La crise sanitaire due à l’épidémie de Covid-19 a eu des conséquences diverses sur les travailleurs belges selon le type de contrat dont ils disposaient et le domaine d’activité de leur entreprise. Les aides accordées par les pouvoirs publics au secteur privé ont permis d’atténuer les effets néfastes du confinement sur l’activité économique et sur l’emploi. Malgré ces mesures de soutien, des entreprises ont pourtant fait faillite et les restructurations se sont succédé, impactant de nombreux travailleurs. Si la mise à l’arrêt partiel de l’économie a mis en difficulté de nombreuses entreprises, on peut légitimement s’interroger sur certaines restructurations qui semblaient déjà planifiées avant la crise sanitaire.

Les mesures de confinement et la mise à l’arrêt partielle de l’économie depuis le début de la crise sanitaire ont eu des effets variables selon les secteurs d’activité. Qu’en est-il au niveau de l’emploi global ? S’est-il réduit avec la crise sanitaire ?

Les effets de la crise sanitaire sur l’emploi

L’enquête annuelle sur les forces de travail pour l’année 2020 [1] révèle que si l’emploi s’est bel et bien contracté avec la crise sanitaire, les conséquences sont restées limitées sur le marché du travail. Statbel recense 29.000 personnes occupées en moins entre fin 2019 et fin 2020 (-0,6%). Le taux d’emploi – le pourcentage de personnes occupées dans la population de 15 à 64 ans – passe de 65,3% à 64,9% entre 2019 et 2020. Concernant le chômage, 8.800 personnes supplémentaires ont été recensées en 2020 (+3,2%) [2]. Le taux de chômage passe de 5,4 à 5,6%.

Ces chiffres cachent cependant des disparités selon les types de contrats. Les emplois précaires − à durée déterminée, en intérim ou saisonniers − ont été les premiers à subir les conséquences de la crise (-7,8%). L’Horeca et les « professions élémentaires » (agents d’entretien, aides de ménage à domicile, manutentionnaires) ont été les plus touchés. Le « personnel des services directs aux particuliers, commerçants et vendeurs » a également subi les effets des fermetures et voit ses effectifs se réduire de 5,9% en 2020. Plusieurs secteurs ont vu leurs effectifs s’accroitre, sans pour autant compenser les pertes signalées précédemment : les activités financières et les assurances (+10,8%), les activités d’enseignement (+5,2%), immobilières (+5,8%), d’information et de communication (+6,4%) et les administrations publiques (+4,9%).

Une partie des pertes d’emploi est liée à des faillites d’entreprises. Selon Statbel, le nombre de faillites a diminué pendant la crise sanitaire, comparativement à l’année précédente.

Tableau 1- Faillites d’entreprises, et emplois concernés. Source : Statbel.

Le moratoire sur les faillites décidé par le gouvernement fédéral − qui a pris fin le 31 janvier 2021 − explique cette diminution des faillites déclarées. Celui-ci empêchait les créanciers (fournisseurs, ONSS…) de citer des entreprises en faillite et d’entamer une procédure pour récupérer une partie des biens des entreprises en cessation de paiement. Cette mesure a très certainement permis d’éviter de nombreuses faillites pendant la crise sanitaire. Les statistiques disponibles depuis la fin du moratoire ne semblent pas montrer une recrudescence de faillites [3].

Les secteurs les plus touchés par les faillites lors du confinement de mars et du reconfinement partiel à l’automne 2020 sont le transport, la construction, le commerce et l’horeca. Les secteurs qui ont vu leurs activités s’interrompre ont logiquement payé le plus lourd tribut de la crise en termes d’emploi.

Typologie des aides

Le gouvernement fédéral a mis en place une série d’aides et de mesures de soutien aux entreprises faisant face à des difficultés liées à la crise sanitaire. Nous allons rapidement les passer en revue :

Chômage temporaire pour cause de coronavirus : Les allocations de chômage temporaire pour cause de coronavirus ont été prises en charge par la sécurité sociale au travers de l’ONEM (Office national de l’emploi), pour les entreprises des secteurs dits « non essentiels » où le télétravail n’était pas pertinent. 1,4 million de travailleurs en ont bénéficié au cours de l’année 2020. En moyenne, cela représente 196.865 ETP (équivalent temps plein) par mois, 10 fois plus qu’en 2019 [4] ! Sur le seul mois d’avril 2020, plus d’un million de travailleurs ont bénéficié de l’allocation de chômage temporaire.

