Un pouvoir démesuré et concentré dans les mains d’une poignée de multinationales, fantasme ou réalité ? Quelles sont les stratégies mises en place par l’UE afin de s’assurer l’accès aux matières premières ? Comment les BRICS (les cinq pays dits “émergents” : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) évoluent-ils dans ce contexte ? Quel est la marge de manœuvre des pays du Sud qui envisageraient de se développer ? Raf Custers, chercheur au Gresea et auteur de “Chasseurs de matières premières“, répond à ces questions et nous éclaire sur les enjeux colossaux du sous-sol et les mouvements tectoniques qu’ils entraînent pour notre vie quotidienne. Entretien.

Quel était votre motivation au moment d’écrire votre livre “Chasseurs de matières premières” ?

J’avais constaté que les gens ont trop peu de conscience des mécanismes à l’œuvre dans le secteur des matières premières. Ou de l’exploitation des matières premières par les multinationales.

C’est-à-dire que les gens ne sont pas curieux sur l’origine de leurs iphone ?

Un travail d’information a été fait, mais il est limité. Par exemple, la chaîne qui conduit d’une mine à une moto : Au tout début de la chaîne, il y a la matière brute. Et tout à la fin il y a un produit de consommation. En revanche, entre les deux, on trouve toute une série de maillons dans la chaîne et toute une série d’acteurs. Des acteurs très divers…

En ce qui concerne les mécanismes de cette organisation en chaîne, je pense donc que la conscience est beaucoup trop faible. Lorsqu’on nous détaille , par exemple, les matériaux utilisés dans les Smartphones ou les tablettes… l’information est parfois un peu trop moralisante ! Un exemple : depuis 5-10 ans les actualités ont pointé du doigt des milices en liaison avec le conflit en RDC, au Congo. On nous a dit : “oui, au Congo il y a eu un conflit, une guerre civile en quelque sorte”, “les richesses du Congo ont été exploitées par des milices pour leur propre profit”, “ce sont des minerais contaminés, minerais de sang, qui sont utilisés pour fabriquer ces appareils électroniques, et donc il faudrait nettoyer la chaîne…”

Pensez-vous que cette approche ne permette pas de saisir tous les enjeux ?

Très souvent ces schémas sont simplifiés, pour ne pas dire simplistes, parce qu’on présente l’affaire comme s’il y avait une responsabilité directe. Mais la réalité est beaucoup plus compliquée, plus complexe. Très souvent aussi, ce sont des ONG qui font ce travail de sensibilisation. Ils utilisent un cas pour ensuite faire un plaidoyer auprès de politiques, au Parlement Européen par exemple. Cette sensibilisation a pour but de faire comprendre les enjeux aux responsables politiques. Alors, pour avoir un appui dans l’opinion publique il faut présenter la chose comme si elle était vraiment très simple. Et simple à résoudre également.

Quoiqu’il en soit, ce travail de sensibilisation, d’information, reste tout de même une exception. Sur l’ensemble des activités dans ce secteur, les connaissances de l’opinion publique en général sont beaucoup trop faibles. En fait, on ne voit pas les multinationales. Elles cherchent à se rendre invisibles. Je pense que c’est ça le facteur déterminant. Donc, on a un appareil ici, un bien de consommation, mais on ne se rend plus compte d’où viennent les matériaux qui sont nécessaires pour fabriquer tout ça…

Vous observez ces multinationales depuis des années. Comment évoluent-elles ?

Dans le secteur minier, donc les industries minières, il y a une nette concentration des plus grandes entreprises minières. Il y a dix ans il y avait à peu près 150 entreprises majeures, des « majors » comme on dit en anglais. Sur quelque 4000 ou 5000 qui étaient actives dans ce secteur, il y avait donc 150 vraies entreprises minières de grandes tailles. Et toutes les autres ce sont des entreprises de tailles moyennes, mais surtout de toutes petites entreprises qui font le travail d’exploration et qui sont, pourrait-on dire, l’avant-garde pour éventuellement trouver de nouveaux sites d’exploitation.

Ce sont très souvent des entreprises spéculatrices, qui font une sorte de calcul financier . D’abord elles vont chercher leur titre d’exploitation ou d’exploration et ensuite elles le vendent à des entreprises plus grandes, pour faire un bénéfice sur le travail qu’elles ont fait. Mais ces entreprises n’ont ni les moyens financiers, ni techniques, ni la main d’œuvre pour vraiment exploiter des grandes mines.

