Quelles sont les possibilités de mener des combats syndicaux, en particulier via la grève, à l’heure des plateformes numériques, de l’ubérisation et du travail à la tâche ? Notre article présente la stratégie d’action collective qui a visé directement les plateformes dans le secteur de la livraison de repas chaud. Ce secteur d’activité n’est certes que la partie émergée de l’iceberg du capitalisme de plateforme, mais il permet d’interroger la capacité de ces travailleurs à résister face à l’extrême dégradation de leurs conditions de travail et de rémunération. Visibles, les coursiers font, en effet, partie du paysage urbain et ont été les fers de lance de la résistance en Europe. Nous prendrons pour exemple la première grève victorieuse à Londres en août 2016 qui a lancé une vague d’actions directes avec des revendications spécifiques dans de nombreux pays de l’UE, avant d’en venir au récit de l’évolution du mouvement des coursiers en Belgique.
Entre 2016 et 2017, l’Europe a été le théâtre d’une vague de mobilisations de travailleurs de plateforme, actifs principalement dans la livraison de repas à vélo. Le point de départ de la création de nouveaux collectifs de travailleurs dans le secteur a généralement été la baisse unilatérale et drastique des rémunérations par les plateformes : l’américaine Uber, l’anglaise Deliveroo, et l’espagnole Glovo, entre autres. Les coursiers se sont en effet regroupés dans des collectifs grâce à l’espace virtuel des réseaux sociaux et de par la nécessité de la mobilisation. Pionniers de la résistance aux plateformes, ils se sont ensuite organisés avec ou à côté des syndicats.
La création et l’organisation de ces nouveaux collectifs visaient à soutenir des revendications concrètes en termes de rémunération, de statut ou encore d’organisation du travail. S’ils s’organisent en collectifs depuis 2013 dans les différents pays, les coursiers se mobilisent surtout depuis 2016. Sur l’année 2017, pas moins de 40 mobilisations de travailleurs de plateformes de livraison dans une quinzaine de villes européennes ont été comptabilisées.
Se mobiliser contre les plateformes : la grève pionnière de Londres
En août 2016, Londres est le théâtre d’une première mobilisation exemplaire. L’élément déclencheur de la contestation est le passage d’un salaire horaire à un salaire à la tâche : les travailleurs de Deliveroo passant de 7 livres par heure (8,20€) et 1 livre (1,17€) par livraison à un forfait de 3,75 livres (4,4€) par course. Cette baisse subite et subie déclenche une première vague de grèves d’une centaine de coursiers. Chaque soir, ils se rassemblent au pied du siège de l’entreprise, basée à Londres. Les grévistes utilisent les réseaux sociaux pour intensifier la lutte. La solidarité s’organise avec une collecte via un financement participatif. C’est aussi la capacité des motards à bloquer entièrement la ville que le syndicat l’Industrial Workers of the World (IWW) a utilisée pour construire une force collective. La grève a duré sept jours, avant d’obtenir gain de cause. La mobilisation a finalement contraint Deliveroo à revenir au mode de paiement initial sous la forme d’un salaire minimum horaire, et non d’un salaire à la commande. « Même si cette rémunération horaire moyenne est faible, entre 6 et 7 livres [1] , elle est jugée satisfaisante pour 51% des répondants (contre 19% d’insatisfaits), car elle leur fournit un revenu de complément » indique l’économiste Jacques Fressynet [2] .
Après cette première mobilisation victorieuse, deux syndicats, l’IWGB et l’IWW [3] , décident d’organiser les coursiers au Royaume-Uni. Puis, le niveau d’organisation des travailleurs et des actions grandit et s’étend à la fois géographiquement et sectoriellement. Au fil des mois, il gagne de nombreuses villes du Royaume-Uni, mais aussi de nouveaux secteurs de travailleurs précaires. Les coursiers de Brighton créent une coalition avec ces derniers, qui culmine avec la manifestation « precarious Mayday » pour la fête du Travail, le 1er mai.
Ces premières grèves britanniques déclenchent tout d’abord l’émergence d’un mouvement transnational de coursiers et de travailleurs précaires qui s’étend à travers toute l’Europe. Elles contribuent également à la mise en place en octobre 2018 de la première assemblée européenne des coursiers à Bruxelles. Le coursier et syndicaliste Callum [4] caractérise ce mouvement comme une « vague de résistance transnationale » [5].
