Petit événement dans le monde des hautes technologies, ce 28 mars 2023 : Alibaba, le géant chinois du numérique, annonce une réorganisation majeure, « la plus importante des vingt-quatre années d’existence de la plateforme » selon un communiqué du groupe [1].
Dans une lettre adressée à ses employés, le PDG, Daniel Zhang, explique que son entreprise a décidé de se scinder en six unités distinctes : Alibaba Cloud, Taobao Tmall (e-commerce en Chine), Services locaux (ex : livraisons de repas), Cainiao (logistique), E-commerce international, et Médias et divertissement. La holding Alibaba continuera de chapeauter les six entités, dont elle restera l’actionnaire majoritaire, mais selon Zhang (qui demeure PDG du groupe, tout en prenant la tête de la nouvelle division cloud), « la nature de la relation changera. Alibaba sera davantage un opérateur d’actifs et de capitaux qu’un opérateur commercial par rapport aux entreprises du groupe » [2]. Celles-ci auront chacune leur propre conseil d’administration et PDG, auxquels seront confiées toutes les décisions opérationnelles (embauches, licenciements, recherche, financement, etc.), avec la possibilité pour cinq d’entre elles d’effectuer des entrées en Bourse séparées. Seule Taobao Tmall – qui représente à elle seule plus des deux tiers du chiffre d’affaires d’Alibaba – restera entièrement sous le contrôle du groupe.
Valeur actionnariale et compétitivité
L’objectif affiché de cette vaste restructuration ? « Libérer la valeur pour l’actionnaire et favoriser la compétitivité », toujours selon le communiqué du groupe. D’un côté, en effet, Alibaba est aujourd’hui l’une des entreprises technologiques les plus sous-évaluées en Bourse au regard de sa taille et de son bilan. Après avoir dépassé les 800 milliards de dollars de capitalisation fin 2020, son cours s’est effondré pour retrouver aujourd’hui son niveau de 2014 (année de son introduction en Bourse, perdant au passage environ les deux tiers de sa valeur). Cette chute est la conséquence des récents démêlés avec les autorités chinoises et de résultats en demi-teinte ces dernières années, mais aussi d’une diversification tous azimuts qui complique la tâche des investisseurs, au moment de se faire une idée claire de sa valeur. Dans ce contexte, la scission serait donc une façon de favoriser « l’évaluation SOTP [somme des parties] des différents segments d’activité » en facilitant notamment leur évaluation respective [3].
En même temps, la décision est également présentée comme une façon de rendre la compagnie plus agile et compétitive : « L’agilité, la réactivité et la capacité d’innovation d’une entreprise de 200 000 employés sont sévèrement limitées », a ainsi expliqué Alibaba. Avant de poursuivre : « Le fait que les plus grandes avancées proviennent aujourd’hui de start-ups et de petites entreprises comptant quelques centaines d’employés est la preuve de la nouvelle tendance dans le monde technologique. [4] » Dès lors, grâce à la scission, chaque unité pourra désormais se concentrer sur son secteur et ses opérations, bénéficier d’une chaîne de décision plus courte – et donc plus réactive – et se confronter directement au marché. Une manière de « raviver l’esprit d’entreprise » qui aurait fait le succès d’Alibaba à ses origines, tout au moins selon ses dirigeants.
Des questions en suspens
Si les marchés ont plutôt bien accueilli l’annonce – le cours d’Alibaba prenant plus de 14 % le jour même –, de nombreuses questions demeurent néanmoins concernant les motivations, les modalités et l’intérêt réels de l’opération. Pour commencer, jusqu’où ira vraiment la décentralisation ? Selon un expert de Harvard (cité par le Financial Times), « Il est peu probable qu’ils aillent jusqu’au bout, car les dirigeants ne voudront pas renoncer totalement au contrôle » [5]. Une analyse que semblent corroborer la volonté de garder la maîtrise sur la principale « vache à lait » du groupe – Taobao Tmall –, mais aussi sur les nominations de fidèles « alibabiens » à la tête des nouvelles unités (Daniel Zhang se réservant le contrôle de la plus prometteuse, celle du cloud).
