Une bataille autour du distributeur de gaz et d’électricité Eandis a secoué la Flandre, l’été dernier. Le management d’Eandis a voulu organiser une semi privatisation en faisant entrer dans le capital State Grid Corporation of China, le plus grand distributeur du monde. La société civile a allumé le feu de la contestation. Le monde politique a pris la relève.
Eandis distribue l’énergie à quelque 80 % des villes et communes de la Région flamande. Elle dessert même quelques communes en Wallonie. Eandis, c’est aussi l’héritage des intercommunales mixtes, dans lesquelles Electrabel était le partenaire privé jusqu’en 2014. Une directive européenne commandait la déconnexion entre les producteurs et fournisseurs d’énergie, d’une part, et les distributeurs, de l’autre. Les regroupements qui ont suivi ont donné naissance à Eandis en Flandre, Ores en Wallonie et Sibelga en Région de Bruxelles-Capitale. C’est un décret de la Région flamande qui a provoqué, en 2014, la sortie d’Electrabel du capital des sept intercommunales mixtes qui formaient Eandis. Les intercommunales ont dû mettre le prix fort (910 millions d’euros) et se sont dès lors fortement endettées. Afin de redresser son bilan et de constituer une entité viable et attirante pour le financement international, Eandis a alors proposé aux communes un plan en deux points : la fusion totale des 7 intercommunales (dites mixtes) de distribution d’énergie, et la recherche d’un nouvel actionnaire sur les marchés internationaux susceptible d’entrer dans le capital du nouveau super distributeur Eandis Assets né à la suite de la grande fusion. Les deux opérations sont donc intimement liées et conditionnées l’une ou à l’autre.
Une quête discrète
Ensuite, ce fut le black-out de la communication, et ce jusqu’à la fin juin 2016. Entretemps, le management a poursuivi sa recherche de partenaire privé, suivi de près par un comité stratégique. Ce comité stratégique était composé de quatre poids lourds de la coterie de l’énergie en Flandre : Louis Tobback (SP.A), bourgmestre de Louvain, Geert Versnick (Open-VLD), échevin à Gand, Piet Buysse (CD&V) et Koen Kennis, ancien chef de cabinet de Geert Bourgeois au gouvernment flamand et plus récemment échevin des Finances d’Anvers. Le 29 juin 2016, les managers ont sorti un lapin blanc de leur chapeau : le favori désigné n’était autre que la State Grid Corporation of China, le plus grand distributeur d’électricité du monde, le numéro deux mondial du classement des plus grandes sociétés établi par le magazine américain Fortune. Et, qui plus est, le numéro treize mondial des plus grands producteurs d’électricité à base de charbon. De quoi braquer les écologistes du pays [1].
L’information sur ce que Eandis a baptisé l’ « Opération Volta » a été communiquée au début des vacances d’été. Les quelque deux cents mandataires communaux siégeant dans les intercommunales concernées ont reçu, en juillet, deux volumes de plus de 50 pages chacun, détaillant les conditions de l’entrée de State Grid Corporation of China dans le capital d’Eandis. Les mandataires, comme la plupart des gens, s’en sont allés en vacances.
La bombe des Macharius
Fin août, une bombe éclate. Un petit groupe d’activistes et d’organisations sociales et environnementales, après avoir étudié le dossier, communique son analyse critique aux plus de 2.100 conseillers communaux des villes et communes de Flandre. Pas de demi-mesures : entre le 30 et le 31 août, ces lanceurs d’alerte envoient un message à tous ces conseillers communaux. Le message contient leur analyse critique accompagnée d’un appel sans équivoque : « Mesdames et Messieurs les Conseillers, nous vous recommandons de ne pas avaler cette opération Volta ».
Le groupe se nomme les Macharius, du nom d’un ancien évêque de Gand dont la demeure est devenue un lieu communautaire. C’est là que s’est tenue leur première réunion. Mais, durant toute la campagne, les Macharius sont restés prudemment à l’écart des médias, préférant s’adresser directement aux élus des communes.
Le 1er septembre, à la suite des réactions des conseillers communaux, une volée d’articles exposent et commentent l’info dans la presse. Cette offensive indirecte s’accompagne d’une carte blanche dans le quotidien De Morgen. Elle est signée par Transitienetwerk Middenveld, une coupole d’associations civiles qui soutiennent la transition énergétique vers le renouvelable. Tout cela est couronné par une pétition dénonçant le deal avec la société State Grid.