On peut dire que le secteur minier est vraiment dominé par une poignée d’entreprises multinationales, qui le plus souvent sont des entreprises anglo-saxonnes : britanniques, américaines, ou canadiennes, ou australiennes, ou sud-africaines. Ce qui s’explique en partie par le fait qu’au Canada, par exemple, il y a un régime de taxation très favorable pour ce type d’entreprises. Donc elles vont créer un siège au Canada pour être actives ailleurs dans le monde. Mais il s’agit seulement d’une poignée !

Qu’est-ce qui a changé dans le secteur minier depuis que vous avez publié votre premier livre ?

Ce qui m’a frappé depuis que j’ai fait Chasseurs de Matières Premières c’est que dans les BRICS , par exemple, donc les cinq ou six, pays d’économies émergentes, se sont également développées parfois de très grandes entreprises multinationales.

C’est le cas de Vale, par exemple, au Brésil. J’ai découvert que Vale est une énorme entreprise. Le plus grand producteur de fer au monde. Et le fer, c’est la deuxième matière première la plus utilisée après le pétrole. Vale est vraiment le champion de la production de fer dans le monde. C’est une entreprise brésilienne qui a, en grande partie, des pratiques très similaires à celles des entreprises multinationales occidentales.

Que pouvez-vous nous expliquer sur le phénomène des cartels ? Les multinationales se mettent-elles d’accord entre elles pour fixer les prix ?

Ce phénomène existe, absolument. Je travaillais justement sur un « cartel » des plus grands producteurs de fer, qui s’est organisé contre la Chine, contre le pouvoir de la Chine. C’est un épisode qui date de 2010-2011, au moment où les prix du fer montaient rapidement, comme les prix des autres matières premières ou des autres métaux. La Chine espérait pouvoir se monter contre les fournisseurs de fer occidentaux avec Vale, qui est brésilien. Les producteurs se sont alors organisés tacitement – on ne peut pas le dire ouvertement, et eux ne le diront jamais ouvertement. Ils se sont organisés, comme par hasard…contre la Chine.

À ce moment-là, tout le système des contrats qui existait depuis les années 60 était en train d’être déstabilisé. Avant il y avait donc des contrats de longue durée, d’un an par exemple, et on fixait un prix pour une année. Mais ce cartel, de fait, a essayé de briser ce système pour avoir des contrats de courte durée et, par exemple, après six mois d’exploitation, pouvoir adapter le prix à la situation du marché. Et ne pas devoir attendre la fin de l’année pour fixer un nouveau contrat. Parce que sur le marché « Spot » (le marché du jour) les prix montaient beaucoup plus rapidement que les prix fixés dans les contrats. Donc ils voulaient se rapprocher de ce marché « Spot » en brisant les contrats. Là ils étaient en contradiction direct avec la Chine qui était à ce moment-là -et qui l’est toujours- le plus grand consommateur de métaux au monde.

La Chine a dû plier. La Chine est en train de devenir, ou est probablement déjà devenue, l’économie la plus forte au monde, mais à ce moment-là elle ne l’était pas. Donc elle a dû plier devant le pouvoir de trois ou quatre grands producteurs multinationaux de fer.

Y a-t-il des mécanismes qui permettent de contrôler ces pratiques ?

Oui. Suite à la vague des indépendances des pays du tiers monde, dans les années soixante et septante, des bureaux des Nations-Unies ont organisé des systèmes pour équilibrer les prix des matières premières et pour faire en sorte que les petits producteurs ou les pays producteurs aient des prix justes, ou relativement justes. C’étaient des bureaux qui achetaient des matières premières lorsque les prix étaient bas et qui vendaient des matières premières lorsque les prix montaient trop haut, pour stabiliser les prix dans leurs marchés. Et donc pour essayer d’obtenir un équilibre, plus ou moins, entre l’offre et la demande.

Quelles expériences méritent d’être remarquées ?

J’ai vu ça personnellement en Côte d’Ivoire, il y a longtemps déjà. Dans les années nonante, la Côte d’Ivoire était le premier producteur de cacao. Le pays avait un bureau d’achat et de vente, et de stabilisation. Lorsque les pays petits producteurs nationaux ne gagnaient pas assez, ce bureau achetait du cacao aux exploitants pour leur garantir en quelque sorte un salaire juste. Et lorsque les prix risquaient de monter trop haut, et qu’on ne pouvait plus vendre, ils lâchaient une partie de leur réserve dans le marché.