En 2020, le coronavirus aura couté 4,7 milliards d’euros à l’ONEM − dont un peu plus de 4 milliards pour le chômage temporaire −, le reste étant imputable au chômage complet, au congé parental corona et aux dépenses d’allocation d’interruption [5].

Mécanisme de garantie sur les prêts bancaires. Les banques ont tout d’abord accordé un report de 6 mois des remboursements dus par les entreprises impactées. Ensuite, l’État belge s’est engagé à prendre en charge la plus grande partie des pertes (80% des crédits) des banques en cas de non-remboursement par des entreprises ou des indépendants. Ce dispositif n’a pas rencontré beaucoup de succès. Mi-mars 2021, le gouverneur de la Banque nationale révélait [6] que seuls deux milliards d’euros sur les 50 prévus avaient été utilisés. À ceci, deux explications. Primo, les banques ont octroyé des prêts hors garantie, pour ne pas avoir à payer la garantie. Secundo, peu de crédits ont été octroyés à un moment où l’économie tournait au ralenti…

Réserve de reconstitution : Valable pour un seul exercice fiscal (2020 ou 2021, au choix de l’entreprise), elle consiste à proposer une fiscalité avantageuse aux entreprises concernant leurs bénéfices à venir afin de leur permettre de reconstituer leurs fonds propres. Il est prévu que la mesure coute 256 millions d’euros à partir de 2022 [7]. Cette mesure est conditionnée au fait de ne pas être présent dans les paradis fiscaux et de ne pas avoir distribué de dividendes lors des exercices concernés.

Carry-back  : Ce système permet aux entreprises et indépendants de déduire anticipativement leur perte fiscale de 2020 (ou de 2021) des bénéfices imposables de 2019 (ou de 2020). Le cout de cette mesure a été évalué à 570 millions d’euros en 2020 et 62 millions en 2021. Le SPF Finances considère que 80% du cout pourra être récupéré au cours des prochaines années. Les 20% restants concernent les entreprises ayant utilisé le système de carry-back, mais qui tombent en faillite par la suite [8].

Majoration pour déduction des investissements : Les sociétés qui ont engagé des investissements peuvent désormais les déduire fiscalement à hauteur de 25% de leurs bénéfices, et ce jusque fin 2022. Le cout estimé pour 2020 et 2021 est de 289 millions d’euros, sans compter 2022. Le gouvernement De Croo a réinstauré cette mesure pour l’Horeca entre mai et septembre 2021. L’État fédéral s’est également engagé à prendre en charge les cotisations annuelles pour les pécules de vacances des travailleurs de l’Horeca. Cet ensemble de mesures supplémentaires pour l’Horeca est budgétisé à hauteur de 835 millions d’euros [9].

Parmi les autres mesures de soutien aux entreprises, on peut évoquer les reports de paiements de la TVA ou des cotisations sociales, ainsi que le moratoire sur les faillites précédemment évoqué.

Les mesures de soutien aux entreprises ont donc foisonné depuis le début de la pandémie. Certaines perdureront encore plusieurs mois ou années. La transparence et la communication n’étant pas de mise, il est, à l’heure actuelle, compliqué d’estimer le cout total des aides accordées aux entreprises. Il n’existe par ailleurs aucun registre permettant de connaitre l’identité des sociétés bénéficiaires de ces mesures. Le quotidien De Morgen [10] avait estimé à 31,5 milliards d’euros au total le cout des mesures corona engagées par les pouvoirs publics pour 2020-21, dont la plus grande partie est imputable au gouvernement fédéral. Les dépenses totales se sont élevées à 21 milliards en 2020 (dont 15 pour le fédéral) et le gouvernement a provisionné 10,5 milliards pour 2021, toujours selon le journal flamand. Le chômage temporaire et le droit passerelle pour les indépendants ont été les mesures les plus couteuses en 2020, avec respectivement 4 et 3,3 milliards d’euros.

