Omniprésentes, les multinationales font partie de notre quotidien. Parmi elles, Nestlé. Rare est le caddy qui, dans un supermarché classique, ne compte aucun produit d’une marque appartenant à la compagnie. Pour donner une idée, citons entre des centaines d’autres, Nesquik, Chocapic, Vittel, Perrier, Friskies, Kit Kat, Häagen-Dazs, Maggi, Smarties, Buitoni, Herta,…
C’est en 1866 qu’est fondée l’entreprise par un pharmacien suisse d’origine allemande Henri Nestlé, inventeur du lait en poudre destiné à nourrir les nouveau-nés que les mères ne peuvent allaiter. Au fil du temps sont venus s’ajouter les produits laitiers, le chocolat, les eaux, les boissons instantanées, les aliments pour animaux, les produits pharmaceutiques, etc.
Devenu la plus grande société agroalimentaire au monde, son chiffre d’affaire annuel dépasse aujourd’hui la cinquantaine de milliards d’euros. Près de 500 usines fournissent pour Nestlé des millions de consommateurs dans le monde.
Mais encore ? Tout comme les personnes physiques, les entreprises, qui sont des personnes morales, ont leurs comportements, leur personnalité en quelque sorte. Dressons-en les principales caractéristiques.
Côté pile, antisyndical
Contourner les obligations en matière de droit du travail est pratique courante dans la politique des multinationales. Nestlé ne fait pas exception en la matière. Le groupe de défense des droits du travail ILRF a notamment, au nom de trois enfants maliens, introduit une action en justice pour avoir importé, contrairement à leurs engagements, du cacao de plantations exploitant le travail des enfants en Afrique de l’Ouest. Les enfants auraient été victimes, au terme de sévices corporels et de mesures de coercition, d’un trafic visant à fournir des plantations de Côte d’Ivoire [1].
Autre cas de figure, la Colombie. Nestlé y est présente depuis les années quarante, et a étendu son empire jusqu’à développer une situation de quasi-monopole. C’est dans ce contexte que MultiWatch, une association suisse regroupant ONG et syndicats organise en 2005 une commission d’enquête extraparlementaire. Ce dispositif mettra notamment en évidence l’assassinat de dix travailleurs colombiens (pour la plupart, des leaders syndicaux) dans des circonstances troubles. Si l’entreprise ne sera pas directement tenue pour responsable de ces meurtres, il est indéniable qu’elle a de tout temps pratiqué une politique clairement antisyndicale. Au cours de l’année 2002, neuf représentants syndicaux ont été licenciés à l’usine de CICOLAC pour avoir milité contre le démantèlement par la multinationale des acquis sociaux relatifs aux salaires et aux services médicaux. 175 ouvriers ont également perdu leur emploi à l’automne 2003 et ont été remplacés par des travailleurs intérimaires, payés à la moitié du tarif normal. [2]
En France, le climat syndical étant jugé trop inflexible et remuant, l’entreprise est allée jusqu’à menacer de délocaliser, par exemple en République tchèque, la production de Perrier qu’elle avait achetée pour 2 milliards d’euros en 1992. Appuyés par l’administration locale, les travailleurs français ont trouvé la parade. Ils ont rebaptisé leur or bleu en "Source Perrier-Les Bouillons", du nom exact de la localité, une sorte d’appellation contrôlée qui empêchera quiconque de vendre une eau Perrier extraite d’un autre endroit. Nestlé a tenté d’attaquer ce coup bas en justice, sans succès jusqu’ici, les tribunaux ayant par deux fois donné raison à l’irréductible "petite tribu de Gaulois" du village de Vergèze (3.643 habitants), au sud de la France… [3]
Côté face, anti-mamans
"Nestlé tue les bébés". Le slogan est encore tout frais dans nos mémoires. C’était il y a près de quarante ans. C’est une brochure publiée par des militants en Grande-Bretagne, puis en Suisse, qui portait ce titre et qui a constitué le point de départ d’une grande campagne de boycott lancée par l’International Nestlé boycott committee, composé alors d’une trentaine d’ONG et d’églises. Deux ans plus tard se créait l’International Baby Food Action Network (IBFAN) qui depuis ne cesse de dénoncer la promotion de substituts au lait maternel dans les pays du Tiers-monde.
Et pour cause.
