L’acquisition de Monsanto par Bayer s’inscrit dans le mouvement plus large de concentration du secteur de la chimie, après l’annonce ces derniers mois des fusions entre Dow Chemical et DuPont ainsi que du mariage entre Syngenta et ChemChina. Quelles motivations ont poussé à cet accord entre les deux firmes transnationales ? Quelles conséquences pour les clients des deux entreprises ? les travailleurs ? Tentative de décryptage

Photo : (Bayer, CC via Flickr)

Le deal entre Bayer, leader mondial des pesticides, et Monsanto leader des semences génétiquement modifiées, pour un montant de 59 milliards d’euros a fait grand bruit. Pour les dirigeants de Bayer, cette opération est censée répondre à un défi majeur : nourrir 10 milliards d’habitants dans les prochaines décennies.

En terme commercial et industriel

À première vue, et au regard des activités des deux entreprises, la fusion entre les deux géants de l’agrochimie revêt une certaine logique. L’objectif du nouveau groupe est de pouvoir proposer un « paquet » aux agriculteurs. Un service complet, qui s’appuiera sur les produits et services des deux entreprises, comprenant, outre les engrais et les semences, les pesticides, mais également des services de conseil aux agriculteurs.

Pour ce qui est de l’implantation géographique, la fusion semble également faire sens puisque Bayer est bien implanté en Europe et en Asie tandis que les Amériques et l’Afrique sont des marchés importants pour Monsanto.

Un autre intérêt de la fusion pour le nouvel acteur est à rechercher dans la propriété des brevets. En acquérant son concurrent Monsanto, Bayer met en effet la main sur les brevets appartenant à l’entreprise américaine. Un élément primordial dans un secteur où la possession des droits de propriété sur telle semence ou tel pesticide équivaut à un monopole, et permet donc de mesurer la puissance économique du groupe.

En ce qui concerne la « recherche et développement », qui représente des investissements importants et dont la rentabilité après plusieurs années n’est jamais totalement garantie, la nouvelle force de frappe financière de Bayer-Monsanto sera un élément important et donnera la possibilité au groupe de mettre plus rapidement des produits sur le marché. Les sommes colossales nécessaires pour ce type d’investissement constitueront une barrière à l’entrée d’autant plus grande pour des concurrents potentiels.

Pour un investisseur de Bayer, cité par Reuters [1], les fusions de ces derniers mois dans le secteur ont « obligé » Bayer à réaliser une grosse opération sous peine de subir un handicap concurrentiel.

En fusionnant, Bayer et Monsanto acquièrent en effet une taille qui sera comparable à celle de ses concurrents directs (voir Figure 1). BASF est le leader du secteur avec un chiffre d’affaires d’environ 70 milliards d’euros en 2015. Le chiffre d’affaires cumulé de DOW Chemical et DuPont tourne autour des 66 milliards d’euros pour la même année, celui de Syngenta et ChemChina avoisine les 52 milliards d’euros. Bayer et Monsanto cumulent quant à eux des revenus qui s’élèvent à près de 60 milliards d’euros et recollent ainsi au peloton de tête des entreprises de la chimie. Sur le seul segment de l’agrochimie, le chiffre d’affaires cumulé de Bayer-Monsanto atteint les 23 milliards de dollars (20,6 Md€), contre 14,8Md$ pour Syngenta-ChemChina et 14,1Md$ pour Dow-Dupont et 5,8 milliards de dollars pour BASF.

Concentration du secteur de la chimie

Le secteur de la chimie et de l’agrochimie est donc dans une phase de concentration intense. Un phénomène déjà observable avant la vague de fusion puisque dix entreprises avaient la main sur près des deux tiers des marchés des semences. Pour les pesticides, six entreprises dominent les trois quarts du marché. Elles ne seront plus que quatre une fois que les fusions de Dow Chemical et DuPont [2] et celle concernant l’entreprise chinoise ChemChina et la Suisse Syngenta seront mises en œuvre.