Qu’en est-il de l’évolution du mouvement en Belgique ? Nous distinguerons trois phases principales de la dynamique de la construction du collectif des coursiers et de l’organisation collective qui s’ensuit : la dégradation des conditions de rémunération chez la start-up pionnière Take Eat Easy (TEE) qui fait naître le collectif, la délocalisation du service client de Deliveroo Belgium qui le structure, et enfin et surtout l’imposition aux livreurs du statut d’indépendant et d’une rémunération à la course qui les met en lutte.
Collectifs et actions collectives en Belgique
Take Eat Easy (TEE) a été la première plateforme de livraison de repas active en Belgique. Et c’est la dégradation des conditions de rémunération qu’elle propose qui a fait naître le premier « Collectif des coursier·e·s » fin mars 2016, à partir d’un groupe Facebook créé en 2015.
Deux mois plus tôt, en janvier 2016, la Société mutuelle pour artistes (Smart), coopérative de portage salarial, dénonçant les conditions de travail exécrables des coursiers, avait entamé des négociations pour établir une convention commerciale avec les plateformes. En mai de la même année, Smart la signe avec TEE et Deliveroo. Elle permet aux coursiers d’obtenir le statut de salarié avec un minimum de trois heures d’occupation (et le paiement de trois heures de travail), et de bénéficier des droits aux prestations de sécurité sociale et de l’applicabilité du droit du travail (couverture accident du travail, accès à la négociation collective, etc.). Puis, en juillet 2016, TEE annonce subitement sa mise en redressement judiciaire. Un grand nombre de coursiers belges se retrouvent alors sans travail, tandis que Deliveroo étend ses activités pour récupérer les parts des marchés de TEE. De son côté, Smart fait jouer son dispositif de garantie commerciale et paie les salaires et les cotisations ONSS de 400 coursiers.
Au milieu de l’été 2017, l’annonce par Deliveroo de la délocalisation à Madagascar de son service clientèle, seul véritable contact humain pour les livreurs, a donné lieu à une assemblée générale qui a contribué à la structuration du collectif et à la construction de liens avec certains syndicats, en particulier la CNE et Transcom [6]. Cette assemblée réunit une trentaine de coursiers, montrant déjà toute la difficulté de mobiliser cette frange de travailleurs. Si cette action n’est certes pas massive en nombre, elle permet toutefois que des négociations soient ouvertes entre la CNE et Deliveroo concernant les conditions de licenciement des huit travailleurs concernés.
Enfin, en octobre 2017, la rupture de la convention entre Smart et Deliveroo, qui veut imposer aux livreurs le statut d’indépendant et la rémunération à la course, met le collectif en lutte. Des manifestations, grèves et occupations des locaux de la plateforme ont lieu fin 2017 et début 2018 [7]. Le Collectif des Coursier·e·s s’organise dans une logique de résistance face à ces évolutions et pour le maintien des conditions d’emploi initiales via la Smart. Les revendications du collectif sont alors les suivantes : des minimas garantis équivalents au salaire horaire minimum, une prise en charge des cotisations sociales, une assurance accident de travail, un défraiement pour l’entretien des vélos et l’usage du téléphone, une égalité de traitement des coursiers par rapport aux commandes ainsi que la mise en place d’un comité de concertation entre Deliveroo et le Collectif.
Le mois de janvier 2018 verra la lutte s’accroitre de jour en jour : le 8 janvier, dans le centre de Bruxelles, une trentaine de coursiers manifestent une nouvelle fois leur opposition au projet de la direction de Deliveroo. Le mouvement prend de l’ampleur le 13 janvier, avec une grève soutenue explicitement par le député fédéral Gilles Vanden Burre (Écolo) à Bruxelles et par la régionale FGTB Interprofessionnelle à Liège. Le Collectif demande aux restaurants de ne plus employer l’application Deliveroo. Les grévistes obtiennent le soutien d’une quinzaine d’établissements qui ferment l’application. Des mobilisations ont également lieu à Malines, Anvers, Gand, et Liège. Le 24 janvier, entre 15 et 20 coursiers occupent le siège bruxellois de Deliveroo. La police et un huissier se rendent sur place, sans toutefois intervenir.
Finalement, l’adoption par l’entreprise en février 2018 du régime « peer-to-peer » [8] signe la défaite du collectif et maintient un vide juridique en n’octroyant pas de statut social au travailleur. Après le point culminant de l’action collective début 2018, la création au sein de la CSC d’une section syndicale spécifique nommée « United Freelancers (UF) » marque une nouvelle phase dans l’organisation de la lutte des coursiers. UF se centre principalement sur l’action juridique qui porte surtout sur la question du statut d’emploi. L’objectif de cette innovation syndicale est de représenter les travailleurs de plateforme et les indépendants sans personnel issus de tous secteurs d’activité, et de fournir aux travailleurs de plateformes informations et services, ainsi que soutien structurel, symbolique et logistique dans le cadre des mobilisations. Du côté de la FGTB, si son implication auprès des coursiers a pu être plus tardive, c’est en partie en raison de l’ambiguïté existant quant à la compétence des trois centrales professionnelles respectivement concernées par la livraison de repas (celle de l’alimentation, du transport et de l’Horeca) parvenant ainsi difficilement à s’engager sur ce terrain.
