La famille Agnelli est une véritable institution économique en Italie. À la tête depuis 120 ans du principal géant industriel italien, à savoir Fiat, elle exerce une influence décisive sur la situation économique, politique, sociale, voire culturelle de la péninsule comme de l’Europe.
Giovanni Agnelli (à droite), avec son petit-fils PDG héritier de Fiat Giovanni Agnelli (1921-2003) (Gianni), en 1940
Les origines
Il est une tradition de croire que nombre d’entrepreneurs sont partis de rien pour aboutir à un succès phénoménal. Mais, en réalité, c’est rarement le cas. Le fondateur de Fiat, Giovanni Agnelli est né en 1866 dans une famille aisée de propriétaires terriens dans la région piémontaise de Villar Perosa, à 80 km au sud-ouest de Turin. Il est destiné à une carrière militaire et est formé comme officier à l’Académie militaire de Modène. Il devient lieutenant de cavalerie.
Mais, en 1899, captivé par la grande innovation de cette fin de siècle, l’automobile, il fonde avec plusieurs associés la Fabbrica Italiana di Automobili Torino, ce qui deviendra Fiat. Il est passionné de courses de voitures et remporte plusieurs prix. Mais son essor vient avec les guerres, d’abord celle contre la Libye en 1911, puis la Grande Guerre 14-18. Agnelli fournit tout ce qu’il peut pour contribuer à l’effort de combat : camions, mitrailleuses, moteurs d’avions, ambulances…
Commencée avec 50 salariés, la firme occupe plus de 10.000 travailleurs en 1915. Il faut une nouvelle usine flambant neuve pour fabriquer l’imposant matériel militaire pour l’armée italienne. Ce sera l’usine de Lingotto, inaugurée en 1922 dans la banlieue sud turinoise. Dès le début, la nouvelle entreprise s’inspire du modèle de production d’Henry Ford avec mécanisation de l’outil, chaîne de montage, travail parcellisé… Par la suite, la firme verra encore plus grand avec l’usine de Mirafiori, située plus à l’extérieur de Turin pour bénéficier d’un espace plus large. Conçue en 1936, elle sera achevée en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Progressivement, Giovanni Agnelli rachète les parts de ses associés. Il devient officiellement président de Fiat en 1920. Mais il n’hésite pas à influencer les cours de bourse en lançant des fausses rumeurs optimistes ou en manipulant les actions pour les racheter à bas prix au détriment des petits porteurs. En 1908, tout le conseil d’administration de Fiat doit démissionner pour falsification des comptes. Mais le procureur ne parvient pas à présenter des preuves solides et Agnelli est acquitté.
Sénateur fasciste
En 1914, Agnelli rencontre Benito Mussolini et décide que sa firme automobile financera son parti. Celui-ci lui en sera reconnaissant, lors des critiques virulentes à propos des bénéfices démesurés de certaines firmes durant la guerre comme Fiat, le Duce passera l’éponge.
Les années 1920 sont l’occasion pour Agnelli de se diversifier. Il acquiert une participation importante dans La Stampa, un des principaux quotidiens du pays publié à Turin. Six ans plus tard, il en devient totalement propriétaire. Il investit ainsi dans les tracteurs, le ferroviaire, les navires, les avions… Il rachète la Juventus de Turin en 1923. Il crée sa propre banque pour financer l’achat de ses voitures à crédit. Pour gérer cet empire, il fonde en 1927 l’IFI, un holding qu’il contrôle, aujourd’hui devenu Exor.
Mais l’activité la plus lucrative est le matériel militaire. Élu sénateur à vie en 1923, il rejoint le parti national fasciste de Mussolini en 1932. Grâce à cela, il profite largement des commandes publiques et militaires. Puis, lorsque l’alliance avec l’Allemagne nazie est scellée, il participe à l’effort de guerre allemand. En 1945, même s’il a soutenu les Américains dès qu’il est apparu que le Duce ne parviendrait pas à ses fins, Giovanni Agnelli se voit privé de ses possessions. Il meurt le 16 décembre 1945 à l’âge de 79 ans.
Les héritiers
Il laisse son empire dans les mains de ses petits-fils, Giovanni, dit l’Avvocato (parce qu’il a réalisé des études de droit mais il ne fût jamais avocat), et Umberto. Comme ils sont trop jeunes pour diriger un tel ensemble, c’est Vittorio Valletta, l’administrateur délégué de Fiat qui prend la présidence. Giovanni, l’aîné, a alors 24 ans. Il mènera une vie de mondanités et de frasques très prisées par la presse « people » jusqu’en 1966, lorsqu’il devra prendre la présidence de Fiat, Valletta ayant atteint la limite d’âge. On estime ses revenus à cette époque à un million de dollars par an [1] , de quoi faire la fête et la une des journaux à scandales.
L’ère Valletta était particulièrement difficile pour les salariés. Celui-ci n’hésitait pas à licencier en bloc des travailleurs accusés de sympathie communiste. Fiat a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la mise à l’écart du PCI au gouvernement, et dans l’avènement de la Démocratie chrétienne sous l’égide américaine, notamment dans le cadre du plan Marshall. Valletta participera aussi à la fondation en 1954 du groupe de Bilderberg, cet organisme semi-secret qui réunit les dirigeants les plus importants des deux côtés de l’Atlantique.
La famille Agnelli participe régulièrement aux grandes réunions internationales qui regroupent en comité sélectif les élites économiques et politiques de la planète. Il en va ainsi pour le groupe de Bilderberg, puis pour la Commission Trilatérale, qui étend en 1973 les liens des hauts responsables aux Japonais, puis aux Asiatiques, ou pour l’Institut Aspen, du moins sa branche italienne.