L’acquisition conclue pour un montant de 66 milliards de dollars (59 milliards d’euros) constitue la plus importante opération jamais réalisée par une entreprise allemande et le plus important rachat d’une entreprise américaine par une firme étrangère. De nouveaux mouvements de concentration étaient pressentis depuis plusieurs mois. Outre les deux offres de Bayer précédemment rejetées par Monsanto, ce dernier avait également tenté de mettre la main sur Syngenta quelques mois auparavant. Des discussions entre Monsanto et BASF avaient également eu lieu à l’été 2016. Début septembre 2016, ce sont les producteurs canadiens de fertilisants Potash Corp et Agium Inc. qui avaient fusionné.

Les fusions précitées devront tout de même faire l’objet d’autorisations de la part des autorités de la concurrence. Le deal Monsanto-Bayer devra être adoubé par une trentaine de juridictions de la concurrence de par le monde. Des cessions d’actifs seront probablement imposées aux deux entreprises (dans les semences de soja et de coton notamment, peut-être dans les pesticides – là où Bayer et Monsanto proposent des produits comparables). BASF, le seul acteur à ne pas s’être engagé dans des opérations de croissance externe compte tout de même se positionner pour racheter des activités que ses concurrents nouvellement fusionnés devraient céder.

Multiplication des F&A

Chimie et agrochimie ne sont pas les seuls secteurs à avoir observé des mégafusions ces derniers mois. AB-Inbev et SAB-Miller, Dell et EMC, Holcim et Lafarge ou encore Delhaize et Ahold ont défrayé la chronique des fusions-acquisitions dans divers secteurs. La situation de surliquidités (excès de monnaie disponible) de l’économie mondiale couplée à la faiblesse des taux d’intérêt sont des pistes d’explication pour comprendre la multiplication de ces mégadeals.

L’économie mondiale est depuis plusieurs années en situation de surliquidités. Les sauvetages bancaires menés entre 2008 et 2010 et les « quantitative easing » pratiqués par les principales banques centrales de la planète – qui consistent en des rachats de dette (bons du Trésor, obligations d’entreprise), auprès d’acteurs financiers - ont conduit à une situation de surliquidités sur les marchés financiers. Une partie de ces liquidités se retrouve dans les trésoreries des banques, et des entreprises qui ont fortement réduit leurs investissements ces dernières années (la Banque centrale européenne rachète même depuis juin 2016 des obligations d’entreprises [3]). Elles doivent désormais être placées : une des options choisies est celle du rachat d’entreprise, en d’autres termes, des acquisitions. En 2015, le volume total de fusions-acquisitions a atteint les 4,6 billions (ou 3500 milliards) de dollars.

Le contexte de faible taux d’intérêt, lié à la politique monétaire expansive pratiquée par la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne, est une autre piste pour comprendre la multiplication des fusions-acquisitions. Dans le cas de Bayer et Monsanto, l’opération sera financée par un emprunt bancaire de 57 milliards de dollars auprès de 5 banques [4] et par l’émission d’obligations et d’actions pour 19 milliards de dollars. Il est évident que ce genre d’emprunt est d’autant plus intéressant que les taux sont faibles : mieux vaut alors « investir » en rachetant un concurrent plutôt que de « placer » son argent à faible taux (quand ceux-ci ne sont pas négatifs).

Les difficultés de Monsanto ces dernières années, liées au ralentissement de l’économie mondiale, à l’excès de graines qui a conduit à la baisse du prix des semences, ainsi qu’à la chute de sa valeur boursière ont constitué une opportunité pour Bayer, qui en plus des faibles taux d’intérêt a pu se payer un concurrent pour un prix bien moins élevé qu’il ne l’aurait été quelques années plus tôt. Là encore, une constante dans l’économie capitaliste : en période de dépression de l’économie, les plus gros acteurs sont les derniers à être en difficulté, et peuvent souvent s’offrir de « plus petits » concurrents et ainsi renouer avec les profits.