Parallèlement, une responsable du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), engagée pour construire une campagne contre la précarité, s’est investie dès 2019 dans la construction du collectif « Coursiers en lutte ». Centré sur la discrimination des travailleurs racisés et la lutte des sans-papiers, il prend en compte l’évolution du profil de main d’œuvre mobilisé par les plateformes qui ne correspond plus aux « jeunes étudiants blancs qui aimaient le vélo » [9]. La responsable du MOC explique : « la livraison de repas est un secteur caractérisé par des profils de coursiers non-blancs, primo-arrivants, des personnes discriminées à l’école ou sur le marché du travail » [10]. Le travail de mobilisation est très compliqué car beaucoup d’éléments font obstacle au fait de prendre la rue pour des populations fragilisées, entre autres, par leur condition de migrants et/ou sans papier : le grand turn-over de ces travailleurs, le fait qu’aucune figure de l’employeur n’existe pour exprimer sa colère, les très nombreuses expériences d’exploitation déjà vécues et qui mènent à une résignation, mais aussi la méfiance envers les institutions. Ainsi, nous constatons qu’il a été de plus en plus difficile de se mobiliser pour les coursiers, en particulier depuis 2019 et les confinements successifs.
Plus récemment, en décembre 2022, une « maison des livreurs » a vu le jour à Bruxelles – fruit d’une collaboration entre les collectifs de coursiers et des acteurs syndicaux. Ouverte trois jours par semaine, sa fonction principale est de représenter et de conseiller les livreurs qui franchissent la porte et demandent de l’aide. Bien que la mobilisation collective dans l’objectif de créer un rapport de force soit un objectif central, l’aide individuelle constitue une première étape, comme l’explique l’un des militants qui l’anime : « Maintenant que l’endroit est mieux connu, les travailleurs viennent ici pour expliquer leur situation" […] La plupart du temps, le problème qu’ils rencontrent est le blocage d’un compte. Nous nous adressons alors aux plateformes. Mais c’est difficile car elles ne souhaitent pas de canal de communication » [11].
Rapport de force et loi européenne
Pour ce qui est de la réaction des directions des plateformes, si les grèves les ont parfois forcées à rencontrer les travailleurs, c’est souvent juste pour apaiser la colère. Elles ne cèdent rien et continuent à prendre leur décision de manière unilatérale. Il n’y a que la première grève de Londres qui a obtenu des résultats lors de la vague de mobilisations des années 2017-2018. Et depuis, c’est pire ! En 2019, la nouvelle dégradation des conditions de travail et de rémunération des coursiers dans toute l’Europe a fait évoluer la population laborieuse vers des travailleurs de plus en plus discriminés, dans la survie, racisés et souvent sans-papiers. Population encore plus difficile à mobiliser, on constate alors une forte régression de l’action collective, alors même que la période de la pandémie aurait pu accroître la colère des coursiers, dits « essentiels ».
Et c’est justement durant cette période caractérisée par une mobilisation plus difficile, que doit être adopté avant les prochaines élections européennes de juin 2024, une directive qui s’intéresse à réglementer spécifiquement le travail de plateforme [12]. Le texte de loi final ne pourra que dépendre du rapport de force existant entre, d’une part, les plateformes qui exercent un lobbying puissant sur l’ensemble des gouvernements concernés et sur les institutions européennes, et, d’autre part, le banc des travailleurs qui, comme on l’a constaté ici, a de plus en plus d’obstacles à la lutte.
Cette situation complexe nous invite à conclure sur une note stratégique. Pour sortir de l’impasse, il semble essentiel de rappeler que l’extension de la lutte à d’autres secteurs précaires est une étape indispensable à la reconstruction du rapport de force. Le lien entre salariés protégés et travailleurs précaires, tout comme le lien entre les différents secteurs précaires est essentiel à la mise en place d’une organisation efficace pour la défense des travailleurs ubérisés.
Dufresne Anne, « L’exemple des coursiers en Belgique et en Europe », Agir par la culture N°72, Automne 2023, PAC asbl
https://www.agirparlaculture.be/lexemple-des-coursiers-en-belgique-et-en-europe
Photo : Neil Schofield, Gig economy, Flickr.