Selon Unicef, un million et demi de nouveaux nés meurent chaque année des effets directs ou indirects de l’allaitement artificiel. Dans le Tiers-monde, seuls 44% des femmes allaitent aujourd’hui au sein leurs enfants. Il n’est pourtant plus à démontrer que le lait maternel contient non seulement des anti-corps destinés à protéger l’enfant de quantité d’infections, mais également l’intégralité des éléments nutritifs dont l’enfant a besoin. Le lait en poudre, par contre, requiert par définition de l’eau, rarement pure dans les pays du Sud. De plus, le prix des boîtes de lait pousse les plus démunis à diluer la poudre plus que nécessaire, engendrant ainsi des maladies liées à la malnutrition. Pour convaincre les mères de la supériorité de l’allaitement artificiel, Nestlé fait le siège des hôpitaux et maternités du Tiers-monde et habille d’une blouse blanche des représentants de commerce. Pourtant l’entreprise a signé en 1984 le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel introduit trois ans plus tôt par l’Organisation mondiale de la santé et qui interdit toute forme de publicité incitant à la substitution du lait en poudre au lait maternel. Mais Nestlé, qui contrôle 40% du marché des aliments pour bébé (marché estimé à 17 milliards de dollars), n’en a cure et poursuit d’année en année son marketing lucratif. [4]
Côté marketing, le potentiel "tiers-mondiste"
Nestlé a des soucis. La dénatalité dans nos pays causerait selon la multinationale un fâcheux ralentissement de la progression des ventes pour le géant suisse (environ 1,5% par an). Or, Nestlé table sur une croissance oscillant entre 5 et 6%. Pour combler l’écart, il faut donc trouver de nouveaux clients. C’est vers les populations pauvres des États du Sud, qui représenteraient selon son département recherche "un marché potentiel de près de 10 milliards de dollars", que Nestlé lorgne désormais.
Le Brésil, 2e marché mondial de la compagnie, est un exemple révélateur. Dans le Nordeste du pays, taille comparable à la France, la croissance de Nestlé est supérieure de 20% à la moyenne nationale. Il a fallu, pour cela, étudier les habitudes alimentaires des "moins-de-dix-dollars", recruter 3.800 vendeuses pour du porte-à-porte dans les quartiers pauvres, produire des aliments "enrichis", pallier l’absence d’infrastructure par des chariots à bras, etc. Et tout cela, naturellement, on n’est pas là pour faire de la charité, "en conservant les mêmes marges [bénéficiaires] grâce à un contrôle rigoureux des coûts". [5] Elles sont payées combien, les "ambassadrices" du porte-à-porte Nestlé ? Mystère.
Pourtant, selon Peter Brabeck, président de Nestlé, "Dans une compagnie multinationale, il existe des tensions entre les fondamentalistes de la finance, qui n’envisagent que les profits à court terme, et les fondamentalistes de l’éthique, qui pensent que nous ne devrions pas faire de profit du tout" [6]. Venant de lui, c’est rassurant. Nous ignorions l’existence de philanthropes intégristes de l’éthique sur le payroll de la multinationale suisse.
Côté nature, l’eau marchandisée
On boit, mondialement, quelque 180 milliards de litres en bouteille, contre 78 milliards il y a dix ans. C’est tout profit pour Nestlé, numéro un dans le domaine par l’intermédiaire de sa société Perrier-Vittel.
Dans le sud-est du Brésil, à São Lorenço, qui se trouve dans la région considérée comme la plus riche zone d’eaux minérales au monde, Nestlé a foré illégalement un puits de plus 150 mètres duquel elle puise plus de 30.000 litres d’eau par jour pour la vendre sous le nom de "Pure Life". La compagnie en puisera un deuxième quelques années plus tard pour pouvoir pomper le double.
