Malgré quelques invariants fondamentaux, le capitalisme prend des formes différentes selon les périodes et les configurations sociohistoriques dans lesquelles il s’incarne concrètement. Aujourd’hui, c’est sa forme néolibérale qui continue de primer. Une forme dont on peut observer les caractéristiques et les pistes de résistance qu’elles imposent à travers le cas d’une entreprise comme Alibaba.
Ce texte est la synthèse d’une intervention réalisée dans le cadre d’un cycle de formation sur le capitalisme organisé par Ilo Citoyen, à Liège, en octobre 2020.
Depuis les années 1980, la forme de capitalisme qui domine à l’échelle internationale est celle du capitalisme néolibéral. Celle-ci fait suite au fordisme qui a dominé le monde durant la période rétrospectivement qualifiée de « Trente Glorieuses » (1945-75). On peut distinguer quatre caractéristiques fondamentales du capitalisme néolibéral qui se renforcent mutuellement.
- Transnationalisation
Le capitalisme néolibéral est un capitalisme transnationalisé. Cette transnationalisation comprend trois dimensions. Le commerce international, tout d’abord, a augmenté presque systématiquement plus vite que la croissance mondiale ces quatre dernières décennies. Mais à la différence de la « première mondialisation » (fin 19e – début 20e siècle) durant laquelle cette intégration économique mondiale se faisait essentiellement entre États, depuis les années 1980, elle s’est surtout réalisée à travers eux, comme en témoignent le rôle et le nombre croissants des firmes multinationales. On estime ainsi qu’un tiers du commerce international relève en réalité d’échanges au sein même de ces groupes qui organisent leur production à l’échelle planétaire. Et si on tient compte des échanges entre firmes multinationales, on se rend compte qu’elles contrôlent plus des deux tiers du commerce international.
Ce contrôle des multinationales sur le commerce mondial s’est affermi grâce à la seconde dimension de la transnationalisation : la mobilité internationale des moyens de production. Ce ne sont plus seulement les marchandises qui circulent, mais également les capitaux qui permettent d’acheter ou de construire des usines. En effet, depuis quatre décennies, l’investissement direct étranger (IDE) des firmes multinationales s’est accru de manière plus intense encore que le commerce mondial de marchandises et a favorisé la constitution de réseaux transnationaux de production et de commercialisation, appelés communément « multinationales ».
Enfin, ce capital, devenu extrêmement mobile à l’échelle internationale, n’a pas pour seule vocation d’investir à long terme dans la production. Il est aussi extrêmement volatil et spéculatif. Le concept de financiarisation est généralement utilisé pour désigner cette nouvelle domination mondiale du capital financier dans le cadre du néolibéralisme.
- Financiarisation
Le terme de « financiarisation » renvoie au fait que les acteurs de la finance (banques, fonds financiers) [1] occupent aujourd’hui une place telle (à la fois quantitativement et qualitativement) qu’ils sont en mesure d’imposer leur logique et leurs contraintes à l’ensemble des autres acteurs de l’économie : travailleurs, entreprises et jusqu’aux États eux-mêmes. La valeur totale des actifs financiers aujourd’hui en circulation dépasse ainsi de cinq ou six fois la valeur du PIB mondial.
Les bourses fonctionnent 24h/24, 7j/7, à l’échelle de la planète. De plus en plus d’activités, de biens ou de ressources font désormais l’objet de montages spéculatifs d’une complexité inouïe. Pour les entreprises cotées en bourse, l’évolution du cours de leurs actions devient ainsi le critère ultime d’évaluation de leur stratégie, avec des conséquences en cascade sur tout le reste du tissu économique. En parallèle, presque tous les États du monde craignent une « attaque » des marchés financiers sur leur monnaie ou le taux d’intérêt de leur dette publique.
- Éclatement et fragmentation mondiale des « chaînes de valeur »
Dans le capitalisme néolibéral, la concentration extrême du capital entre les mains des acteurs de la finance est inversement proportionnelle à l’éclatement des chaînes d’approvisionnement. Ces dernières décennies, plutôt que de produire elle-même leurs marchandises, les multinationales ont systématiquement cherché à externaliser (sous-traiter) un maximum d’activités pour ne garder que celles qui génèrent le plus de valeur et faire jouer au maximum la concurrence entre les fournisseurs pour les activités restantes. Apple offre un exemple paradigmatique de cette stratégie puisque cette entreprise, dont la fortune repose sur la vente de hardware informatique, ne possède pas une seule usine ! La fabrication de ses smartphones repose par exemple sur une chaîne complexe d’une douzaine de sous-traitants répartis dans plus de six pays. Dans l’électronique, le textile ou l’agroalimentaire, cette fragmentation atteint de tels niveaux qu’il n’est bien souvent plus possible, pour un observateur extérieur et même parfois pour les marques elles-mêmes, de connaître l’origine de tous les composants d’une marchandise. Cette contractualisation de la production s’est encore accentuée avec la numérisation de l’économie. Dans le capitalisme de plateforme, il arrive désormais que le travailleur soit considéré comme un sous-traitant.