Fraudes, abus ou aubaine

Ces aides ont-elles induit des effets d’aubaine ou des fraudes ? Dans certains cas, le chômage temporaire a été une aubaine pour les entreprises. Certaines ont pu fermer leurs portes – alors qu’elles n’y étaient pas obligées – et ont préféré se priver de chiffre d’affaires pour ne pas prendre en charge les salaires de leurs travailleurs plutôt que de continuer à en payer l’intégralité et voir leurs recettes diminuer.

Pire, certains employeurs ont introduit des demandes de chômage temporaire pour leurs travailleurs et ont continué à les faire travailler ou télétravailler [11]. D’autres en ont profité pour embaucher des intérimaires ou travailleurs temporaires qui leur coutaient moins cher. De l’aveu même du ministre Dermagne devant la Chambre [12] en mars 2021, sur 26.000 inspections menées quant à l’utilisation du chômage temporaire, l’ONEM a constaté des infractions dans plus de 8.000 cas, soit 31% des dossiers. Ici, la collectivité, au travers de la sécurité sociale, a purement et simplement pris en charge le salaire des travailleurs en lieu et place d’entreprises peu scrupuleuses. Du côté des indépendants, des fraudes au droit-passerelle ont aussi été constatées.

Thierry Bodson, président de la FGTB, fustigeait le fait qu’il « n’y a pas assez de sélectivité dans le soutien aux entreprises et aux indépendants. Il aurait fallu mettre un certain nombre de critères supplémentaires pour faire en sorte que les entreprises et les indépendants qui en ont réellement besoin puissent percevoir les aides, et pas d’autres. Près de 14 milliards d’euros ont été envoyés vers les entreprises et les indépendants, et parfois à juste titre, mais seulement 3,5 milliards vers les ménages. Clairement il y a des entreprises qui ont bénéficié d’aides alors qu’elles n’en avaient pas besoin » [13], avant de proposer de réformer le code des impôts afin de faire contribuer les revenus mobiliers et immobiliers. Une voie que la ministre du Budget, Eva de Bleeker (Open VLD), ne semble pas vouloir embrasser, annonçant qu’« il faudra se serrer la ceinture dans les 10 prochaines années » [14].

Licenciements collectifs, des situations contrastées

Nous avons vu que les emplois précaires avaient été les premiers touchés par la crise sanitaire. Les faillites d’entreprises ont aussi conduit à des pertes d’emplois. Nous allons maintenant nous intéresser aux licenciements collectifs annoncés pendant la pandémie. En Belgique, la loi Renault encadre la procédure pour les licenciements collectifs. Les licenciements collectifs s’appliquent lorsque 10% des travailleurs sont concernés sur une période de 60 jours, ou à partir de 30 travailleurs dans les entreprises de plus de 300 travailleurs.

L’entreprise doit alors prouver ses difficultés économiques (baisse des commandes, du chiffre d’affaires, de la trésorerie…). La réorganisation de l’entreprise peut constituer un motif pour le licenciement économique « pour sauvegarder sa compétitivité sur le marché et non pour faire des marges supplémentaires », auquel cas la procédure pourra être considérée comme abusive.

Procédure Renault

La procédure se déroule en deux phases :

La première phase, qui n’est pas limitée dans le temps, s’ouvre avec l’annonce de la direction de son intention de procéder au licenciement collectif. Cette phase se tient en conseil d’entreprise. Lors des réunions successives, l’employeur présente les motifs du licenciement et le nombre de travailleurs concernés. L’employeur consulte également les représentants du personnel afin d’envisager les possibilités d’éviter le plan ou d’amoindrir le nombre de personnes licenciées. Lorsque l’entreprise décide que la procédure de consultation est terminée, elle notifie sa décision définitive au Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale. S’ouvre alors la seconde phase dite de « négociation ». Elle est limitée dans le temps (30 jours en principe). Cette phase voit la délégation syndicale et la direction négocier les modalités du plan social.

Dans la plupart des cas, les deux phases se mènent de concert.

Au total, de mars 2020 à fin juin 2021, les annonces [15] de licenciements collectifs ont concerné 12.647 travailleurs, dont 8.535 entre mars et décembre 2020 et 4.112 entre janvier et juin 2021.