Tous ces systèmes, qui étaient globalement des systèmes de protection des économies nationales, ont été abolis sous la pression des institutions internationales financières, comme la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International. Parce qu’ils ont dit : « Là où vous intervenez dans le marché, vous devez laisser jouer les mécanismes du marché. Donc il faut abolir ces systèmes. »

Il y a eu des systèmes internationaux pour un nombre restreint de matériaux, comme l’étain par exemple, ou le caoutchouc. Mais qui fonctionnaient de la même manière. Tous ces systèmes ont été abolis sous la pression de la Banque Mondiale, du FMI et des états occidentaux.

Dans les années 1960-70 un mouvement de pays s’est rassemblé sous l’égide du CNUCED (Conférence des Nations unies sur le Commerce Et le Développement), afin de mener cette bataille…Qu’en est-il aujourd’hui ?

En effet, c’étaient vraiment les grands producteurs d’une série de matériaux qui s’étaient mis ensemble pour installer ce type de mécanismes régulateurs. Malheureusement ça n’existe plus. Mais ce sont des modèles qu’on devrait réinventer. D’ailleurs, en ce moment même, on est en train de réinventer un tel système pour les crédits carbone, ici en Europe, dans l’Union Européenne. Parce qu’on sait que les prix des crédits carbone sont beaucoup trop bas et que les entreprises ne sont pas incitées à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre.

Il faut donc faire augmenter le prix de ces crédits, et de ce fait avoir un véritable système de régulation des prix, pour obliger les entreprises à ne plus produire, ou à produire moins de gaz à effet de serre. On ne peut pas dire que l’Europe se soit inspirée des systèmes qui ont existé à l’époque, mais c’est toujours le même principe.

En réalité, je suis obligé de constater qu’on est en train de régresser, d’aller vraiment en arrière, de perdre sur ce terrain-là. On a perdu beaucoup de systèmes qui étaient avantageux. Maintenant, d’année en année ça devient vraiment la loi de la jungle pour tous les pays producteurs et pour les gouvernements vis à vis des entreprises multinationales.

Quelques jours avant le sommet de l’OPEP à Doha, au Qatar (avril 2016), une réunion de ministres et de délégations de la Colombie, de l’Équateur, du Mexique et du Venezuela s’est tenue à l’UNASUR, Quito, pour “que l’Amérique Latine envoie un signal d’intégration au monde : il faut stabiliser les prix du pétrole “(Guillaume Long, ministre des affaires étrangères équatorien)

Pourtant, votre livre “Chasseurs de matières premières” n’est pas du tout pessimiste. A travers vos enquêtes de terrain et vos investigations, vous guidez le lecteur dans les dessous des batailles menées par les multinationales, lorsque certains États font preuve de détermination et essaient de négocier des contrats dans l’intérêt national…

Il y a toujours des exceptions, qui restent plutôt marginales, de gouvernements qui essayent d’affronter les entreprises multinationales. Je pense par exemple à l’Indonésie, et dans une certaine mesure également aux Philippines. Ces dernières années, l’Indonésie a essayé de limiter les exportations des matières brutes en imposant des taxations à l’exportation, pour justement obliger les entreprises multinationales à traiter les métaux bruts dans le pays même et à organiser une industrie de traitement en Indonésie et non ailleurs..

Je pense à la République démocratique du Congo qui a adopté un nouveau Code minier assez souverain et combattu pour cette raison le lobby des grandes entreprises minières qui se sont installées dans ce pays.

C’est un conflit qui se déclenche. Ces luttes, qui se mènent entre le gouvernement et les entreprises, ne sont jamais conclues. Elles traversent des conjonctures : il y a des moments où le gouvernement est plutôt en mesure de s’imposer, mais ce sont des exceptions. Au niveau mondial, c’est vraiment le marché libre et le jeu des entreprises multinationales qui l’emportent.

Avec la chute des cours du pétrole à partir de 2014 on a vu l’économie des pays exportateurs se détraquer. L’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) peut-elle changer les choses ?

D’un côté on a l’OPEP, cartel d’un nombre restreint de pays producteurs de pétrole, et de l’autre côté l’Agence d’Énergie Internationale, qui est une structure parallèle organisée par les États-uniens dans les années 1970, notamment grâce à l’aide d’Henry Kissinger. Dès lors, l’OPEP n’a pas été en mesure d’imposer un système de stabilisation à travers ses prix. En plus, au sein de l’OPEP, il y a de fortes contradictions entre les très grands producteurs, qui veulent couler le pétrole, et les autres qui voudraient que la production soit réduite pour que le prix monte et que leur revenu fasse de même.