En 1999, une enquête est lancée après que des habitants se soient plaints du changement de goût de l’eau et du risque de tarissement d’une de leurs sources due à la surexploitation de la compagnie. En résultera que Nestlé traite chimiquement l’eau du parc en la déminéralisant, alors que la loi brésilienne l’interdit. [7]
Notons par ailleurs qu’embouteiller de l’eau dans des contenants en plastique (dérivé du pétrole), les transporter sur route et, ensuite, grossir la montagne des déchets (2 millions de tonnes de bouteilles non recyclées en 2005), ce n’est pas très écologique. En plus, ce n’est même pas une garantie de qualité. En 1990, Perrier a détruit 160 millions de bouteilles contenant du benzène, solvant inflammable et toxique classé cancérogène par l’Union européenne. Une certaine prise de conscience vient compliquer les choses. Aux États-Unis, la municipalité de San Francisco a banni l’eau en bouteille, idem à Liverpool, et des groupes de pression tels que Food and Water Watch et Corporate Accountability International en appellent à "penser hors de la bouteille", à en revenir au robinet. [8] Si cette prise de conscience venait à s’étendre, vendre du vent, même lorsque ce n’est que de l’eau, deviendrait plus compliqué.
Côté santé, un business
De nombreuses études ayant démontré le rôle néfaste du surpoids sur l’espérance de vie, certaines firmes du secteur agroalimentaires sont pointées du doigt. En réaction, avec "Ensemble, mieux manger, mieux vivre" pour mot d’ordre, Nestlé s’est convertie en spécialiste du bien-être et de la nutrition.
C’est ainsi qu’en 2006, elle rachète pour 2,5 milliards de dollars la division Nutrition Médicale de Novartis (2.000 salariés dans 40 pays et un chiffre d’affaires annuel de 950 millions de dollars) et devient le numéro deux, derrière Abbott, de ce secteur décrit comme "très lucratif et riche en potentiel de croissance" [9].
Outre les produits destinés aux hôpitaux, la transnationale a également acheté la même année la marque d’aliments de régime Jenny Craig et les barres de céréales Uncle Toby’s. [10]
Nestlé s’est également associée avec Coca-cola pour lancer une boisson "anti-obésité" sous le nom d’Enviga. Ce breuvage à base de thé vert et de caféine, déjà commercialisé aux États-Unis, entraînerait une hausse de l’activité métabolique et permettrait donc de brûler plus de calories... sans lever un doigt : trois canettes du breuvage permettraient d’éliminer 80 calories en moyenne. [11]
Et quel que soit le côté, c’est éthique
Beaucoup de scandale pour une entreprise qui se veut l’incarnation du nid familial accueillant la maman qui nourrit ses oisillons. Qu’à cela ne tienne, Nestlé se donnera corps et âme à ce nouveau concept qu’est la "responsabilité sociale des entreprises" seule à même d’améliorer l’image de la multinationale. Nestlé se vante ainsi sur son site officiel de se dédier à la création de valeurs communes pour la compagnie et la société dans son ensemble. Leurs domaines de prédilection sont, disent-ils, les relations avec le consommateur, la santé et le bien être, mais aussi l’accès à l’eau et la protection de l’environnement, ou encore le développement rural, et les conditions de travail de ses employés [12].
Plus c’est gros, mieux ça passe.
En 2005, la multinationale s’est portée candidate pour recevoir le label Fairtrade pour une nouvelle gamme de café qui, commercialisée en Grande-Bretagne sous le nom de Partner’s Blend, sera promue sous le sceau du commerce équitable, une filière qui connaît un essor commercial impressionnant, son chiffre d’affaires étant passé Outre-manche de 30 à 250 millions de dollars en quelques années. L’initiative n’a pas manqué de susciter la controverse dans les milieux du commerce dit équitable. Si certains, comme Oxfam, jugent qu’elle va dans la bonne direction, d’autres, comme la Baby Milk Action ou ActionAid, estiment qu’il s’agit d’une initiative totalement cynique qui risque de semer la confusion dans l’esprit des consommateurs éthiques et de dévaloriser le label Fairtrade [13].
A la mi-janvier 2010, c’est au tour de Kit Kat de s’"équitabiliser" au Royaume-uni et en Irlande. Quelques mois plus tard, l’ONG Greenpeace lancera une campagne contre Nestlé, leur demandant d’arrêter de se fournir en huile de palme, composant essentiel dans la fabrication de barres chocolatées, issue de la destruction des forêts tropicales et des tourbières indonésiennes. [14]
Même "équitable" la barre de chocolat reste difficile à avaler…
Cette analyse ainsi que la plupart des références en note de bas de page sont essentiellement tirées de la quinzaine de dépêches réunies sous la rubrique Nestlé sur l’Observatoire des entreprises du Gresea.