L’année 2020 aura donc été marquée par un nombre de licenciements collectifs supérieur aux années précédentes. Sur l’ensemble de l’année 2020, 9.144 travailleurs ont été concernés par des annonces de licenciements collectifs, contre 5.087 en 2019, 6.027 en 2018 et 3.829 en 2017.

Les secteurs les plus touchés en 2020 sont l’Horeca (1.774 emplois concernés), la transformation des métaux (1.491 emplois), la chimie (1.427 emplois), les transports (1.335 emplois) puis la distribution non alimentaire (988 emplois).
L’année 2021 a démarré sur des bases similaires avec 18 procédures Renault enclenchées dès janvier, concernant 1.853 travailleurs. Sur les 6 premiers mois de 2021, plus de 4.000 travailleurs ont été concernés par des annonces de licenciements collectifs, une tendance en légère baisse par rapport à 2020.

Tableau 2- Annonces de licenciements les plus importantes par trimestre.

Source : SPF Emploi, travail et concertation sociale, Statistiques sur les restructurations.

Outre les fraudes et l’opportunisme de certaines entreprises pour toucher les aides proposées par les pouvoirs publics, se pose aussi la question de savoir si des groupes n’ont pas tiré profit du contexte de crise pour entamer des restructurations ou annoncer des licenciements qui auraient de toute façon eu lieu même sans l’épisode du confinement. Il demeure difficile d’attribuer des causes précises à toutes les annonces de licenciements. Une partie est clairement liée aux mesures de restriction imposées. Dans d’autres cas, la question se pose de savoir si le covid n’a pas servi de prétexte à des plans déjà prévus auparavant. Bien qu’il demeure difficile à ce stade d’étudier en détail tous les plans de licenciements collectifs engagés, nous pouvons proposer une série de profils de restructuration en fonction de l’impact de la crise sur les activités des entreprises.

Les restructurations « de sauvegarde »

Certaines entreprises connaissaient déjà des difficultés avant le confinement. Ces sociétés ont dès lors subi de plein fouet la crise sanitaire et les confinements successifs. Ceci semble être le cas pour le plus important plan de licenciement annoncé depuis le début de la crise, celui de la compagnie aérienne Brussels Airlines.

L’entreprise se trouve en difficulté depuis au moins une décennie. Entre 2008 et 2019, l’entreprise n’a présenté des bénéfices que pour quatre exercices (2009, 2015, 2016, 2018). La crise sanitaire et les interdictions de déplacement ont porté un coup supplémentaire à un secteur dont beaucoup d’acteurs présentaient déjà des difficultés. La compagnie aérienne, filiale du groupe allemand Lufthansa, a par ailleurs reçu une aide de l’État belge de 290 millions d’euros sous forme de prêt. L’entreprise a débloqué 130 millions d’euros de ce prêt fin 2020 et 60 millions en février 2021. Ici, les difficultés de l’entreprise doivent s’analyser sur plusieurs années. Par contre, le fait que l’aide de l’État belge n’ait été soumise à aucune condition est moins compréhensible. Les licenciements ont eu lieu malgré le soutien public, et l’entreprise, dont l’activité est intrinsèquement émettrice de CO2, n’a dû se soumette à aucune mesure pour atténuer ce problème.

Les licenciements dans le secteur de l’Horeca, notamment dans les sociétés de restauration collective comme Sodexo ou Compass Group, peuvent aussi s’expliquer par la crise sanitaire. De nombreux restaurants d’entreprises ou d’administrations publiques ont dû fermer leurs portes pendant les épisodes de confinements. Là encore, bien que la perte d’activité due à la pandémie soit manifeste, il demeure légitime de s’interroger sur la gestion des filiales belges de ces groupes multinationaux.

Compass group Belgilux a par exemple réalisé une perte de 23 millions d’euros en 2020. La seule perte depuis 2007, date la plus ancienne pour laquelle nous disposons de données. Depuis 2007, la filiale belge a distribué 161 millions d’euros à sa maison mère sur les 180 millions de profits réalisés. Au regard des sommes distribuées depuis une quinzaine d’années, et sachant que l’entreprise pouvait bénéficier des mesures de chômage temporaire ou d’autres mesures comme le report de perte anticipée, nous sommes là encore en droit de nous demander si l’annonce de 550 travailleurs licenciés n’aurait pas pu être revue à la baisse, l’entreprise n’étant pas au bord de la faillite.

