Depuis l’annonce en décembre 2018 de l’implantation prochaine du géant chinois du commerce électronique à l’aéroport de Liège, les partisans du projet tentent de répondre aux critiques qu’il soulève en mettant en avant ses avantages en matière de création d’emplois. Pourtant, à supposer qu’un tel argument soit encore pertinent à l’heure de l’urgence écologique, les « avantages » affichés sont loin d’être aussi évidents qu’annoncé.
« On entend cette contestation. Mais nous, on développe le secteur aérien et l’emploi. C’est essentiellement à ça que nous pensons. Dans une ville comme Liège où il y a 24 % de chômage, il faut penser aux emplois. » [1] Voilà comment Luc Partoune, Directeur général de Liege Airport, balayait récemment les critiques formulées à l’encontre de l’arrivée d’Alibaba à Liège [2]. Dans la même veine, Olivier De Wasseige, administrateur délégué de l’Union wallonne des entreprises, déclarait récemment à la RTBF : « le consommateur de demain, que Alibaba soit en Hollande, en France, ou à Liège, il achètera toujours sur Alibaba. Si les gens continuent à acheter sur Alibaba, autant que cela crée parallèlement des emplois à Liège » [3]. On le voit, la « création d’emplois » constitue donc – comme souvent – l’argument massue censé entraîner l’adhésion à un projet d’implantation aux conséquences pourtant hautement discutables. Mais, à supposer que cet argument soit recevable [4], est-il seulement fondé ? Rien n’est moins sûr...
Des doutes sur la quantité d’emplois créés...
D’abord, parce que rien ne dit que le nombre d’emplois annoncés va effectivement se matérialiser. Les chiffres qui circulent à l’heure actuelle tablent en général sur 900 emplois directs et 2100 indirects [5]. Les dirigeants de Cainiao (la filiale logistique d’Alibaba qui gérera l’entrepôt liégeois) ont récemment confirmé le premier chiffre, mais sans vouloir s’engager sur le second [6]. Et même sur les emplois directs, ils ont affirmé « s’attendre à la création de 900 emplois » (comme si ces créations ne dépendaient pas d’eux ?), « une fois que le projet serait bien lancé ». On a connu engagement plus ferme… Jean-Luc Crucke ou Kris Peeters, respectivement ministre wallon responsable des aéroports et ministre fédéral de l’Emploi, parlent d’ailleurs plutôt de 250 à 300 emplois créés, « dans un premier temps » [7]. Un chiffre plus réaliste, mais qui interpelle tout de même quand on sait qu’un des principaux entrepôts d’Alibaba à Hangzhou, sa ville d’origine, n’emploie qu’une centaine de travailleurs permanents [8].
Autre élément qui invite à se méfier des chiffres annoncés, l’automatisation croissante du secteur, dont Alibaba, se présente comme un des champions à l’échelle mondiale. Les coûts de main-d’œuvre représentent en effet en moyenne 65 % des coûts opérationnels d’un entrepôt logistique [9]. Et c’est encore plus le cas pour le commerce électronique, dont le maniement de plus petits colis nécessite plus de main-d’œuvre, avec des exigences de rapidité, elles aussi plus élevées [10]. D’où la tentation encore plus grande, chez les géants du secteur, de développer et/ou d’adopter des technologies qui leur permettent d’économiser du travail (soit en l’automatisant, soit en le rendant plus productif).
Depuis 2017, Cainaio opère ainsi des « entrepôts intelligents » dans lesquels 70 % du travail est effectué par des robots [11]. Une dynamique dans laquelle est également engagé son grand rival Amazon [12]. Attention toutefois, ici comme ailleurs, les craintes d’une disparition massive d’emplois restent largement exagérées, en particulier à court moyen terme [13]. C’est en tout cas la conclusion d’une récente étude sur « l’avenir des entrepôts » aux États-Unis, qui considère que dans les années à venir, l’augmentation de la demande devrait plus que compenser les conséquences de l’automatisation dans le secteur [14]. Les auteurs poursuivent néanmoins en ajoutant que « la croissance de l’emploi peut être tempérée par l’utilisation accrue de technologies permettant d’économiser de la main-d’œuvre, en particulier dans les entrepôts de commerce électronique. (...) Sur le long terme, en l’absence de changements majeurs dans l’économie ou dans le contexte des stratégies d’adoption des technologies par les entreprises, l’utilisation croissante de la technologie pointe vers une réduction de la main-d’œuvre » [15].
...Et sur leur qualité
Au-delà du nombre d’emplois créés, on peut aussi (et peut-être surtout) s’interroger sur leur qualité. Ici aussi, Luc Partoune se veut rassurant, ce seront « des emplois de qualité et durables » [16]. Pourtant, l’expérience montre que les conditions de travail dans le secteur de la logistique sont précaires et difficiles [17]. Il s’agit en effet d’un travail physique, exigeant, soumis à des contraintes de rapidité et de flexibilité croissantes. Derrière l’objectif d’Alibaba de pouvoir livrer partout dans le monde en moins de 72h, il y aura ainsi des travailleurs soumis à des cadences infernales, y compris la nuit et les week-ends. Ministre fédéral de l’emploi au moment de la signature de l’accord avec Alibaba, Kris Peeters s’est d’ailleurs félicité d’y avoir contribué grâce à sa fameuse loi ayant notamment flexibilisé le travail de nuit, le travail du dimanche ou encore le recours aux heures supplémentaires... [18]
Cette donnée est d’autant plus importante que la rapidité de livraison constitue un des éléments de différenciation cruciaux entre plateformes de commerce électronique. D’ailleurs, pour les auteurs de l’étude déjà citée sur l’automatisation des entrepôts, le risque réel que cette automatisation pose à court terme sur l’emploi ne concerne pas tant leur nombre que leur qualité, avec des technologies qui visent surtout à augmenter les cadences et l’intensité du travail, ainsi que son étroite surveillance [19]. Autre conséquence, une déqualification croissante des tâches qui favorise la substituabilité entre travailleurs, avec notamment à la clé un recours facilité au travail intérimaire, pourtant déjà endémique dans une industrie étroitement dépendante de « pics de commandes » saisonniers (cf. note 8 ci-dessus).