- Numérisation
Initiée dès les années 1950-60 avec l’apparition des premiers systèmes de traitement automatique de données, la numérisation du capitalisme connaît un véritable envol avec les progrès réalisés en matière de miniaturisation dans les années 1970-80, puis avec l’arrivée d’internet dans les années 1990. Depuis la fin des années 2000, elle connaît une nouvelle accélération à la faveur notamment de l’explosion de la connectivité et des données qui vont avec [2], ainsi que de l’augmentation parallèle de la puissance de calcul et, plus largement, des capacités de traitement des données. Ces données deviennent ainsi la matière première fondamentale d’un nouveau cycle d’accumulation dans lequel les entreprises les plus puissantes sont celles qui accumulent et exploitent les plus grosses quantités de données, que ça soit pour optimiser leurs produits ou services, pour prédire et influencer les comportements individuels et les phénomènes sociaux et naturels, ou encore pour développer des solutions d’intelligence artificielle. Alors qu’il y a dix ans le classement des plus grosses entreprises en termes de capitalisation boursière était encore dominé par les multinationales de l’énergie, aujourd’hui, sept des dix plus grosses capitalisations boursières mondiales sont des entreprises du numérique, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) ayant à elles seules une valorisation supérieure à l’ensemble du CAC 40 français…
Un cas d’école : Alibaba
Le groupe Alibaba voit le jour à Hangzhou, en Chine, en 1999. C’est Jack Ma qui en a l’idée après un séjour aux États-Unis où il découvre les potentialités économiques du développement de l’internet. De retour en Chine, il fonde avec 17 partenaires ce qui va rapidement devenir le plus gros site de commerce électronique en Chine, puis dans le monde. Aujourd’hui, une vingtaine d’années seulement après sa création, le groupe figure parmi les dix plus importantes capitalisations boursières, avec une valeur supérieure à 500 milliards de dollars (soit plus que le PIB de la Belgique). Il affiche également une base d’utilisateurs de plus de 780 millions de personnes en Chine (plus que toute la population européenne) et de plus de 180 millions à travers le monde. Sur la seule journée du 11 novembre 2019 (le fameux Single Day qui fait office de « Black Friday » en Chine), l’entreprise a enregistré pour plus de 38 milliards de dollars de commande sur ses plateformes, ce qui correspond au chiffre vertigineux de 500 000 commandes… par seconde !
Si le commerce électronique reste aujourd’hui le cœur de son activité en termes de volume et de profit, cela fait toutefois longtemps qu’Alibaba a cessé d’être une simple plateforme d’e-commerce pour devenir un véritable géant numérique de premier plan, notamment grâce aux innombrables données récoltées via ses plateformes et tout l’écosystème de services qu’elle a su développer en parallèle pour compléter et améliorer le fonctionnement de ces plateformes (ex. : outils de recherche en ligne, messagerie, paiements électroniques, etc.). L’entreprise est ainsi aujourd’hui un acteur majeur dans des secteurs aussi stratégiques que la FinTech [3], l’intelligence artificielle, la robotisation ou encore l’informatique en nuage (cf. image 1).
Image 1 : Organigramme de « l’écosystème » Alibaba
(Source : Rapport annuel d’Alibaba, 2020)
Ce succès, elle le doit en partie au protectionnisme numérique mis en place par les autorités chinoises dès les années 2000 pour favoriser le développement de champions nationaux. À ce jour, l’entreprise continue d’ailleurs d’entretenir des liens étroits avec le pouvoir chinois. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’être pleinement intégrée dans les principaux circuits financiers internationaux comme en témoignent la structure de son actionnariat ainsi que son recours massif aux paradis fiscaux (cf. image 2 et 3). Sur ce point, Alibaba est donc clairement une multinationale (numérique) comme les autres…
Image 2 : Structure financière d’Alibaba
(Source : Rapport annuel d’Alibaba, 2020)
Image 3 : Actionnariat d’Alibaba (2019)
Par ailleurs, depuis 2015, l’entreprise est engagée dans une stratégie d’internationalisation qui vise à en faire un véritable acteur économique global. Celle-ci passe notamment par deux biais. Le premier consiste à développer un réseau logistique mondial devant lui permettre, à terme, de livrer partout dans le monde en moins de 72h. Pour ce faire, elle a commencé par identifier cinq hubs logistiques régionaux qui lui serviront de centres de distribution de première ligne : Hangzhou, Kuala Lumpur, Dubaï, Moscou et Liège. En parallèle, Alibaba cherche également à favoriser le développement d’une régulation internationale du commerce électronique qui soit favorable à ses intérêts par le biais de l’eWTP, une initiative lancée en 2016 par Jack Ma et qui vise à développer des partenariats publics-privés de promotion du commerce électronique à travers le recours à des outils informatiques mis à disposition par le groupe.