Les restructurations « opportunistes »

Décembre 2020, Yoko Cheese, filiale du groupe Friesland Campina, a annoncé par voie de presse la restructuration de l’entreprise en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique à Genk, où 250 emplois sont concernés. La direction pointe la baisse des activités du fait de la crise du coronavirus. Pourtant l’entreprise faisait partie des services essentiels – elle fabrique des emballages pour fromages – et a maintenu son activité pendant le confinement. Les travailleurs considèrent la fermeture injuste, puisque faisant partie d’un plan de restructuration plus large et prévu avant la crise. Les activités du site de Genk sont en fait transférées aux Pays-Bas. L’entreprise semble là encore en bonne santé. En Belgique, elle a réalisé 1,3 million d’euros de profits en 2019, son meilleur résultat depuis 2013 et a toujours été bénéficiaire au cours des 10 dernières années. La restructuration sous couvert de baisse des activités liées à la crise Covid ne semble dès lors pas justifiée par un autre motif que la volonté de la direction du groupe d’accroitre ses profits.

Un autre plan de licenciement est celui annoncé par Pfizer en mars 2021. L’entreprise n’est clairement pas en difficulté, son carnet de commandes étant largement rempli pour les mois qui viennent du fait des vaccins anti-covid. Le groupe, qui a distribué 8,4 milliards d’euros à ses actionnaires en 2020, a lancé une procédure de licenciement collectif touchant 38 travailleurs sur les 238 présents sur le site de Zaventem. La direction du groupe explique vouloir fermer le service de planification des approvisionnements pour le délocaliser en Roumanie. Finalement, Pfizer est revenu sur sa décision en juin 2021, après des négociations avec les syndicats. Le personnel menacé s’est vu proposer de nouveaux emplois en interne (avec maintien des salaires et des conditions d’emploi), et l’activité de planification est finalement relocalisée [16].

Parmi les annonces de licenciements collectifs, on retrouve donc des entreprises dont la santé n’est pas en danger et qui distribuent même de généreux dividendes à leurs actionnaires. C’est le cas du géant américain des sodas, Coca-Cola. En 2020, l’entreprise a réalisé le quatrième meilleur profit de son histoire avec 6,7 milliards d’euros de bénéfices. La meilleure année du groupe avait été l’année 2010 avec 8,9 milliards d’euros de profits. Le géant des boissons a par ailleurs distribué 6,1 milliards de dividendes à ses actionnaires. La firme d’Atlanta n’avait mieux rémunéré ses actionnaires qu’en 2015. Malgré ces résultats, Coca-Cola n’a pas hésité à annoncer un nouveau plan de licenciement qui concerne 2.200 emplois au niveau mondial. En Belgique, ce sont 95 emplois sur 191 qui sont touchés. Le groupe met en avant les pertes de recettes du fait de la pandémie. Les syndicats soupçonnent le groupe d’avoir utilisé le Covid comme prétexte à une accélération des licenciements. Comme le rappelait La Libre Belgique [17], il s’agit de la 27e restructuration du groupe dans le pays depuis 15 ans. Le point commun de ces plans de restructuration réside dans le fait que le groupe est toujours resté sous le seuil imposant le lancement d’une procédure Renault.

Autre cas de licenciement collectif, celui de Danone qui a annoncé vouloir supprimer plus de 1.500 postes dans le monde. Là encore, la crise sanitaire est invoquée. En coulisse, la presse faisait état, plus tôt dans l’année, de pressions d’actionnaires activistes pour rendre l’entreprise plus rentable. Le PDG du groupe a finalement été débarqué fin 2020, non sans avoir annoncé une restructuration avant son départ. Le résultat de Danone est finalement resté stable (malgré une baisse des recettes notamment sur les ventes d’eau) en 2020. Le dividende a bondi de 8,5% sur une année. À Wevelgem, sur le site de sa filiale Alpro, 135 travailleurs sont concernés par la restructuration, dont près de la moitié a reçu une proposition de reclassement à un autre poste dans l’entreprise. De là à penser que la crise sanitaire a pu servir de prétexte à un licenciement boursier, il n’y a qu’un pas.

