Ce 16 juin 2023, la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles a mené des actions à Bruxelles pour exiger, notamment, une protection juridique permettant de porter plainte en toute sécurité contre les employeurs abusifs et un accès légal au travail. Une lutte de longue date des femmes sans papiers, surreprésentées dans le secteur du travail domestique et de la prostitution. Exerçant leurs activités de manière isolée et dans des habitations privées, les « domestiques » et les « prostituées » sont fortement exposées aux violences économiques, psychologiques, sexuelles ou physiques.

Les travailleuses à domicile

L’exploitation des personnes des anciennes colonies est perpétuée par un enchevêtrement d’assujettissements économiques, politiques, culturels et sociaux. Parmi ceux-ci, les politiques migratoires jouent un rôle majeur. Le processus de fermeture des frontières, rendues plus hermétiques à partir des années 1980 avec l’obligation de visas aux personnes des pays dits « en développement » et l’accentuation progressive des mesures sécuritaires (création de centres fermés, d’agences comme Frontex, eu-Lisa/Euroda, politique d’externalisation du contrôle des frontières, etc.) garantissent la perpétuation d’un groupe de personnes sans droits aux droits. L’existence de cette catégorie sociale permet la formation d’autres catégories, porteuses de droits souvent limités par des rapports de classe, de sexe et de « race ». Ainsi, l’entrée des femmes sur le marché de l’emploi « précaire et flexible » durant les années 1970 [1] est facilitée par l’existence d’autres femmes encore plus précaires. Dans un contexte caractérisé par le recul des services publics [2] où les femmes continuent à effectuer la plupart du travail ménager [3], certaines d’entre elles exerçant des activités sous-rémunérées avec des horaires flexibles [4] peuvent disposer d’une nounou encore plus précaire et plus flexible qu’elles afin de pouvoir se libérer de ce travail pour se consacrer à leur emploi. Cette situation donne lieu à la formation de chaînes internationales des soins [5] et à ce que certaines auteures décrivent comme le « retour des domestiques » [6].

Les situations des travailleuses à domicile sont diverses. Il y a celles qui habitent chez l’employeur (dont certaines sont victimes de traite des êtres humains), celles qui travaillent pour un seul employeur et d’autres pour plusieurs. Leurs conditions tout comme leurs rémunérations sont aussi diverses. Elles sont fortement liées à l’origine nationale. En Belgique, le tarif des femmes philippines est l’un des plus élevés du secteur, alors que celui des Africaines subsahariennes est le plus bas. Des différences qui se doivent, entre autres, aux stéréotypes racistes selon lesquels les Philippines seraient propres, minutieuses et douces, tandis que les Africaines seraient nonchalantes et peu portées sur les activités ménagères.

À des degrés plus ou moins importants, elles sont toutes dans des relations de dépendance extrême vis-à-vis de leurs employeurs. Étant donné leur statut de personnes « sans droit aux droits », cette relation est souvent marquée par des formes diverses d’abus, de violence et d’exploitation. Lorsque les sans-papiers cherchent à porter plainte contre un abus vécu dans le cadre du travail, elles ont plus des chances de recevoir un ordre de quitter le territoire que d’obtenir protection, réparation et justice.

En effet, la fermeture des frontières renforce la traite des personnes, l’exploitation économique (par des marchands de sommeil, entreprises, groupes criminels, petits employeurs…) et l’abus d’autorité de la part de certains représentants de l’ordre public, tout en favorisant le développement d’un marché du travail extrêmement précaire, flexible et dangereux, où employeurs, clients, voire même collègues, ont le champ libre pour exercer toute forme d’abus économique, sexuel, physique et/ou psychologique ; des violences interpersonnelles qui trouvent leur origine dans les violences institutionnelles.