Un ancrage public et local
L’analyse critique des activistes de Macharius se focalise sur deux points essentiels. D’abord, le réseau de distribution de gaz et d’électricité est un service public. Il s’agit d’un service à la population, d’ailleurs exercé en monopole naturel, qui doit rester sous contrôle de la société et donc demeurer entièrement dans des mains publiques. Si les communes ou autres niveaux politiques ne sont pas en état de suivre une augmentation de capital, les citoyens doivent être sollicités pour devenir les nouveaux actionnaires à côté des communes, et cela sous forme de coopérative. Il s’agit de défendre le principe de l’ancrage local où le contrôle du patrimoine et des ressources vitales et stratégiques part des entités locales. Un ancrage local qui peut se constituer par le partenariat entre les communes et les citoyens, regroupés sous forme d’un actionnariat coopératif, opérant en alliance avec les communes. D’ailleurs, les critiques ne manquent pas de mettre en évidence le contraste entre un rendement assuré de presque 5% pour l’investissement dans les intercommunales, et un rendement presque nul pour l’épargne populaire. « Pourquoi refuser une telle possibilité d’investissement aux citoyens alors qu’on va payer ce rendement assuré à un grand investisseur étranger ? », se demande-t-on parmi les sympathisants de ce mouvement.
Un pouvoir de blocage
Le management d’Eandis a négocié un accord d’actionnaires qui risque de mutiler infiniment le pouvoir de décision des communes, pourtant actionnaire majoritaire. La création de onze catégories de décisions de gestion spéciale assorties d’une procédure de deadlock (un mécanisme de blocage expliqué ci-après) et éventuellement de droit de sortie pour le nouveau partenaire, constitue une véritable épée de Damoclès qui pourra peser à chaque instant sur les organes de décision de Eandis.
Bien sûr, le nouveau partenaire n’obtiendrait que 14 % du capital, bien sûr il ne serait représenté dans le conseil d’administration que par 3 conseillers, bien sûr le droit de vote à l’assemblée générale est restreint à 20 % moins une voix du vote total pour les actionnaires B (c’est-à-dire tous les actionnaires non communaux). Mais il y a anguille sous roche. Pour chaque décision d’importance du conseil d’administration, qu’il s’agisse de budget, de plan d’investissement, de politique de rémunération du capital ou bien de désignation du PDG, le nouveau partenaire obtient le droit à une procédure spéciale : c’est la fameuse procédure de deadlock. Si le nouvel actionnaire n’est pas d’accord avec une décision dite « spéciale » (c’est-à-dire faisant partie des 11 catégories), il peut demander un délai de vingt-huit jours avant l’application de la décision. S’il n’y a pas accord, il a le droit d’annoncer son départ de la société avec rétribution de son capital engagé. Techniquement cela s’appelle une put option. Le nouvel actionnaire State Grid, plus précisément sa filiale SGEL Plc à Londres, a le droit de vendre, et Eandis System Operator (filiale de Eandis Assets) a l’obligation de racheter la participation du nouveau partenaire SGEL. Ceci à des conditions variables selon le cas et selon le moment où le partenaire privé réclamera sa sortie.
Ce mécanisme de blocage, la deadlock procedure, lui-même assorti d’une possibilité de sortie du nouveau partenaire, constitue, selon les activistes critiques, un facteur d’instabilité qui va peser sur le futur d’Eandis. En même temps, ce mécanisme risque d’être le premier pas dans la voie du détricotage complet du pouvoir de décision des communes, pourtant formellement majoritaires, dans le réseau de distribution.
Une fin d´été super chaude
A l’image du mois de septembre aux températures exceptionnellement élevées, le plan de route prévu par le management d’Eandis est passé du calme au chaud, très chaud. Eandis avait prévu de sillonner la plupart des provinces flamandes entre le 6 et le 13 septembre, pour informer (enfin !) les conseillers communaux sur l’opération Volta. Il était prévu qu’à la suite de cette tournée d’informations, les communes se réunissent en séance plénière pour débattre de l’opération et décider de la position à adopter lors du vote à l’assemblée générale extraordinaire d’Eandis, le 3 octobre. Seulement, entre ce tour de Flandre et cette assemblée générale extraordinaire, un tsunami de déclarations et de prises de positions a fait vaciller le consensus au sommet du politique, et a clairement démontré l’existence d’un désaccord social autour de cette opération.