Une autre procédure de licenciement collectif concerne l’entreprise Interparking. Celle-ci a annoncé vouloir se séparer de près du quart de son personnel, soit 95 travailleurs après avoir largement recouru au chômage temporaire pendant le confinement, aux frais de la sécurité sociale. Interparking justifie son annonce par la crise sanitaire qui a engendré une baisse de fréquentation des parkings. Le groupe évoque aussi la numérisation comme cause de la restructuration. Les systèmes de caméras intelligentes permettent de reconnaitre les plaques d’immatriculation et donc d’employer moins de personnel. En 2020, les recettes d’Interparking Belgique ont diminué. Le groupe a réalisé une perte de 6,2 millions d’euros sur l’exercice, mais ne se trouve pas en danger pour autant. En effet, Interparking disposait de 100 millions d’euros de bénéfices reportés et termine l’année 2020 avec un bénéfice à affecter de 94 millions d’euros. Le groupe n’a pas distribué de dividendes en 2020. Entre 2009 et 2019, il en avait distribué près de 360 millions, pour 309 millions de bénéfice ! Pour le dire autrement, Interparking Belgique a réussi à rémunérer sa maison mère de 50 millions d’euros de plus que ce qu’elle avait effectivement gagné, mais choisit de se séparer du quart de ses effectifs lorsqu’elle réalise une perte de 6 millions d’euros. Comme dans les cas de Coca-Cola ou de Danone, on peut soupçonner que les restructurations se seraient de toute façon produites, et que la crise sanitaire a finalement constitué une aubaine pour procéder à des licenciements déjà envisagés. Les années de pertes, les travailleurs trinquent ; les années fastes, les actionnaires empochent.

Les restructurations « fractionnées »

Si dans des cas comme Coca-Cola ou Brussels Airlines, on peut parler des restructurations permanentes comme d’un mode de gestion, d’autres entreprises tentent également de se soustraire au cadre légal des licenciements collectifs, en licenciant leurs travailleurs par petites vagues. On parle de « licenciements perlés ». Par exemple, une entreprise de 100 travailleurs décide de se séparer de 15 travailleurs. Au lieu de procéder aux licenciements en une seule fois – et de passer par la case « procédure Renault » –, elle va d’abord licencier 7 personnes, puis quelques mois plus tard se séparer de 8 autres. Ici, plus besoin de s’encombrer avec les procédures d’information ni de répondre aux questions des syndicats.

C’est la méthode qu’a employée Mediamarkt qui avait annoncé une restructuration touchant 450 emplois au Benelux dès août 2020. Au bout de quelques mois, les organisations syndicales se sont rendu compte que l’entreprise licenciait en fait les travailleurs par groupe de 10 environ. En mai 2021, près de 130 licenciements avaient déjà eu lieu sans que la procédure Renault soit enclenchée.

Le même procédé a été utilisé par les magasins WE Fashion [18] ou par l’enseigne d’habillement H&M. Le groupe a annoncé dès mars 2020 qu’il allait fermer des magasins du fait de la crise sanitaire. Les confinements imposés dans de nombreux pays ont conduit H&M à fermer près de 3.441 magasins sur les 5.062 que comptait la chaîne début 2020. La première réaction de la firme a été de se séparer des travailleurs temporaires. Finalement, en octobre 2020, le groupe a annoncé un plus vaste plan de licenciements, prévoyant la fermeture de 250 magasins dans le monde, dont deux en Belgique, à Charleroi et à Verviers. Le groupe justifie le plan de restructuration par l’impact de la pandémie, mais également par une volonté de miser sur les ventes en ligne et par une stratégie consistant à se séparer des petits magasins de centre-ville pour se concentrer sur de plus grands points de vente en zones périurbaines. Mais en février 2021, H&M avait déjà annoncé la fermeture de 8 magasins. Pour la CNE, la centrale des employés du syndicat chrétien, le groupe suédois ferme ses magasins au compte-gouttes pour éviter de rentrer sous le coup de la loi Renault et dans une procédure plus contraignante, nécessitant de négocier un plan social. Là encore, le covid semble avoir surtout servi de prétexte à la mise en œuvre d’une stratégie décidée en amont.