Alibaba est donc un acteur majeur – et de plus en plus important – du capitalisme néolibéral contemporain. À ce titre, bon nombre des problèmes et des contradictions qu’elle soulève sont donc précisément ceux du capitalisme contemporain.
Coûts écologiques
Le premier et le plus urgent concerne sans aucun doute le désastre écologique en cours. En ce qui concerne Alibaba, sa contribution à ce désastre est multiple. D’abord, l’entreprise favorise une surconsommation mortifère qui atteint des niveaux proprement délirants durant la fameuse journée du Single Day. Plus largement, elle favorise également l’échange de marchandises à des échelles toujours plus grandes et à des rythmes toujours plus élevés, ce qui aggrave les dommages environnementaux liés à la production et au transport des marchandises, tout en contribuant à mettre en concurrence des cadres réglementaires inégaux en matière de protection de l’environnement, généralement au détriment de ceux qui sont aujourd’hui les plus protecteurs. Enfin, en tant que champion mondial des nouvelles technologies numériques, Alibaba est également directement responsable de la croissance insoutenable de leur empreinte écologique. Le secteur des TIC émet déjà 4% des gaz à effets de serre (GES) mondiaux (l’équivalent de l’aviation) et au rythme où il croît, il pourrait dépasser les 8% (l’équivalent de l’industrie automobile) d’ici 2025. Sans parler de la gourmandise des infrastructures numériques (ex : data centers) en matière première non renouvelable dont l’extraction saccage une première fois l’environnement, avant de contaminer les sols, l’air et l’eau au moment de la mise au déchet des appareils.
Coûts socioéconomiques
En parallèle, le développement d’une entreprise comme Alibaba se fait également au mépris de la santé et du bien-être d’une proportion croissante de travailleurs et plus largement de sociétés entières, à travers différents biais. D’abord, les travailleurs d’Alibaba (salariés ou sous-traitants) sont soumis aux contraintes et aux pressions liées aux entreprises cotées en bourse, en particulier en termes de productivité. Ils sont également soumis aux contraintes et pressions supplémentaires liées à la numérisation du travail dans ces entreprises qui s’accompagne en général d’une intensification des cadences et de la surveillance des travailleurs à travers des procédures automatisées dès lors encore plus difficiles à contester. Plus largement, le développement mondial des échanges favorisé par Alibaba contribue également à renforcer la mise en concurrence internationale des travailleurs et des systèmes de législation et de protection sociale nationaux ou régionaux.
En effet, du point de vue des sociétés dans leur ensemble, le développement de ce type d’activités contribue à une forme de dumping social, mais aussi fiscal potentiellement dévastateur, tout en renforçant les dépendances et vulnérabilités économiques externes des sociétés d’implantation, alors que tout le monde (ou presque) s’accorde sur l’urgence de relocaliser les économies et de développer leur « résilience ».
Risques politiques
Enfin, Alibaba illustre également les risques politiques liés au développement d’entreprises multinationales dont la puissance économique et financière leur permet de rivaliser avec certains des plus grands États de la planète, une tendance encore plus marquée dans l’étape actuelle de numérisation du capitalisme qui confère parfois à ces entreprises des connaissances qui dépassent de loin celles des États sur leur propre société.
Résister ?
Face à ces constats, le capitalisme néolibéral ne manque pas de susciter régulièrement des résistances et des mises en cause plus ou moins radicales. Schématiquement, en termes d’objectifs poursuivis, on peut distinguer les résistances qui s’attachent à responsabiliser, plus ou moins vigoureusement, l’économie mondiale et ses principaux acteurs et celles qui veulent les transformer. Dans le premier cas, on retrouve des revendications telles que l’adoption de lois sur le « devoir de vigilance », la taxation des transactions financières, le traité contraignant sur les firmes multinationales ou encore les initiatives de responsabilité sociale des entreprises.