Roi non couronné d’Italie
Giovanni Agnelli, l’Avvocato, est progressivement introduit dans les cercles du pouvoir Fiat. Il est élu maire de Villar Perosa dès 1946. En 1959, il prend la présidence de l’IFI. Quatre ans plus tard, il devient directeur de Fiat, où il travaille durant trois ans, jusqu’au moment où il en prend la présidence. En 1957, il assiste à sa première réunion du groupe de Bilderberg. Six ans plus tard, il fait partie de son comité directeur.
Durant ces années d’après-guerre, la famille Agnelli, à travers sa principale entreprise Fiat, étend son emprise sur l’industrie et économie italienne. D’un côté, elle filialise une série d’activités autrefois intégrées dans un vaste complexe d’intégration verticale, produisant tout le véhicule, des pièces à la voiture finale [2] . C’est le cas d’Iveco, créé en 1975, pour regrouper la production de poids lourds ou de Teksid, fondé en 1978, pour rassembler la fabrication d’acier pour Fiat. En 1973, le groupe spécialise ses outils robotiques dans une nouvelle société, COMAU.
D’un autre côté, Fiat prend le contrôle d’autres entreprises. Cela vaut surtout pour le secteur automobile. Ainsi, Autobianchi est repris en deux temps, en 1955 d’abord avec un pacte d’actionnaires entre Pirelli, Fiat et la famille Bianchi, en 1968 ensuite en acquérant toutes les parts. Lancia est intégrée au consortium en 1969. Fiat prend 50% de Ferrari en 1969, puis le reste en 1989. De même, Magneti Marelli, apparue en 1919, en partenariat avec Ercole Marelli, un constructeur de matériel électrique, est complètement racheté en 1967. Dans les années 1980, on estime que le groupe Fiat représente environ 3% du PIB italien.
En même temps, les Agnelli se lient avec Enrico Cuccia, qui préside Mediobanca, une institution semi-publique dirigeant l’ensemble du capitalisme italien. Il devient leur conseiller. Mais les relations vont dans les deux sens. Quand Ford veut racheter Alfa Romeo en 1986, Cuccia met tout en œuvre pour bloquer la tentative et Fiat peut acquérir son concurrent en payant moins que ce que le constructeur américain proposait [3] .
L’Italie est alors un pays gouverné par quelques clans fermés, parmi lesquels les Agnelli s’imposent comme les plus puissants.
Le tournant mondialiste
À l’heure de l’internationalisation de l’économie, le règne sur la péninsule ne peut plus suffire aux ambitions de la famille. À la fin des années 1970, Giovanni et Umberto Agnelli abandonnent la gestion opérationnelle de Fiat et la laissent à des experts en management. L’Avvocato se lance en politique sous la bannière du Groupe pour les Autonomies. Il se sera nommé sénateur à vie en 1991. Son frère milite au sein de la Démocratie chrétienne.
Umberto cofonde en 1983 la Table ronde des industriels européens (ERT selon le sigle anglais [4] ), un organe composé de quelque 45 dirigeants de multinationales européennes dont la fonction est d’exercer un lobbying au plus haut niveau des instances européennes. Depuis lors, un représentant de Fiat participe régulièrement à cette association [5] .
En 2003, Giovanni meurt, suivi 16 mois plus tard par son frère. C’est le petit-fils de l’Avvocato, John Elkaan [6] , qui reprend les rênes du groupe. Il installe Sergio Marchionne à la présidence de Fiat. Celui-ci entreprend de restructurer le groupe en profondeur. D’abord, il profite des difficultés de Chrysler pour le racheter progressivement à partir de 2009 et l’intégrer à un nouvel ensemble appelé FCA (Fiat Chrysler Automobiles).
Le groupe est scindé en deux en 2014. D’une part, il y a la partie automobile, reprenant les filiales produisant des voitures, FCA, mais aussi COMAU, Teksid et Magneti Marelli. De l’autre, la partie industrielle se structure autour de la fabrication de poids lourds, de tracteurs et autres engins de chantier, intitulé CNH Industrial. Les deux sont contrôlées par le holding Exor, dans lequel la famille est majoritaire : à 29% pour Fiat, à 27% pour CNH Industrial.
En même temps, la famille se centre sur des secteurs plus porteurs et plus lucratifs que l’industrie traditionnelle dans laquelle elle avait investi par le passé. Fiat Ferroviaria est vendu à Alstom en 2001, Magneti Marelli au japonais Calsonic Kansei en 2018. De la même façon, Avio et Fiat Engineering sont cédés. Ferrari est réintroduit en Bourse, mais Exor en détient toujours 23,7%.
Par ailleurs, le holding faîtier des Agnelli a augmenté sa participation en 2015 dans Partner Re, une compagnie de réassurances installée aux Bermudes. Un projet de fusion avec Axis Capital, auquel elle n’adhérait pas, a amené la famille à prendre totalement le contrôle de cette société, alors qu’elle en possédait 9,9% auparavant. La même année, le groupe britannique Pearson vend ses actions dans le magazine économique The Economist, ce qui permet à Exor de porter ses parts de 4,7% à 43,4%.
De cette façon, la famille est toujours active, plus seulement à un niveau italien, mais à l’échelle mondiale. La tentative avortée de fusion avec Renault en est la preuve. La proposition qui vient de John Elkaan lui-même tente de rendre FCA un acteur majeur de la construction automobile mondiale, en produisant quelque 8,7 millions de voitures par an, voire plus de 15 millions, si on ajoute Nissan et Mitsubishi Motors dans la corbeille du mariage [7] .
La valeur estimée du patrimoine de John Elkaan s’élevait à 850 millions de dollars en 2016 [8] . Celle de la famille se monterait à 13,5 milliards de dollars en 2014 [9] .