Jusqu’ici, l’année de crise sanitaire qui a débuté en mars 2020 aura eu des effets finalement « mesurés » sur l’emploi. Les emplois précaires auront été les plus touchés, de même que les secteurs qui se sont retrouvés complètement à l’arrêt. Les mesures de soutien à l’économie proposées par le gouvernement fédéral auront permis de limiter la casse, notamment avec le moratoire sur les faillites, ou la mise en place du chômage temporaire. Il n’est pas exclu que les faillites se multiplient dans les prochains mois, la crise sanitaire laissant place à la crise sociale.

La pandémie s’est aussi traduite par une augmentation des licenciements collectifs. Moindres qu’en 2020, les procédures de licenciements collectifs annoncées au premier semestre 2021 semblent cependant toujours plus nombreuses qu’avant la crise sanitaire. Parmi celles-ci, toutes ne semblent pas directement liées à la pandémie, bien que cette raison ait été invoquée dans de très nombreux cas. Certaines entreprises pourraient même avoir bénéficié des dispositifs de soutien alors qu’elles restructuraient, ou n’en avaient pas la nécessité.

À l’heure où certains membres des gouvernements belges prévoient l’austérité pour les années à venir, il serait légitime que l’action publique fasse l’objet d’une plus grande transparence – notamment en publiant les noms des entreprises qui ont bénéficié de mesures de soutien et en présentant un bilan chiffré des mesures mises en œuvre depuis le déclenchement de l’épidémie, afin de pouvoir évaluer les politiques menées. Il s’agirait également de s’assurer que les licenciements collectifs pour cause de covid n’ont pas fait l’objet d’abus de la part d’entreprises opportunistes. Les travailleurs ne doivent pas être les seuls à payer les pots cassés de la pandémie.

 


Cet article a paru dans le Gresea Échos 107, "Capitalisme déconfiné ; transformations et résistances", septembre 2021.

 


Pour citer cet article : Romain Gelin, "Covid, des restructurations opportunistes", Gresea, septembre 2021.

Photo : Communiqué de presse du 19 janvier 2021 - Fedex méprise ses travailleurs liégeois et pulvérise leur vie.

Notes

[2Notons que les personnes ayant subi un chômage temporaire du fait du confinement de 2020 n’ont pas été reprises parmi les chômeurs, mais sont bien comptabilisées dans les chiffres de l’emploi.

[3Ceci pourrait s’expliquer par le fait que les tribunaux n’ont pas fonctionné à plein régime en 2020, mais également par le retard qui peut exister entre l’annonce de la mise en faillite d’une entreprise et sa mise en œuvre effective.

[4Rapport annuel ONEM 2020.

[5Ibid.

[7Cour des comptes, Commentaires et observations sur les projets de budget de l’État pour l’année budgétaire 2021, Rapport adopté en assemblée générale de la Cour des comptes du 23 novembre 2020.

[8Ibid.

[9Train de mesures de soutien de 835 millions d’euros pour l’Horeca et les secteurs les plus impactés, Communiqué de presse du Premier ministre, 21 avril 2021.

[10« Corona kost België al meer dan 30 miljard euro », De Morgen, 9 maart 2021.

[11« Avec le chômage temporaire, des entreprises font travailler leurs employés aux frais de l’État », Moustique , 2 avril 2020.

[12Compte rendu intégral. Séance plénière, 11 mars 2021 : https://www.lachambre.be/doc/PCRI/pdf/55/ip091.pdf.

[13Rtbf.be, 17 novembre 2020.

[14Lesoir.be, 16 mars 2021.

[15Les annonces ne correspondent pas toujours aux licenciements effectifs. Les périodes de consultation/négociation aboutissent parfois à réduire le nombre de licenciements secs ou à en transformer certains en mutations internes ou en départs anticipés en pension.

[17Lalibre.be, 8 octobre 2021.

[18« La CNE dénonce la fermeture au compte-gouttes des magasins WE, il n’y a plus que 3 magasins en Wallonie », rtbf.be, 19 mai 2021.{}