À l’inverse, le groupe a également déclaré qu’il pourrait envisager de céder l’une ou l’autre unité après leur entrée en Bourse : « Après l’introduction en Bourse, nous continuerons à évaluer l’importance stratégique de ces sociétés pour Alibaba et, sur cette base, nous déciderons de conserver ou non le contrôle de ces sociétés. » [6] Or, à court terme, les unités les plus susceptibles de tenter une IPO (introduction en Bourse) sont précisément les plus profitables ou les plus stratégiques, à savoir la division cloud et la division logistique, tandis que celles dont le groupe pourrait plus « logiquement » se séparer affichent des résultats nettement moins probants, à l’image des services locaux ou de la branche médias et divertissement qui étaient en perte l’année dernière [7].
On pourra rétorquer que la restructuration vise précisément à rendre ces activités plus rentables et compétitives, mais la tâche s’avérera d’autant plus ardue qu’elles ne pourront plus compter sur le soutien du groupe, comme le craignent d’ailleurs certains employés [8]. Ceux-ci redoutent notamment la perte de soutien symbolique – « le nom d’Alibaba a du poids lorsque l’équipe noue des relations commerciales dans le secteur, mais cet avantage pourrait être perdu si l’équipe devient indépendante » –, mais aussi et surtout la perte de soutien financier : « Ce n’est pas de bon augure. De nombreuses entreprises ne survivront pas en dehors du système Alibaba, elles dépendent du soutien d’autres unités. » [9]
Motivations politiques
On peut d’ailleurs s’étonner que la décision prise par Alibaba semble aller à l’encontre de la stratégie largement éprouvée dans le domaine des plateformes numériques, qui consiste à avoir recours à des subventions croisées pour gagner de nouveaux utilisateurs et pour renforcer les effets de réseau dans le cadre d’un écosystème intégré de plus en plus large et diversifié [10]. D’ailleurs, force est de constater que ce « nouveau modèle » plébiscité par Alibaba est loin de faire tache d’huile dans le secteur. Certes, l’un de ses principaux concurrents en Chine, JD.com, a lui-même récemment sorti de son giron ses unités logistique, financière et soins de santé, mais avec des gains économiques limités pour l’instant [11]. L’autre exemple célèbre est celui de la création d’Alphabet, en 2015, par les dirigeants de Google, mais sans être allés aussi loin que ce que suggère Alibaba aujourd’hui, et surtout en soulevant de nombreux doutes quant aux motivations réelles derrière cette décision.
En effet, lorsque Larry Page, alors PDG de Google, annonce la création d’Alphabet Inc., les raisons invoquées font écho à celles que l’on retrouve aujourd’hui officiellement parmi les dirigeants d’Alibaba, soit un souci de « clarification » et d’optimisation du fonctionnement d’une entreprise qui s’investit dans un nombre croissant de secteurs parfois relativement éloignés les uns des autres [12]. Néanmoins, nombreux sont ceux qui font aussi remarquer que cette annonce intervient alors que Google fait l’objet de critiques et d’enquêtes de plus en plus nombreuses – particulièrement en Europe – pour abus de position dominante et, plus largement, pour son caractère omniprésent et invasif, notamment en matière de récolte de données [13]. La restructuration aurait donc aussi (voire surtout ?) été une façon pour le géant américain de diluer les risques juridiques entre ses différentes filiales, de rassurer les autorités quant aux abus liés à une concentration excessive et d’améliorer ainsi son image vis-à-vis du grand public.
Volonté de tourner la page
On retrouve une situation similaire avec Alibaba en Chine aujourd’hui. Fin 2020, un discours de Jack Ma, perçu comme trop critique par les autorités, a en effet servi de déclencheur à une vaste reprise en main par le pouvoir, qui s’est rapidement étendue à l’ensemble du secteur numérique [14]. Amendes records, sanctions en cascade, pluie de nouvelles réglementations : les mesures se sont succédé à un rythme effréné, plongeant les investisseurs et les entreprises dans la stupeur. Du côté d’Alibaba, tout a commencé par l’annulation en dernière minute de l’entrée en Bourse d’Ant Group – le bras financier d’Alibaba détenu par Jack Ma depuis 2011 – quelques jours à peine après le discours controversé du multimilliardaire. Par la suite, ce sont notamment plusieurs enquêtes pour pratiques anticoncurrentielles qui ont été lancées contre le groupe, aboutissant entre autres à une amende record de 2,6 milliards de dollars en 2021.