De la pagaille politique au dénouement
Peu après que le débat a été lancé dans la sphère publique, les partis politiques ont commencé – enfin - à se positionner. Le parti écologiste Groen ! fut le premier à prendre clairement position contre la proposition du management d’Eandis et contre l’entrée de la société State Grid dans le capital d’Eandis. Les objections de Groen ! portaient tant sur la préservation du caractère public de ce service que sur la nécessité de pouvoir insérer le distributeur dans une logique de distribution décentralisée et de valorisation de l’autoproduction locale d’électricité. Dans ce contexte, selon Groen !, un pouvoir de décision local s’impose au distributeur pour sauvegarder l’autonomie de la transition énergétique en Région flamande.
Dans les autres partis politiques, les points de vue étaient plus partagés. Tout d’abord les quatre partis politiques « traditionnels » ont tous leur parrain au sein du comité stratégique d’Eandis. Ce comité était à peu près le seul organe plus ou moins au courant de ce qui se tramait. Quoi qu’il en soit, les membres du comité stratégique, qui sont également vice-présidents du conseil d’administration d’Eandis, se sont positionnés en défenseurs inconditionnels de l’accord proposé aux communes. Le SP.A se déchira, d’une part entre les gourous énergétiques du parti qui favorisaient le deal et, de l’autre, la base et les mandataires, plus attachés au caractère public du distributeur et aux exigences d’une transition écologique en énergie. Les gourous du SP.A – en l’occurrence les bourgmestres Louis Tobback à Louvain et Johan Vande Lanotte à Ostende – ont donné le ton, et ont fait voter le plan Volta par leur majorité, et ce bien avant la diffusion de l’information par Eandis, et sans débat sérieux sur le contenu et sur les conséquences de ce plan.
A la même période, la Ville de Gand, gouvernée par une coalition SP.A – Groen !, décidait de demander plus d’informations, puis, faute de réponses satisfaisantes, de s’abstenir au vote du 3 octobre. Dans plusieurs villes de moindre importance, le conseil communal s’est abstenu ou a voté contre. A Anvers, le SP.A s’est positionné clairement en faveur du contre, avec les autres partis de l’opposition, Groen ! et le PVDA (PTB). L’Open VLD a voté en pagaille, et la majorité s’est assurée très marginalement d’une décision en faveur de l’opération Volta. L’Open VLD s’était prononcé en faveur du plan au début, mais lorsque le débat de société a fait rage, il a changé sa position en penchant pour une possibilité de participation populaire sous forme d’entrée en bourse d’Eandis. Bart Tommelein, ministre de l’Energie, qui avait voté « pour » au conseil communal de sa ville d’Ostende, s’est déclaré contre l’accord une semaine plus tard. Le conseil communal d’Anvers aura été le cadre d’un événement surréaliste : une partie du groupe Open VLD a voté dans un sens, l’autre partie, dans l’autre sens.
Le CD&V, quant à lui, aura soufflé le chaud et le froid tout au long de la période. Piet Buysse (CD&V), président du conseil d’administration d’Eandis, aura défendu l’accord avec State Grid jusqu’à la dernière minute.
Un chiffon de papier ?
Toutes ces positions seront ébranlées lorsque le 26 septembre, une semaine tout juste avant l’assemblée générale extraordinaire d’Eandis Assets, lorsqu’une lettre de la Sûreté de l’Etat est rendue publique. La Sûreté invite le gouvernement fédéral et le gouvernement flamand à observer une certaine prudence dans ce dossier d’investissement : la distribution d’énergie est, en effet, un secteur stratégique particulièrement sensible. La lettre a été envoyée cinq jours plus tôt au Premier ministre Charles Michel, ainsi qu’aux ministres flamands Bart Tommelein (Energie) et Liesbeth Homans (Pouvoirs locaux). La nature de cette missive a fait l’objet d’un débat entre le camp des « pros » et le camp des « anti » deal chinois. Geert Bourgeois, ministre-Président flamand, a traité la missive de la Sûreté d’Etat de « chiffon de papier ». Il sera immédiatement critiqué par tous les bords de l’échiquier politique.