Qui sont les propriétaires des entreprises de la chimie ?

On l’aura donc compris, l’opération présente des intérêts du point de vue de la croissance de l’entreprise et du pouvoir de marché que Bayer-Monsanto va acquérir. Une garantie de plus de profitabilité pour les années à venir, et donc de dividendes pour les actionnaires. Mais qui sont les propriétaires des entreprises de la chimie ?
Comme pour la plupart des sociétés transnationales, les actionnaires sont des fonds d’investissement ou des fonds de pension qui doivent placer leurs liquidités (abondantes en ce moment, voir supra) afin de garantir des retours promis pour les déposants/cotisants. En s’intéressant d’un peu plus près à leur identité, on peut observer la présence des mêmes fonds dans presque toutes les entreprises. Parmi les 10 principaux actionnaires de Bayer et Monsanto, mais également de leurs « concurrents » DuPont, Dow Chemical, BASF ou Syngenta, on retrouve des fonds de pensions ou d’investissement américains. Ceci ne s’applique en revanche pas à ChemChina, entreprise d’État chinoise.

Le tableau ci-dessus repend la liste des 5 actionnaires qui ont des parts dans le plus d’entreprises du secteur. D’autres fonds sont simultanément présents dans 2, 3 ou 4 entreprises de la chimie, nous ne les avons pas repris ici [5].

Les stratégies de ces fonds vont dans le sens d’une rentabilité maximale. En possédant des parts suffisantes dans des sociétés transnationales, ils sont en mesure d’infléchir les politiques de ces dernières. Bien que les fonds ne désignent que rarement leurs propres administrateurs dans les conseils d’administration des STN et ne prennent donc généralement pas directement part à la gestion, ils demeurent le plus souvent les actionnaires principaux de ces sociétés et disposent donc de droits de vote correspondants.

La concurrence entre les différentes entreprises de la chimie semble dans ces conditions tout à fait relative, les mêmes intérêts se retrouvant chez tous les acteurs.
Les gains espérés après chaque fusion-acquisition correspondent également à un volume de synergie que l’entreprise espère atteindre, mais bien souvent, ce sont les restructurations, et les dégraissages liés, qui représentent la part importante des économies réalisées.

Synergie, réduction des couts et crainte de restructurations

L’objectif affiché de Bayer-Monsanto est de réaliser 1,2 milliard de dollars de réduction des coûts annuels et 300 millions de synergies au niveau du chiffre d’affaires après 3 ans.

Un cinquième de ces économies sera réalisé dans « l’agriculture digitale », basée sur les outils d’analyse derniers cri (capteurs, robots, logiciels…) proposés par les deux entreprises et basée sur leurs droits de propriété intellectuels [6]. Ils sont censés faire croître les rendements agricoles pour les fermiers. Bayer compte augmenter ses ventes de près de 300 millions de dollars par an grâce à cela.

Dans le jargon entrepreneurial, synergie signifie généralement que des doublons dans les sites de productions, la logistique, les services centraux ont été identifiés entre les deux entreprises et qu’ils pourront donner lieu à des coupes. Les fusions-acquisitions sont donc souvent synonymes de restructurations, et donc de perte d’emploi. La question du sort des travailleurs n’a pour l’instant pas été évoquée par les directions des deux entreprises, qui préfèrent axer leur discours sur la croissance des activités. Pourtant, ce genre d’opération n’est généralement pas neutre pour les travailleurs concernés.

Le quartier général de la division « semences » de Bayer-Monsanto sera basé à St Louis (Missouri), là où se trouve l’actuel siège de Monsanto. Les habitants de cette ville se souviendront probablement de la fusion entre InBev et Anheuser-Busch, qui avait également vu St Louis conserver le siège américain du groupe. Des 6.000 emplois sur le site au moment de la fusion en 2008, il ne restait que 4.000 postes trois ans plus tard [7].