Dans ces conditions, difficile d’imaginer que la réorganisation annoncée ne soit pas au moins en partie motivée par le souci de tourner la page avec les autorités, tout en rassurant les investisseurs sur la portée d’éventuelles futures sanctions et/ou réglementations. Une chose est sûre : les agences étatiques concernées ont été prévenues en amont et elles se sont montrées réceptives au nouveau modèle proposé. Il faut dire que, du côté de Pékin aussi, on cherche désormais à jouer l’apaisement après deux années de confrontation qui ont mis à mal l’un des secteurs les plus dynamiques et stratégiques de l’économie chinoise, dans le cadre d’une rivalité de plus en plus exacerbée avec les États-Unis et alors que la croissance a souffert de la pandémie et de sa gestion par les autorités [15].
Signe des temps, l’exubérant Jack Ma est d’ailleurs de retour en Chine après une année passée à l’étranger pour tenter de se faire oublier. Un calendrier qui ne doit évidemment rien au hasard. En effet, l’homme d’affaire garde une influence considérable au sein d’Alibaba [16] et il reste une figure représentative de la réussite économique chinoise, vis-à-vis de l’intérieur comme à l’extérieur. Dans ce contexte, « le retour de Ma semble avoir été chorégraphié pour montrer que la restructuration d’Alibaba se fait de manière consensuelle et avec son imprimatur, et non pas avec un fusil de régulateur sur la tempe de l’entreprise », comme l’explique un journaliste de l’Asia Nikkei Review [17]. Plus largement, il s’agit probablement aussi d’envoyer un signal rassurant vis-à-vis des entrepreneurs et des investisseurs concernant la volonté d’apaisement de Pékin.
Nouveau chapitre ?
De quoi ouvrir un nouveau chapitre des relations entre l’État chinois et ses entreprises technologiques ? Ces relations ont, en tout cas, toujours été marquées par les ambivalences et par un effet de balancier entre liberté et volonté de reprise en main, comme le souligne entre autres la spécialiste en sciences de la communication Hong Shen dans son ouvrage Alibaba – Infrastructuralizing Global China (Londres, Routledge, 2022). Ainsi, selon elle : « L’essor spectaculaire d’Alibaba au cours des deux dernières décennies est emblématique d’un modèle spécifique de relations entre l’État et le capital, qui englobe à la fois des tensions et des coopérations. » Or, si la chercheuse reconnaît que, depuis 2021, « les relations étroites qu’Alibaba a entretenues avec les autorités de régulation étatiques au cours des deux dernières décennies semblent s’être rompues de manière plus substantielle qu’auparavant », elle invite néanmoins à rester prudent sur les conclusions à en tirer : « Il ne faut pas pour autant en conclure que l’État autoritaire a réussi à réprimer pour de bon une des unités du capital international les plus puissantes de Chine. La relation entre Alibaba et les différents organes et niveaux de l’État chinois a été beaucoup plus compliquée et nuancée que ça jusqu’ici et elle nécessite une analyse détaillée et continue. »
Parmi les éléments à surveiller figure le recours croissant de Pékin au système des golden shares , c’est-à-dire des prises de participation minoritaires mais associées à des privilèges décisionnels particuliers [18]. Paradoxalement, ce dispositif a pourtant été pensé en 2013 par Xi Jinping… pour favoriser la privatisation d’entreprises publiques – l’État cédant ses parts majoritaires en maintenant toutefois un pouvoir minimal de contrôle et de censure. Or, comme le souligne le Wall Street Journal, « depuis 2016, les autorités chinoises envisagent de prendre des parts dans des entreprises de médias en ligne en échange de licences d’expansion ». Des transactions qui « se sont accélérées au cours des deux dernières années », avec notamment des prises de participation étatiques dans l’unité médias et divertissements d’Alibaba ou encore dans ByteDance (la maison mère de TikTok). Pour l’heure, ces transactions semblent surtout motivées par un objectif de censure, mais l’avenir dira jusqu’où Pékin souhaite s’impliquer réellement dans le fonctionnement des géants numériques, au risque évidemment d’effrayer encore plus les investisseurs étrangers qui ont pourtant jusqu’ici joué un rôle clé dans leur développement.
En attendant, après deux ans de confrontations directes, ces « partenariats » semblent dessiner les contours d’un nouveau modus vivendi entre l’État chinois et ses entreprises numériques… jusqu’à la prochaine « crise » ?
Cet article a paru dans la Revue européenne des médias et du numérique, N°65-66 Printemps - été 2023.