Des grands producteurs de pétrole, comme le Nigeria, le Venezuela ou l’Angola par exemple, avaient réussi à couper le lien automatique avec le FMI et étaient devenus plus indépendants. Tout allait assez bien dans leurs économies jusqu’en 2014-2015, lorsque les prix ont chuté et ont fortement impacté ces dernières.Ces pays ont alors été obligés de s’adresser au Fonds Monétaire International (FMI) pour demander à nouveau de l’aide financière. A cause de la chute du prix du pétrole, ils ont dû faire marche arrière dans leur politique d’indépendance, et ont été obligés de se soumettre aux conditions du FMI.

Qu’en est-il du rôle de la spéculation financière ?

Il est important en effet de souligner la question de la volatilité des cours des matières premières. Cela veut dire que les prix connaissent des fluctuations très fortes en peu de temps. Avant les fluctuations étaient beaucoup plus calmes, parce que l’influence des industries financières était plus réduite. Maintenant il y a une très grande spéculation sur le prix des matières premières et sur le produit dérivé de ces matières. C’est une spéculation financière sur papier, en quelque sorte. Ce ne sont pas des matières premières physiques que l’on va acheter sur le marché, mais du papier spéculatif.

Depuis les années 1990 l’industrie financière intervient dans le marché des matières premières avec d’énormes fonds et de la technologie nouvelle qui permet, par exemple, d’investir le matin dans un lot de cuivre au marché de Singapour, et à midi de retirer cet investissement pour le placer ailleurs. En réalité cela va beaucoup plus vite que ça : on investit d’une seconde à l’autre grâce aux “algorithmes” des index, qu’ils utilisent pour savoir où il faut investir et où les prix sont avantageux.

La volatilité est énorme aujourd’hui. Les pays producteurs qui, très souvent, dépendent d’un pourcentage des exportations des matières premières, sont victimes de tous ces mécanismes, de ces interventions des industries financières.

Mais on pourrait croire que les multinationales font profiter les pays exportateurs, par exemple, en développant les infrastructures. Est-ce vrai ?

Cela arrive que des entreprises multinationales créent des infrastructures. C’est ce qu’on appelle la ‘responsabilité sociale’ (corporate social responsability). Or, ce qu’elles sont en train de soigner, c’est leur image de marque !

Certes, elles créent une école ici et un pont pour accéder au village là. Mais ce sont de petites infrastructures. C’est de la publicité, de la tromperie ! Lorsqu’elles créent des infrastructures sérieuses, c’est pour acheminer les produits dont elles ont besoin pour produire dans l’enceinte d’une mine, et pour pouvoir évacuer la matière brute.

Avez-vous des exemples récents sur ces projets de développement conçus seulement pour les besoins des entreprises ?

Oui. Cette année je suis allé en Angola justement pour étudier l’utilisation d’un chemin de fer qui existe depuis un siècle, construit par le capital britannique et terminé par le capital belge. C’est un chemin de fer qui traverse l’Angola et qui a été créé à l’époque pour faire sortir le cuivre et le cobalt du Congo, pour l’acheminer au port de Lobito, par bateau, jusqu’en Belgique, en Europe. C’est une structure coloniale !

Eh bien, ce que font les multinationales aujourd’hui, c’est de récréer des infrastructures de type colonial. Lorsque j’ai été en Amérique du Sud, par exemple, j’ai pris connaissance d’un grand programme qui est très contesté par l’opinion publique et par des mouvements sociaux. C’est un programme pour installer ce qu’ils appellent des corridors, pour désenclaver par exemple l’ouest du Brésil. C’est-à-dire, pour permettre en fait à l’ouest du Brésil de sortir des matières premières via le Pérou, l’Équateur et la Bolivie vers le Pacifique. Pour ne plus être obligé de les évacuer vers les ports qui sont sur la façade atlantique, probablement en partie pour desservir le marché asiatique.

En quoi ce type de projet est-il représentatif des actions des multinationales dans le monde aujourd’hui ?

La raison pour laquelle cet exemple m’a frappé, c’est parce qu’un programme similaire existe en Afrique. Ce type de grands travaux, les investissements dans les infrastructures, a certainement des avantages. Pour ce que je sais de l’Angola, la remise en fonctions de ce chemin de fer a permis de désenclaver l’intérieur du pays qui, pendant la guerre civile d’un quart de siècle qui eut lieu,, était fermé et inaccessible. Donc, cela permet de nouveau de mettre en marche une économie nationale.