Les sceptiques rétorqueront qu’Alibaba est régulièrement louée comme un exemple « d’entreprise responsable », comme en témoignent notamment ses partenariats avec l’ONU [20] ou l’engagement personnel de Jack Ma en faveur du « développement durable » [21]. Mais d’autres sons de cloches existent. Moins flatteurs, ils font écho à des pratiques de management et à des rapports de travail pour le moins problématiques au sein du groupe. En avril 2019, Jack Ma suscitait ainsi l’indignation en louant la culture du « 996 » (travailler de 9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine) qui domine dans le secteur de la tech chinoise [22]. Un « immense bonheur », selon lui, pour les salariés… qui ne semblent pas vraiment partager son avis [23]. Autre exemple, le développement par Alibaba d’un logiciel de communication au travail, « Ding Talk », accusé d’être « inhumain et de détruire la confiance », notamment en raison des fonctions qui lui permettent de traquer et de surveiller les employés qui l’utilisent [24]. Plus largement, certains reprochent aussi au groupe d’entretenir une forme de culte à sa gloire, avec des employés plus ou moins directement incités à s’identifier à l’entreprise et de s’engager pour elle à 100 %, y compris dans leur vie privée [25].
Des coûts niés ou minimisés
Enfin, dernier élément à prendre en compte : le coût pour la collectivité de ces créations d’emplois. Celui-ci est en effet loin d’être négligeable, même si de nombreux aspects sont difficiles à quantifier. D’abord, parce que tous les « coûts » ne sont pas quantifiables. Le massacre d’un paysage, par exemple, ou encore les insomnies dues à une intensification du trafic aérien ne sont pas des éléments réductibles à un quelconque calcul chiffré [26]. Ensuite, parce que, même quantifiables, d’autres coûts n’apparaîtront que progressivement et de manière diffuse, probablement à moyen long terme. On peut penser ici aux pertes d’emplois que risque de causer le développement des activités d’Alibaba dans des commerces locaux et de proximité [27]. Ou encore aux pertes d’activité et/ou d’attractivité économique qui pourraient découler d’une trop forte congestion routière en lien avec l’arrivée d’Alibaba à Liège. Un des enjeux d’une véritable étude d’incidences (telle que la réclament notamment le collectif « Watching Alibaba » ou encore le « Comité Citoyen Aéroport de Liège-Bierset » (CCAL)) consiste d’ailleurs à essayer de recenser et d’objectiver ces risques ainsi que leurs coûts.
Et même pour les coûts immédiats et directs, d’importantes zones d’ombre demeurent, dans la mesure où les conditions exactes des accords conclus entre Alibaba, Liege Airport et les autorités régionales et fédérales ne sont pas connues. Est-ce qu’elles incluent, par exemple, des exonérations ou autres avantages fiscaux ou réglementaires comme c’est souvent le cas dans ce type d’accord ? Et si oui, lesquels ? On sait que l’initiative « eWTP » d’Alibaba, rejointe par la Belgique et dans laquelle s’inscrit notamment l’implantation de Cainiao à Liège [28], vise en particulier la mise en place de « zones franches numériques » [29] sur le mode de ces « zones d’exceptions » qui se sont multipliées à l’échelle mondiale depuis 30 ans pour favoriser le commerce au détriment des droits sociaux, fiscaux et environnementaux nationaux [30]. On sait également que la Wallonie vient justement de créer des zones franches de ce type sur son territoire [31] et que l’une d’elles englobe précisément le site de l’aéroport… A minima, cela signifie qu’Alibaba devrait pouvoir bénéficier d’une « dispense de versement de 25% du précompte professionnel dû par l’entreprise pour ses nouveaux travailleurs, et ce durant deux ans ». Mais d’autres avantages de ce type sont-ils prévus, dans l’immédiat ou à l’avenir ?
Ce que l’on sait en tout cas déjà, c’est que, dans le meilleur des cas, la création de 900 emplois aux conditions et aux finalités douteuses impliquera l’artificialisation de surfaces énormes [32] de terres agricoles particulièrement fertiles, mises à disposition d’Alibaba dans des conditions extrêmement avantageuses.
Il existe un terme en économie pour désigner les conséquences de ce type de décision : le « coût d’opportunité ». Le coût d’opportunité désigne en effet la meilleure option alternative dont on se prive en effectuant un choix donné. Dans le cas qui nous occupe, n’existe-t-il pas de meilleures façons d’utiliser nos terres et nos ressources publiques ?
Pour citer cet article : Cédric Leterme, Arrivée d’Alibaba à Liège : cadeau pour l’emploi ?
http://gresea.be/Arrivee-d-Alibaba-a-Liege-cadeau-pour-l-emploi