La prostitution

Le terme prostitution peut tout aussi bien faire référence à un.e escort dont les tarifs avoisinent les 150 euros/heure dans un appartement qui lui appartient qu’à une femme trans latino-américaine exerçant dans le centre-ville de Bruxelles ou à une Africaine en situation irrégulière exerçant dans une carrée du quartier Nord qui peuvent brader leurs prix jusqu’à 10 euros la passe. Certaines personnes revendiquent leur activité comme travail du sexe. D’autres ne se reconnaissent pas dans cette terminologie, car elles sont contraintes par un tiers, en l’absence d’alternatives financières et/ou par l’impossibilité d’obtenir un titre de séjour belge voire, pour certaines, victimes de la traite des êtres humains, à défaut de pouvoir quitter leur pays par d’autres voies [7].

Les migrantes sont surreprésentées dans ce secteur où l’épidémie du covid-19 avait mis en lumière la précarité économique extrême d’une très large partie d’entre elles ainsi que leur inaccessibilité aux droits citoyens dont jouissent les personnes de nationalité belge. Suite à l’imposition de confinement, l’Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisé.e.s Pour l’Indépendance (UTSOPI) avait lancé un appel d’urgence soulignant deux problématiques majeures : l’inaccessibilité aux aides sociales pour la plupart d’entre elles et le manque d’informations concernant la situation des femmes originaires d’Afrique de l’Ouest exerçant dans le quartier des carrées [8] où la traite à des fins d’exploitation sexuelle est très présente.

Pour rappel, en 2018, ce quartier fut l’épicentre de luttes et de scandales médiatiques. Suite à l’assassinat d’Eunice, une jeune Nigériane sans papiers qui exerçait dans une carrée, les femmes du quartier ont entamé une grève pour dénoncer une accumulation de discriminations et d’exploitations dues au fait d’être noires, pauvres, immigrées et, pour la plupart d’entre elles, sans-papiers. On apprend par exemple que leur situation administrative et la barrière de la langue les empêchent de porter plainte lorsqu’elles sont agressées. Elles dénoncent des traitements racistes de la part de la police qui « ne protège pas les femmes noires » et que les contrôles effectués dans le quartier ont pour but de « chasser les sans-papiers ». On apprend également que, chaque nuit, la plupart des carrées sont occupées par des femmes sans papiers dont le tarif varie entre 10 et 20 euros (alors que dans le cas des femmes blanches avec papiers du quartier, les prix varient entre 30 et 50 euros selon l’origine et la situation). Celles qui sont enrôlées dans un réseau de traite doivent verser près de la moitié de leurs gains au réseau qui les exploite, ce qui les pousse à devoir multiplier le nombre de passes, quitte à baisser les prix et accepter n’importe quelle pratique imposée par les consommateurs (humiliations, violences, non-usage des préservatifs…). Elles ont peu de marges de manœuvre à l’heure de dénoncer les réseaux, car bien qu’elles puissent éventuellement bénéficier d’une certaine protection en Belgique, leurs familles sont menacées au pays d’origine [9]. En outre, les chances d’obtenir une protection ne sont pas toujours assurées. En 2019, 28% des affaires transmises au parquet pour traite des êtres humains étaient classées sans suite (à savoir 85 cas sur 301) [10]. Le classement sans suite d’un dossier est extrêmement grave pour les personnes concernées : non seulement elles perdent leur statut de victime de traite des êtres humains ̶ c’est-à-dire qu’elles ne peuvent obtenir ni protection ni aide ̶ , mais de plus elles ne peuvent pas obtenir un titre de séjour en Belgique. Elles restent donc livrées à elles-mêmes ou plutôt, au réseau qui les exploite.

De plus, comme le souligne le rapport 2019 de Myria, l’accès des victimes aux services d’aide révèle deux problèmes majeurs : une identification inadéquate des victimes par les services de première ligne (services de police ou d’inspection) ayant par conséquent un ordre de quitter le territoire ou leur enfermement dans un centre fermé ; et le manque d’accès aux services d’aide lorsque les contrôles ont lieu loin des villes où sont implantés les centres d’accueil [11].