Mais en même temps on sait que le chemin de fer de Benguela, à un moment donné, a été la cible d’une entreprise hollande-suisse nommée Trafigura. C’est l’un des plus grands marchands de matières premières au monde. Elle a une très mauvaise réputation car ils ont trempé dans toutes sortes de magouilles par le passé. Mais Trafigura était en discussion avec le gouvernement angolais pour avoir la concession de ce chemin de fer et l’exploiter : dans un sens, envoyer du pétrole vers l’Afrique centrale dans le Katanga et son bassin minier et vers la Zambie ; et dans l’autre sens, envoyer des minerais au port de Lobito.

Trafigura a des filiales qui sont dans le commerce du pétrole et donc avec cette concession elle allait envoyer son pétrole par train en Afrique centrale et faire sortir des minerais de ce bassin via le chemin de fer. Ces négociations n’ont pas abouti et l’affaire n’a pas marché. C’est un exemple sur la façon dont une entreprise multinationale peut essayer d’exploiter des infrastructures existantes pour son seul profit.

Reportage de Raf Custers : “À la grande époque, il passait ici chaque jour dix à douze trains de marchandise chargés de minerais extraits des mines du Katanga.” (Après l’Opération Kisenge ? Temporiser https://bit.ly/2Fz7ymh)

Revenons à l’Europe. Sommes-nous face à un projet similaire, avec la Nouvelle Route de la Soie et le développement du commerce avec la Chine ?

Oui, c’est un grand exemple d’investissements en grosses infrastructures. Par contre là, il faut faire attention avec la propagande occidentale, évidemment. On nous dit que les infrastructures de la Nouvelle Route de la Soie construites par la Chine par voie terrestre et maritime, seraient des moyens pour elle de coloniser et exploiter une bonne partie de l’Afrique et de l’Asie centrale. Ça, c’est de la pure propagande qu’on entend maintenant.

Alors, quoi penser de cette initiative ?

Je pense que le côté positif sera probablement que de larges régions de la Chine à l’Ouest du pays seront de nouveau désenclavées et ouvertes. Ouverts à quoi, à qui, pour faire quoi ? Ça c’est une autre question. Et pour les pays limitrophes, c’est la même question.

De notre côté, les Européens y voient des opportunités. Ils vont utiliser des infrastructures qui existent déjà, et celles qui seront construites à l’avenir. Un exemple : depuis 2014 déjà, un train va de l’Allemagne jusqu’en Chine par le réseau de chemin de fer qui existe. BMW par exemple a une usine en Chine qui envoie ses pièces via cette voie à l’Allemagne.

J’ai écrit un article où j’explique comment l’Allemagne a été assez intelligente pour développer les richesses de la Mongolie : tous les bureaux du gouvernement allemand se sont alliés à cette entreprise. C’est vraiment l’appareil administratif étatique de l’Allemagne entier, avec tous les bureaux et les services du gouvernement, qui se fatiguent pour tirer le maximum de la Mongolie. Eux également ils utilisent l’infrastructure qui existe déjà, et ils vont le faire davantage dans l’avenir.

Quelles sont les entreprises qui peuvent tirer profit de ces échanges commerciaux de matières premières ?

Les entreprises occidentales comme Rio Tinto (britannique), sont en Mongolie et vendent leur fer en Chine. Dans le cas de la Mongolie, il ne s’agit pas uniquement de tirer des matières premières d’un pays ; c’est également exporter des outils là-bas, pour exploiter les matières premières. L’Allemagne est bien connue pour ses exportations de machinerie et les industriels allemands vont essayer de vendre leurs machines dans les mines en Asie. Par exemple Liebher est présent en Mongolie, et est en concurrence avec Caterpillar qui est un grand producteur de machines pour le secteur minier. Ces entreprises sont en concurrence et vont essayer de ravir le marché des étasuniens ou des japonais qui travaillent dans le même secteur, comme l’entreprise Komatsu.

Les entreprises minières européennes qui existent ne sont pas très nombreuses, et pas de très grande taille. Elles travaillent surtout en Europe. L’entreprise suédoise LKAB est surtout présente en Scandinavie. Les Polonais, par exemple, qui ont une longue tradition minière, sont plus multinationaux. Une entreprise minière polonaise se trouve en Amérique du Sud…

Vous avez bien étudié la stratégie des matières premières de l’UE. Que pouvez-vous nous expliquer à ce sujet ?