Dans le second, on retrouve les mises en cause des accords de libre-échange, les propositions de fermeture de la bourse, l’interdiction de la sous-traitance ou encore la socialisation/démantèlement des plateformes numériques. Il ne s’agit pas nécessairement d’opposer ces deux types de revendications, même si certaines peuvent apparaître incompatibles entre elles (difficile, par exemple, de plaider à la fois pour la suppression et la taxation de la spéculation financière). En effet, parfois, des gains « graduels » peuvent mener à des mises en causes structurelles plus radicales et dans le même ordre d’idée, le fait de revendiquer des choses radicales peut souvent faciliter l’obtention de gains graduels plus modestes.
En outre, en termes de modalité d’action, chacun de ces types de revendications peut s’appuyer sur des répertoires partagés qui vont de la grève au boycott en passant par les campagnes de sensibilisation, de lobbying ou de plaidoyer, mais aussi, de plus en plus, d’actions d’occupation voire de sabotage. Ces dernières s’appuient notamment sur un double constat concernant le fonctionnement du capitalisme néolibéral : d’une part l’importance prise par les flux dans un régime d’accumulation éclaté, fragmenté et fonctionnant à flux tendu à l’échelle internationale (d’où la pertinence des actions d’occupations/blocages) et d’autre part, le rapport de force particulièrement défavorable pour les actions de masse « traditionnelles » (dont la grève) qui découle précisément de l’éclatement et de la fragmentation mondiale de la production (et donc aussi des collectifs de travail) doublée de l’urgence écologique qui plaiderait plutôt pour le recours à des actions directes de sabotage.
Difficultés, anciennes et (relativement) nouvelles
Sans rentrer ici dans les débats sur la pertinence et la légitimité de telle ou telle modalité d’action, on peut néanmoins conclure en soulignant au moins trois problèmes qui se posent à ceux qui souhaitent s’opposer au développement d’une entreprise comme Alibaba, et plus largement, au fonctionnement du capitalisme néolibéral.
Le premier renvoie à la difficulté d’opposer une résistance transnationale à des entreprises et à un système économique qui fonctionnent pourtant principalement à cette échelle. Le problème est connu, mais les pratiques de lutte restent difficiles à identifier. Elles impliquent en effet d’articuler entre eux des acteurs et des dynamiques qui peuvent varier énormément d’un endroit à l’autre. Elles exigent aussi de pouvoir identifier clairement des instances et des processus décisionnels par définition moins accessibles pour le grand public, ce qui complique aussi la possibilité de mobiliser largement sur des enjeux qui apparaissent trop souvent lointains, techniques et abstraits.
Le deuxième problème renvoie à la difficulté d’articuler les enjeux de justice sociale et les questions de protection de l’environnement, alors même que ces deux enjeux revêtent une importance de plus en plus critique à l’échelle internationale. En effet, tout le monde n’en ressent pas l’importance et l’urgence de la même manière, comme en ont notamment témoigné les chocs entre les logiques de « fin du mois » et les logiques de « fin du monde », révélés lors du conflit des gilets jaunes en France. Dans le cas d’une entreprise comme Alibaba, on est ainsi face à un acteur qui contribue à la fois à la destruction de la planète, mais qui est aussi un gros pourvoyeur d’emplois… Face à ce problème, les jugements moraux ou les analyses théoriques élaborées ne sont pas d’un grand secours. Encore faut-il en tirer des revendications et des stratégies concrètes qui peuvent faire sens pour la majorité, c’est-à-dire qui partent du vécu et des situations réelles, plutôt que de positionnements idéologiques abstraits.
Enfin, dernier problème, la tendance actuelle à la fragmentation et à l’éclatement des luttes entre une myriade d’objectifs et de stratégies différents qu’il est souvent difficile d’articuler même localement, pour ne rien dire des articulations plus larges. Cette situation est en grande partie le résultat d’un rejet compréhensible de ce qu’on a pu appeler l’époque des « grands récits » (en particulier du récit marxiste) avec son rapport à la politique fait de sacrifice, de centralisme et d’étouffement des envies et attentes individuelles au profit d’une « Cause » unique. À l’inverse toutefois, si les luttes actuelles font (heureusement) davantage de place à l’horizontalité et aux désirs des individus, c’est trop souvent au mépris de considérations les plus minimales en termes d’efficacité, comme s’il suffisait de se faire plaisir pour avoir raison ou pour obtenir des résultats. Ici aussi, l’enjeu est donc de trouver une voie médiane entre un centralisme étouffant, et parfois dogmatique, et une horizontalité qui peut s’avérer stérile, un défi qui reste encore largement à relever…
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Comprendre et résister au capitalisme aujourd’hui : le cas d’Alibaba", Gresea, janvier 2021, texte disponible à l’adresse : [https://www.mirador-multinationales.be/analyses/entreprises-suivies/article/comprendre-et-resister-au-capitalisme-aujourd-hui-le-cas-d-alibaba]