Pour en finir avec les frontières mortifères

Deux jours avant cette journée d’action des travailleuses domestiques sans papiers, on apprend qu’un bateau transportant des personnes migrantes a fait naufrage à 87km des côtes grecques provoquant le décès des centaines de personnes [12]. Pourtant, des appels de secours avaient été transmis la veille aux autorités grecques et à Frontex. Or, celles-ci ont tardé plus de 24 heures à réagir. Pire encore, les survivants assurent que le navire a chaviré durant la nuit, lorsque des garde-côtes grecs ont essayé de tirer le bateau vers les côtes italiennes !

Les survivants sont pour une écrasante majorité des hommes. Le bateau avait deux étages. Les femmes et les enfants se trouvaient à l’étage du dessous. Iels n’ont eu aucune chance de survivre [13]. Un scénario qui se répète à chaque fois, et ceci malgré les multiples études, campagnes et combats montrant comment les femmes et les enfants sont les premières victimes de la fermeture des frontières.

Outre ses effets mortifères, la fermeture des frontières renforce les réseaux clandestins, la traite des personnes. En effet, la traite des êtres humains est encouragée par la fermeture des frontières comme le montre le développement des nouveaux réseaux de traite à l’intérieur de l’UE depuis le rétablissement des contrôles aux frontières internes. En 2018, un rapport de Save the Children dénonçait la formation de réseaux d’exploitation sexuelle aux frontières entre l’Italie, la France, l’Autriche et la Suisse [14]. En effet, contrairement aux idées préconçues, ce n’est pas l’ouverture des frontières qui crée le chaos, mais leur fermeture.


Pour citer cet article : Natalia Hirtz, "Femmes sans papiers dans l’économie informelle", Gresea, juin 2023.

Photo : Acv-Csc Brussel/Bruxelles, Facebook, juin 2023.

Notes

[1Kergoat D., 2012, Se battre, disent-elles..., Paris, La Dispute.

[2Kofman É., 2008, « Genre, migration, reproduction sociale et Welfare state. Un état des discussions », Les cahiers du CEDREF, 16, pp. 101-124.

[3En Belgique, 62% du temps consacré au travail ménager non rémunéré est pris en charge par les femmes et seulement 38% par les hommes. [Addati L., Cattaneo. U., Esquivel. V. Valarino I., 2018, Report. « Care work and care jobs for the future of decent work », Organisation internationale du travail (OIT)].

[4Hirtz N., 2019, « Inégalités salariales entre femmes et hommes », Gresea.

[5Russel Hochschild A., 2005, « Le drainage international des soins et de l’attention aux autres », in Verschuur C. et Reysoo F. (dir), « Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations », Cahiers Genre et Développement, 5, Genève, Paris : EFI/AFED, L’Harmattan.

[6Carbonnier C. et Morel N., 2018, Le retour des domestiques, Paris, Seuil.

[7Hirtz N., 2020, « Covid-19 et confinement. Quelles conséquences pour les prostitué.e.s ? Le cas des Nigérianes du quartier des carrées », Gresea.

[8RTBF, 27 mars 2020.

[9Hirtz N. et Leroij Ch., 2019, « Grève et mobilisation des prostituées du quartier des carrées », dans Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2018. I. Mobilisations transversales », Bruxelles, CRISP- Courrier hebdomadaire n° 2422-2423.

[10Ces dossiers concernent des affaires de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle (165 affaires dont 50 classées sans suite), économiques (113 affaires, dont 23 sont classées sans suite), de la mendicité (65 affaires dont 7 classées sans suite) et du délit/crime forcé (16 dont 6 classées sans suite) (Myria, 2019).

[11Myria, 2019, « Rapport annuel traite et trafic des êtres humains 2019 : de la force d’action pour les victimes », Bruxelles.

[12Le Soir, 14 juin 2023.

[13Voir informations sur https://alarmphone.org/fr/.

[14Save the Children Italia, 2018, Piccoli schiavi invisibili. Rapporto 2018 sui minori vittimedi tratta e sfruttamento in italia, Onlus, Luglio.