On peut remarquer une évolution dans les analyses que les institutions et les forces dominantes de l’UE ont élaborées. Tout au début, c’est le patronat, l’industrie du métal allemand qui a fait les toutes premières analyses sur les métaux et les minerais. Déjà avant on était parfaitement conscients que l’UE était très dépendante des importations d’énergie de l’Ukraine et de la Russie. Mais peu après, ils se sont dit qu’ils étaient dépendants de l’extérieur sur les métaux et les minerais. A l’origine de cette prise de conscience, il y a le patronat allemand.

Dans leurs premières analyses ils disaient qu’il y avait deux types de danger : le premier c’est la concentration géographique. Dans l’UE il ne reste plus d’industrie minière, il reste peu de minerais et donc tout doit être importé. Ça crée un risque de perturbation et de coupure des approvisionnements, du fait par exemple de cette concentration géographique en Chine, qui est très riche en matières premières.

Le deuxième risque, c’est la concentration d’entreprises productives. L’UE avait élaboré une liste de matériaux très importants dont la production est toujours dominée par trois, quatre ou cinq entreprises qui pourraient s’organiser en cartel. De cette manière, ces entreprises pourraient être en mesure de limiter les approvisionnements vers un pays, si ce pays devient trop difficile à cause de la fiscalité ou la taxation, par exemple. Cela reste hypothétique, mais ce type de cartel a le pouvoir de mettre à sec des pays, s’il le voulait.

Or, dans les analyses actuelles de l’UE il y a eu une évolution, et on ne parle plus de ce deuxième risque. On a « oublié », en quelque sorte, le pouvoir qu’ont les entreprises multinationales dans le marché des approvisionnements de matières premières. On retient uniquement la concentration géographique et on attaque tout le temps la Chine pour dire qu’elle “ferme le robinet de l’exploitation des terres rares, par exemple, qui sont des matériaux dont nous avons besoin. Elle va à l’encontre du marché libre mondial”. On fait des procès à la Chine devant l’OMC… C’est la guerre commerciale !

L’UE a mis en place des sanctions contre la Russie et cherche à ne pas dépendre de son gaz. Quelle est sa stratégie par rapport à sa dépendance énergétique ?

Le premier axe dans sa stratégie consiste à conclure des accords avec le monde extérieur. Le deuxième axe, c’est le développement d’une nouvelle industrie minière au sein de l’UE…mais jusqu’à présent il n’est pas tellement important. Ce que fait l’UE surtout, ce sont des accords de libre-échange, d’accès aux matières premières de pays producteurs en Amérique du Sud, en Afrique…Sur ce plan-là, elle se situe en concurrence avec des pays comme la Chine. Alors, avec le Canada et les États-Unis, l’UE fait des accords de libre-échange et se met en alliance transatlantique contre les autres, surtout contre la Chine.

Tout le monde veut avoir accès aux matières premières, mais tout le monde n’agit pas de la même façon. L’UE a clairement une attitude coloniale, tandis que la Chine met toujours en avant des principes de politique étrangère qu’elle respecte en grande partie, même s’il y a une évolution qui n’est pas très positive. Pour l’UE, l’essentiel se fait toujours en dehors de ses frontières.

Qu’en est-il du respect par l’UE des accords climatiques par rapport à ce développement de l’industrie minière ?

J’ai l’impression que ce qui compte surtout, pour l’instant, pour l’UE et dans l’UE, c’est qu’il y ait des exploitations minières, point à la ligne. Et donc, d’attirer des investisseurs pour devenir actifs dans le secteur minier. Que cela soit utile, que ce soit des matériaux vraiment utiles pour l’industrie, j’ai l’impression que cela ne les intéresse pas vraiment. Ils veulent tout simplement inviter les investisseurs et leur donner tous les privilèges, toutes les facilités pour travailler…

En fait, les autorités font de belles déclarations, mais je pense que ce n’est pas leur premier souci. Ils veulent que l’économie tourne ; mais comment faut-il qu’elle tourne ? Cela n’est pas tellement important. Le PIB doit croître d’année en année, de 2 ou 3 %. C’est l’essentiel. Comment doit-on arriver à cette croissance ? Ça ne les intéresse pas !

Des citoyens grecs protestent contre le projet minier “El Dorado” à Skouris (mars 2013)

Voyez-vous un lien entre la crise politique qu’on observe dans certains pays, avec le nationalisme qui pousse, et les enjeux économiques ?

