Les sociétés transnationales (STN) sont au centre de l’attention depuis plusieurs décennies. Des violations des Droits Humains et de l’environnement ont été observées à de nombreuses reprises, de l’industrie de l’habillement au Bangladesh à l’exploitation pétrolière en Équateur, avec pour point commun l’impunité des STN. Les procédures existantes ne permettent pas aux victimes d’obtenir justice, aucune juridiction au niveau international n’étant compétente
De la RSE au traité contraignant ?
Plusieurs initiatives ont été promues pour atténuer ce phénomène au cours des dernières décennies. En 2011, les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » présentés au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU) par le rapporteur Ruggie sont adoptés à l’unanimité. Au niveau de l’UE [1] et de l’OCDE [2], des textes relativement proches sont promulgués, sans parvenir à modifier les pratiques des STN. Malgré les bonnes intentions, près de deux décennies auront été perdues dans la RSE (Responsabilité sociale de l’entreprise) et les codes de conduites volontaires, ceux-ci étant dépourvus de réelles obligations juridiques avec sanction à la clé.
Depuis 2013, à l’initiative notamment de l’Équateur, un projet de traité contraignant sur les multinationales est à l’étude au CDHNU. Un groupe de travail intergouvernemental se réunit annuellement pour en élaborer les contours. Une première mouture présentée en 2018 [3] se révèle pour l’heure tout à fait insatisfaisante [4], car dépourvue d’obligations directes pour les STN ou de mécanismes de mise en œuvre.
Une autre initiative, au niveau national cette fois, est la loi française sur le devoir de vigilance votée en 2017 à la fin de la présidence Hollande. Bien qu’imparfaite, elle impose aux entreprises de plus de 5.000 salariés en France et/ou 10.000 travailleurs dans le monde de recenser les risques sociaux et environnementaux liés à leurs activités sur l’ensemble de leur chaine de valeur (filiales, fournisseurs et sous-traitants inclus). Concrètement, le texte impose aux grands groupes d’élaborer un plan de vigilance pour prévenir et anticiper d’éventuelles violations des droits de l’homme ou de l’environnement. Pour l’entreprise, ces plans se résument principalement à lister les mesures de prévention en place et à décrire comment elle les met en œuvre, autrement dit à énumérer ses dispositifs de RSE existants [5]. Si cette loi est un progrès en matière de transparence, « les seuils finalement retenus par le législateur n’auraient certainement pas permis au devoir de vigilance de s’appliquer à un grand nombre des entreprises qui exploitaient leurs activités [6] » à l’usine du Rana Plaza au Bangladesh. En outre, si l’entreprise met en œuvre un plan de vigilance et prouve qu’elle a mis en œuvre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir d’éventuelles violations des droits de l’homme, elle se dédouane de toute responsabilité pour des problèmes sociaux ou environnementaux qui pourraient néanmoins prendre corps sur sa chaine de valeur.
Devoir de vigilance
Une loi semblable à celle votée en France est-elle envisageable au Luxembourg ? Sous réserve d’une majorité parlementaire, le Luxembourg pourrait tout à fait suivre l’exemple français.
Plusieurs questions demeurent. La première est celle du périmètre de la loi. Quelles entreprises sont concernées ? Celles de plus de 5.000 salariés dans le pays et/ou 10.000 dans le monde ? Un tel critère ferait-il sens au Luxembourg ?
En se référant à la liste des principaux employeurs publiée en 2018 par STATEC, le service statistique luxembourgeois, aucune entreprise n’emploie plus de 5.000 travailleurs et seules quatre (dont 2 publiques) ont plus de 4.000 salariés : la Poste et CFL (chemins de fers), le groupe Cactus (grande distribution) et Arcelor Mittal (sidérurgie).