Monsanto a déjà réduit ses effectifs récemment. En octobre 2015, le groupe a annoncé la suppression de 2.600 emplois, soit 13% de ses effectifs, ainsi que la fermeture de plusieurs sites. En janvier 2016, le groupe annonce la suppression de 1.000 postes supplémentaires d’ici à 2018.

La fusion entre DuPont et Dow Chemical annoncée fin 2015 n’a pas donné lieu à des annonces immédiates sur l’emploi. On apprend cependant, quelques mois plus tard, que 4.000 postes vont être supprimés comme suite à la fusion.

Craintes pour les agriculteurs et les consommateurs

Outre les travailleurs des deux entreprises, qui sont les premiers concernés, les craintes apparaissent également du côté des agriculteurs et des consommateurs. Pour les agriculteurs, le marché va se réduire à l’avenir. Des 6 acteurs présents sur le marché des semences il y a peu, il n’en restera plus que quatre. Le risque de voir les prix augmenter se profile et le choix entre les différents acteurs du marché sera donc désormais restreint. 70% du marché mondial des pesticides sera désormais entre les mains des 4 acteurs. Aux États-Unis, les 4 mêmes firmes représenteront 80% des graines de maïs commercialisées. Comme l’affirme Guy Kastler de la Confédération paysanne française, « en maitrisant l’ensemble de la filière, les firmes dictent aux paysans quoi faire, et comment le faire, et petit à petit, notre autonomie disparait. » [8]

Du côté des consommateurs, même son de cloche : une part croissante des produits alimentaires sera proposée par une poignée de firmes, avec le risque de voir les prix de certaines denrées augmenter. « Nous nous retrouvons avec des multinationales plus puissantes que nombre d’États en mesure d’imposer leur loi au détriment de la souveraineté populaire » explique Guy Kastler. De ce point de vue, la déclaration des dirigeants de Bayer de vouloir nourrir 10 milliards d’êtres humains d’ici 2050 est à nuancer. Pour Swissaid, c’est le contraire qui est à craindre, «  la domination des géants des semences a […] pour effet d’accroitre la pauvreté et la faim dans les campagnes » [9]

Des réactions de la part de mouvements écologistes anti-OGM se sont également faites entendre. Monsanto et Bayer étaient déjà parmi les entreprises les plus détestées du monde. La première fait même l’objet d’une marche mondiale annuelle pour dénoncer ses activités [10]. Il faut dire que le passif des deux géants de la chimie ne joue pas en leur faveur : OGM, agent orange utilisé lors de la guerre du Vietnam, Round Up, gliphosate [11] ont rendu tristement célèbre le semencier américain. Quant à Bayer il a par le passé rempli les chroniques des faits divers et scandales pour son implication dans des essais médicaux sur des déportés pendant la 2de Guerre Mondiale, la mise sur le marché de contraceptifs dangereux, la vente de néonicotinoïdes (accusés de causer la mortalité des abeilles) où pour ses négligences dans les scandales du sang contaminé.

L’image de la nouvelle entreprise fusionnée risque donc de souffrir de la mauvaise réputation que colportent Bayer, et encore plus Monsanto. Lorsque les dirigeants des deux entreprises sont interrogés sur le nom de la nouvelle entité, le PDG de Monsanto se dit ouvert à tout, y compris à la mise au placard de la marque « Monsanto ». Les autorités de la concurrence des différents pays où les deux entreprises sont implantées devront donner leur aval à cette opération, qui pourrait être conclue avant la fin de l’année 2017.

 


Pour citer cet article :

Romain Gelin, "Fusion Bayer-Monsanto : quelles conséquences ?", Gresea, septembre 2016, texte disponible à l’adresse :
https://gresea.be/divers/a-la-une/article/fusion-bayer-monsanto-quelles-consequences