L’exemple de la Grèce est très illustrateur. On sait qu’en 2015 la Grèce a dû se plier devant la Troïka à cause du sérieux problème de la dette qu’elle avait. Ensuite la Troïka a fait une pression sur la Grèce pour justement permettre des exploitations d’or par une entreprise canadienne*. Là on voit que les deux aspects sont très liés : il y a une crise politique, crise de la dette dans le pays, et les acteurs externes vont imposer des conditions à un gouvernement qui doit lâcher et devenir permissif vis-à-vis des entreprises multinationales. Là, on pourrait presque dire que l’UE ou l’Occident commencent à avoir des pratiques qu’on avait seulement vues avant en Amérique du Sud ou en Afrique.

Là-bas depuis les années 1990, on parle d’un modèle qui veut des économies dynamisées par le secteur extractif. En anglais on parle d’”extractive led growth”, c’est-à-dire la croissance animée, dirigée par le secteur extractif. Le modèle est très simple : il faut accueillir des investisseurs qui vont ouvrir des mines, cela va créer une croissance économique et – selon la rhétorique officielle- cette croissance sera bénéfique pour tout le monde, pour la population. Mais les mines ne servent qu’à exporter des matières premières. Alors, selon la vision dominante, avoir une industrie extractive pour exporter, aurait une conséquence positive pour tout le pays.

Et cela s’applique aussi bien en Afrique qu’en Europe ?

Oui, c’est la Banque Mondiale qui le dit à travers ses textes. J’en ai trouvé deux : le premier pour l’Afrique en 1992 et le deuxième, un texte presque identique pour l’Amérique du Sud. Je pense que maintenant ce même modèle est en train d’être appliqué ici par le biais de ce programme de l’UE. Mais pas uniquement pour l’industrie extractive, pour les métaux ou les minerais. Également pour d’autres domaines où des entreprises pourraient extraire une valeur et faire un profit.

Vous êtes allés dans des endroits où vous avez pu témoigner sur les agissements, les pratiques et aussi les conséquences des activités minières sur le plan humain et écologique. Des liens existent-ils entre les multinationales et ces mercenaires qui menacent ou expulsent les populations ?

Oui. Dans la conclusion de “Chasseurs de matières premières” j’utilise une image ; Je parle de très grandes bulles : une exposition à Paris où un artiste avait fait une installation au Palais Royal avec des grandes sphères, des énormes bulles où le visiteur pouvait rentrer. Pour moi c’est l’image de l’économie mondiale : ces bulles représentent les zones d’exploitation des entreprises multinationales qui sont protégés par l’État, mais entre ces bulles, entre ces zones, il y a le vide. Il y a beaucoup de gens qui habitent dans ce soi-disant vacuum.Parce qu’ils ne sont pas autorisés à rentrer dans les zones exclusives des multinationales, les gens vivent entre des concessions et des enclaves, mais ils sont abandonnés par l’État public. C’est le néolibéralisme à outrance, “débrouillez-vous”, “vous êtes individualisés, vous devez vous sauver vous-mêmes comme individus, on vous abandonne”.

Depuis “Chasseurs de matières premières” cette image s’est renforcée, elle s’est amplifiée. C’est plus intense que jamais. La croissance de l’inégalité est dramatique et scandaleuse. Les concessions et les enclaves se renforcent, ça se voit même dans les villes : certains quartiers des villes sont favorisés et d’autres parties sont laissées à l’abandon. C’est toujours la même configuration géographique dans les villes. Certains sont privilégiés et mènent une vie aisée dans leur forteresse tandis que les autres sont laissés-pour-compte.

Maintenant cela se passe ainsi partout dans le monde, systématiquement. C’est l’une des conséquences graves de l’activité des industries minières et des investissements par les entreprises minières. Elles s’organisent en enclaves, elles chassent les gens qui vivent là où elles exploitent les mines, et les gens sont abandonnés.

Ces enclaves, s’agit-il des zones hors-la-loi ?

Ce sont des zones où l’État donne un territoire en concession à une entreprise et les deux discutent les conditions. On obtient un territoire pour une période pour faire ceci ou cela, il faut payer des taxes, des royalties…

Et y-a-t-il des clauses en ce qui concerne la population ?

Ce sont des territoires fermés, gérés uniquement par l’entreprise. Tous ceux qui ne travaillent pas dans la mine n’ont pas accès à ces concessions. Un exemple très frappant, je l’ai rencontré au Congo, l’exemple de Banro : ils ont quatre concessions dans une province du Congo, mais ils ont des options sur tout le territoire qui se trouve entre les concessions.