L’autre seuil mentionné dans la loi française est celui des 10.000 travailleurs dans le monde pour les entreprises étrangères, bien que son champ d’application ne soit « pas d’une limpidité absolue » [7]. Une filiale française d’un groupe étranger de plus de 10.000 travailleurs devrait logiquement publier un plan de vigilance. De nombreuses STN (filiales incluses) disposent d’effectifs mondiaux supérieurs à ce seuil. Pourtant, en 2018, seules 60 entreprises avaient établi un plan de vigilance, dont une seule étrangère [8], le groupe bancaire HSBC.
Avec les mêmes critères, la filiale luxembourgeoise d’une entreprise étrangère de plus de 10.000 travailleurs devrait-elle publier un plan de vigilance sur ses activités ? Théoriquement oui. Reste à voir le rôle des filiales luxembourgeoises concernées.
Un autre critère pourrait être lié au fait que l’entreprise soit cotée en bourse ou pas. Là encore, certaines multinationales échapperaient à la loi, car n’étant pas cotées, comme Ikea ou Cargill, le négociant de matières premières. Dans le cas luxembourgeois, ce critère pourrait être plus large que celui des effectifs salariés, mais reviendrait à prendre en compte une majorité d’acteurs bancaires ou financiers principalement présents pour le marché obligataire.
La transparence au Luxembourg
Comme nous venons de le voir, il n’est pas aisé de trouver un critère prenant en compte l’ensemble des multinationales susceptibles de présenter des risques en termes de droits humains, à plus forte raison au Luxembourg. La taille de l’économie nécessiterait de trouver des seuils suffisamment bas pour y inclure toutes les filiales concernées, mais des niveaux de chiffre d’affaires, de bilan ou d’effectifs salariés trop restreints reviendraient à inclure de petites entreprises locales pour lesquelles le devoir de vigilance n’aurait que peu de sens. Le critère de la localisation de la maison mère risquerait également de manquer sa cible. En effet, le nombre de STN ayant leur siège principal au Luxembourg - en dehors de fonds d’investissement ou de banques - se compte sur les doigts de la main.
La loi française évoque les filiales contrôlées directement ou indirectement par le groupe. Au Luxembourg, on compte plusieurs centaines, voire des milliers d’entreprises répondant à ce critère. Deux problèmes se posent dès lors : comment les identifier ? Quel rôle jouent ces filiales ?
Généralement, et cela n’est pas propre au Luxembourg, il n’est pas aisé d’obtenir des listes de sociétés transnationales. La plupart des pays européens disposent de registres consultables en ligne, mais ceux-ci ne permettent pas de rechercher des entreprises en fonction de leur taille, ou de leur chiffre d’affaires. Le nom et/ou le numéro d’entreprise sont nécessaires. Mais dans de nombreux cas, les filiales de STN n’ont pas la même dénomination que leur maison mère.
Dans le cas de sociétés cotées en bourse, il est possible de retrouver la liste des filiales, généralement en annexe des comptes. Si l’entreprise n’est pas cotée, cela devient compliqué. Et même dans le cas d’entreprises cotées, le Luxembourg permet des exemptions de publication de compte pour certaines filiales. Par exemple, la multinationale de l’énergie Engie déclare dans son rapport annuel posséder plusieurs filiales au Luxembourg : Electrabel Invest Luxembourg, ENGIE Corp Luxembourg SARL, ENGIE Treasury Management SARL et ENGIE Invest International SA. Mais ces sociétés ne sont pas tenues de publier de comptabilité en application de l’art. 70 de la loi du 19 décembre 2002. Difficile dans ces conditions d’avoir une vue claire sur les filiales présentes au Luxembourg et leur rôle au sein de la STN.
Le Grand-Duché propose plusieurs ressources en ligne afin d’identifier les entreprises présentes dans le pays. Le STATEC publie un répertoire des entreprises du pays (sauf entreprises exemptes de TVA et sociétés dont les informations sont incomplètes). Le répertoire reprend plus de 33.000 entreprises, mais ne couvre pas toutes les activités comme les activités des sociétés holding, les fonds de placement ou encore les fonds d’investissement.