Anvers torpille le deal
Le 26 septembre le couperet est tombé. La Vreg, le régulateur flamand, publie un communiqué affirmant qu’elle ne permettra pas une exception tarifaire pour le territoire de l’intercommunale d’Anvers Imea. Or, depuis le début de l’opération, Imea avait réclamé le droit de pouvoir maintenir ses propres tarifs, plus avantageux, même après la fusion avec les autres intercommunales. Elle en avait même fait une condition suspensive pour son adhésion à la fusion des sept intercommunales. La communication de la Vreg rend cette exigence illusoire. Imea s’est donc retirée du projet de fusion. Et le projet d’entrée au capital de la future entité fusionnée Eandis Assets, est alors définitivement torpillé.
Une AG sans objet
Il ne restait plus, alors, aux dirigeants et au conseil d’administration d’Eandis qu’à rassembler quelque 250 mandataires communaux et de leur demander, le 3 octobre, de… ne pas voter les points de l’ordre du jour devenus sans objet. A la presque unanimité, les mandataires ont voté pour la décision de ne pas voter les points à l’ordre du jour. L’assemblée générale extraordinaire d’Eandis Assets, la première et la dernière de son existence, aura duré seize minutes. La société Eandis Assets, constituée le 1er janvier 2016, sous réserve d’une dizaine de conditions suspensives, dont deux ne se sont pas réalisées à temps, n’est plus.
Quelles leçons tirer ?
Toute la mise en scène de cette vaste opération Volta, entre septembre 2015 et le 3 octobre 2016, date de son dénouement pour le moins chaotique, nous mène à plusieurs conclusions. La première concerne la dynamique de société qui s’est mise en route un mois avant l’échec du projet. Rappelons qu’il y a eu un blocage total de communication envers la société civile jusqu’à la fin juin 2016. Qu’en juillet 2016, seuls les mandataires des communes siégeant dans les intercommunales concernées avaient reçu les informations détaillées concernant le projet de fusion des intercommunales et la proposition d’entrée au capital de la société State Grid of China (par le biais de sa succursale State Grid Europe Limited à Londres).
Malgré l’information tardive et sa diffusion très sélective, certains mandataires se sont inquiétés et, en collaboration avec des activistes sociaux et environnementaux, ont pu recadrer l’information. Ils ont ensuite informé systématiquement l’ensemble des conseillers communaux de toutes les communes de Flandre. C’est cette initiative qui, à elle seule, a réussi à porter cette opération dans le débat public. Au moment où la tournée d’information d’Eandis commençait, les arguments de fond « pour » et « contre » l’opération étaient déjà furieusement débattus dans les médias. Des conseillers communaux mettaient en question un vote qui leur était proposé sans qu’ils aient reçu l’information nécessaire, et sans débat de fond au sein des conseils communaux. L’impact sur les formations politiques a été immédiat. Les partis politiques, n’ayant pas informé leur appareil ni leur base, ont été pris de court. Dans certains partis, les positions étaient contradictoires et dépendaient de la position géographique ou du niveau hiérarchique dans le parti. Ainsi, pas mal de sections locales ont-elles défendu des positions contraires à celle de leur quartier général. Certains partis ont fait volte-face au cours du débat public, un comportement que l’on qualifie pudiquement en Flandre de « compréhension avancée ». D’autres partis ont pratiqué le no comment jusqu’à la fin. Enfin, un effort d’information et d’analyse critique émanant d’un groupe d’activistes a déclenché un débat de société et a débouché sur une large implication du monde politique dans cette question laissée jusque-là de côté.
Autre effet de cette bataille : le distributeur d’énergie flamand, ce réseau de distribution des villes et communes, connu sous le nom éphémère d’Eandis, a acquis en un mois une notoriété qui l’a hissé dans le top dix de l’imaginaire collectif. Si, dans le passé, la gestion des intercommunales et de son centre de service Eandis, a été abandonnée à un petit nombre de mandataires (les conseils communaux faisant preuve de peu de zèle pour s’y impliquer), tout cela a changé en seulement un mois. Eandis est à présent un nom qui fait tilt dans tous les conseils, et qui existe dans les médias. Ce débat et son issue ont eu le mérite de jeter un coup de projecteur sur la nécessité de développer une vision stratégique, et sur la manière de gérer et de valoriser le patrimoine collectif, en matière énergétique, certes, mais aussi, bien plus largement, dans tous les domaines de la société.
Paul Vanlerberghe, Conseiller - chargé de recherche. Infor Gazelec
Cet article paraît prochainement dans le numéro 92 de décembre de la revue Ensemble !.
voir : http://www.asbl-csce.be/index.php?option=com_content&task=view&id=20&Itemid=0