parler et que, par ailleurs, nous ne pouvons pas avoir des pratiques d’alliance ou de convergence avec d’autres qui ne sont pas dans la même situation. Une grande partie de la charte concerne la relation entre les étudiant·es et les chercheur·es qui sont les acteur·ices les plus précaires du système universitaire, notamment les doctorant·es. Il s’agit de voir comment on peut se comporter correctement à leur égard, mais aussi dans des pratiques qui peuvent les soutenir. Des pratiques très concrètes comme ne pas s’occuper de l’impact factor de la revue dans laquelle on publie, ne pas mettre son nom sur une publication si nous n’y avons pas participé. Cette pratique est très fréquente dans le monde de la recherche, notamment dans les sciences exactes et médicales. Mais, c’est de l’exploitation pure et simple, c’est exactement comme la plus-value sur le travail de l’ouvrier, mais dans le domaine de la recherche. Donc l’idée était vraiment très concrètement, comment peut-on mettre des pratiques en place pour lutter contre l’excellence ? Dans les dossiers FNRS, il y a par exemple des questions auxquelles on ne répond tout simplement plus.
Gresea : Il y a aussi eu l’affaire McKinsey à l’ULB. De quoi s’agit-il exactement ?
P. L. : En septembre-octobre 2016, lors d’un conseil d’administration de l’ULB, le recteur a distribué une note confidentielle dans laquelle il évoquait le projet d’installation d’un bâtiment construit avec des fonds de McKinsey sur le campus de La Plaine, en disant que c’était juste une opération immobilière. L’université qui a un besoin criant d’argent et de bâtiments y voyait une possibilité de s’équiper à moindres frais (mais elle devait s’engager à louer une partie des bureaux construits par McKinsey). Mais il y avait aussi le projet sous-jacent que McKinsey, en contrepartie, s’investisse dans les cours, prodigue des conseils, recrute des stagiaires parmi les étudiant·es pour mieux les former à leurs méthodes et à leur idéologie, etc. Le représentant des étudiant·es au conseil d’administration a finalement divulgué ces notes. Il a fait une « faute professionnelle » puisqu’il est tenu au secret. Et là, une fois la note diffusée, la conflictualité est montée d’un cran. Les étudiant·es se sont mobilisé·es, puis nous, puis d’autres et il y a eu énormément de cartes blanches, de débats, ARTE est venue sur le campus, cela a eu vraiment beaucoup d’échos. Mais, il faut insister sur le fait que c’est vraiment parti de l’action étudiante. Si cette note n’était pas sortie, nous aurions sans doute eu des réactions par la suite, mais sans doute pas selon la même chronologie et le « partenariat » aurait déjà été à un stade plus avancé qu’il ne l’était à ce moment-là. Finalement, les bureaux de McKinsey ne sont pas sur le campus ! Mais, Pierre Gurdjian préside le conseil d’administration de l’ULB. De 1988 à 2015, il a travaillé chez McKinsey à six postes différents. Il a notamment dirigé le bureau belge de la firme. Cette infiltration de McKinsey ou des consultants dans l’université ne se limite pas aux carrières individuelles. Il y a des choses moins visibles, mais aussi des pratiques très visibles, comme le mécénat. Le FNRS a même un prix McKinsey. Ce genre de chose augmente tout le temps leur légitimité, mais aussi leur présence. Il y a une volonté de leur part de se rendre indispensables. Ainsi des journalistes ont montré que pour le Pacte d’excellence de l’Enseignement obligatoire, toutes les premières études faites par McKinsey l’ont été à titre gratuit. C’est une forme d’entrisme. Ils ne font pas de devis !
Gresea : Pour conclure, pourrais-tu donner une définition de ce qu’est la « désexcellence » ?
P. L. : C’est compliqué de ne pas la formuler négativement, car ce concept signifie aussi une réaction à l’excellence. Je dirais que c’est avant tout une manière de faire un métier. C’est une défense et une pratique de l’artisanat. La désexcellence, c’est l’idée de la recherche et de l’enseignement comme artisanat. Et cet artisanat, c’est tout ce dont ne veut pas le monde néolibéral !
Pour citer cet article : Bruno Bauraind, "Un collectif contre « l’excellence » Interview de Pierre Lannoy, Université libre de Bruxelles, in Gresea Échos n°113, mars 2023.
Illustration : Charte désexcellence, ULB.