Les sociétés holding sont des sociétés financières qui regroupent les participations détenues dans d’autres sociétés et peuvent gérer des placements, des brevets, etc. Elles jouent un rôle assez proche de celui d’une maison mère de STN, détentrice des participations dans l’ensemble de ses filiales. Elles ne sont pas seulement utilisées par des multinationales, mais également par des familles fortunées pour gérer des successions par exemple. Ces sociétés disposent de plusieurs exemptions au Luxembourg, comme le non-assujettissement à l’impôt sur les bénéfices ou sur la fortune et n’apparaissent pas dans les registres publics.
D’autres sources d’information privées existent. Il s’agit de bases de données financières qui regroupent des dizaines de milliers d’entreprises et sont souvent plus complètes que les registres publics, à l’instar de Thompson Reuters ou du Bureau van Dijk. Problème : ces registres sont payants (quelques milliers d’euros annuellement). Là encore, il est difficile d’obtenir des informations précises. Les données reprises dans ces bases visent généralement les investisseurs, et sont souvent incomplètes lorsqu’il s’agit de connaitre l’actionnariat des entreprises, ses effectifs ou encore l’organisation des filiales.
Il demeure donc tout à fait compliqué de cartographier les multinationales présentes au Luxembourg et leurs filiales du fait de registres incomplets, payants, et d’exemptions permettant de ne pas publier de comptes ou de ne fournir qu’une information sommaire.
Quel rôle pour les filiales luxembourgeoises ?
Quand bien même les données sur les sociétés transnationales et leurs filiales au Luxembourg seraient plus facilement accessibles, un devoir de vigilance du type de celui voté en France atteindrait-il sont but ? Cela n’est pas si sûr.
Le Luxembourg est réputé pour son régime fiscal attractif et la facilité avec laquelle il est possible d’y créer des filiales, holdings ou succursales. La loi comptable permet un certain nombre d’exemptions et de déductions fiscales. Certains domaines comme les droits de propriété intellectuelle (brevets, marques, etc.) les captives de réassurance (des assurances internes aux groupes), le régime des participations (qui permet sous conditions d’exonérer les dividendes de taxes), les sociétés d’investissement et fonds de placement bénéficient de régimes d’exonération fiscale avantageux.
Le plus souvent, les filiales présentes dans le Grand-Duché assument des fonctions de service interne (finance, gestion d’actifs, etc.) au sein des STN sans en être les réels centres de décision. Si les plans de vigilance « français » devaient s’appliquer, seules ces filiales, dont les activités sont souvent tout à fait annexes – bien que financièrement importantes – dans l’activité « productive » seraient impactées, et pas les maisons mères.
Une loi sur la vigilance des multinationales au Luxembourg serait un progrès notable, bien que son application et les critères qui devraient y figurer doivent encore être mieux balisés. Un premier pas est peut-être à rechercher dans une transparence accrue au niveau des registres publics et des activités des sociétés installées dans le Grand-Duché.
Sur le même thème :
– Responsabilité sociale des entreprises : autopsie d’un concept. Erik Rydberg, décembre 2009 in "Le pouvoir des entreprises transnationales". Avril 2011 Coredem. Lien sur le site : http://www.gresea.be/Responsabilite-sociale-des-entreprises-autopsie-d-un-concept
– L’entreprise régulée : réglementation vs RSE. Lise Blanmailland, GE 80 oct-nov,dec 2014 . Lien sur le site : http://www.gresea.be/TINA-There-is-no-alternative-Les-rapports-de-production-alternatifs, numéro téléchargeable
Cet article a paru dans Brennpunkt Drëtt Welt 304, décembre 2018.
Pour citer cet article :
Romain Gelin, "Devoir de vigilance : la transparence comme préalable ?" décembre 2018, texte disponible à l’adresse :
[https://gresea.be/divers/a-la-une/article/devoir-de-vigilance-la-transparence-comme-prealable]