S’ils obtiennent le droit d’exploiter ces autres zones, ils ont un territoire qui fait 200 km dans une province, dans lequel ils vont exercer leur pouvoir. Là, les populations et communautés locales auront un accès conditionnel à certaines parties de ce territoire. En fin de compte, c’est l’entreprise qui est le patron et, effectivement, on pourrait dire que c’est un territoire ex territorialisé ou externalisé. Cela se fait de plus en plus souvent maintenant.

Quant aux milices ou aux groupes paramilitaires, aux services de sécurité… l’économie des entreprises multinationales est aussi organisée en cascade.L’entreprise fait l’essentiel de son travail et cherche à sous-traiter tout le reste des activités, y compris la sécurité. Ce sont des entreprises de sécurité qui sont engagées par l’entreprise minière pour sécuriser le territoire et veiller sur l’accès.

On parle toujours de la Colombie où il y a eu des exemples de grandes entreprises extractives de charbon, qui, pendant la guerre civile, ont travaillé avec des paramilitaires pour “sécuriser” leurs concessions. Il y a deux cas assez connus : Drummond, une entreprise familiale étasunienne, productrice de charbon, et Prodeco, qui est une filiale de Glencore, une des très grandes entreprises productrices et marchandes de matières premières, qui est suisse. Sa filiale a fait appel à des paramilitaires pendant la guerre civile en Colombie…

Mais je pense que cela se fait partout dans le monde, pas d’une manière si flagrante qu’en Colombie, mais ailleurs, au Chili par exemple, je peux bien imaginer que le Chili est un pays stable, bien organisé à la manière occidentale, mais je peux bien imaginer aussi que c’est un paradis pour les entreprises minières multinationales qui travaillent également avec des sous-traitants pour la sécurité qui se comportent comme des criminels vis-à-vis des populations.

Faut-il donc se résigner ?

Bien sûr que non ! Ce qu’on voit également partout dans le monde, c’est que les oppositions et les luttes contre les exploitations minières existent aussi partout maintenant. Et ces luttes se mettent en réseau. C’est un développement très important à remarquer. Je pense qu’il en est à ses débuts seulement, mais en Amérique du Sud il y a des réseaux, comme Conflictos mineros, avec des outils d’information qui suivent systématiquement ce qui se passe dans certains pays et diffusent des infos sur les conflits locaux. En Europe on a London Mining Network, qui commence à se mettre en liaison avec le réseau sud-américain, et avec des réseaux en Asie, donc c’est en train de se créer. Cela nous permet de connaître de plus en plus ce qui se passe dans les autres parties du monde. Tout est encore dispersé, mais ce sont des évolutions importantes à suivre.

En même temps il faut réfléchir à la question : faut-il nationaliser ou socialiser ? Je dois mentionner le courant de la “transition”, que j’ai rencontré pour la première fois en Amérique du Sud. Il est présent ici en Europe. Ce sont des gens qui ont de très bonnes intentions, qui ont une conscience de l’état de la planète, qui pensent qu’il faut un autre type de société, s’organisent en collectivités ou coopératives au niveau local, font des réseaux de ces initiatives, et qui disent ensuite “si on est assez nombreux, on va passer presque automatiquement au “post capitalisme”. Il y a des écrivains, presque des gourous, qui disent ça presque littéralement. C’est un courant social-démocrate selon lequel on va passer d’un stade à l’autre sans de trop grandes perturbations, sans crise, sans phase révolutionnaire.

Je n’y crois pas, la planète est dans un état très grave, au bout de ses forces, et risque de s’effondrer ou “d’exploser”. Il y a l’explosion ou l’implosion d’un côté, et, de l’autre côté, la seule possibilité pour éviter que la planète ne disparaisse : préparer le post capitalisme à travers une phase révolutionnaire pour y arriver. Je suis historien de formation et c’est ça que l’Histoire nous apprend. On doit passer par cette phase-là pour arriver à un autre type de société. On a besoin d’un autre type de société.

* Depuis des années, la compagnie canadienne Eldorado Gold profite de la fragilité de fait de la Grèce et continue incessamment à intimider le gouvernement grec, qui essaye de résister puis cède. L’affaire n’est donc toujours pas conclue.

 


Raf Custers, interviewé par Alex Anfruns, pour Investig’Action.