Ford est le premier des grands constructeurs à venir sur le territoire belge. Sa première implantation date de 1922 à Anvers. A ce moment, la présence du constructeur américain en Europe était relativement limitée. Il avait une petite installation industrielle à Manchester depuis 1911, une autre à Cork en Irlande pour la production de tracteurs (1917) et, enfin, une unité de montage des pièces pour reconstituer le fameux modèle T à Hambourg (1912).
Henry Ford avait donc sélectionné le pays pour son excellente situation géographique et pour y écouler son unique véhicule automobile. Au départ, il ne s’agit comme en Allemagne que d’une entité qui recompose la voiture à partir d’éléments venus de Detroit. Mais, rapidement, cela apparaît comme trop limité. A l’instar de ce qui se passe en Angleterre où la multinationale construit un véritable complexe industriel dans la banlieue de Londres, à Dagenham, elle érige une usine dans le port flamand en 1930.
Le centre se développe rapidement. Ford y concentre toutes ses activités belges (ventes, production de pièces, assemblage, réparation des moteurs…). Pourquoi changer ? La métropole anversoise est au centre d’un réseau de routes, de voies d’eau, de chemins ferroviaires… C’est facile et cela rapporte gros.
L’appel profond du Limbourg
Seulement, en ce début des années 60, la crise houillère fait rage. On est loin de la bataille du charbon, engagée dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, pour reconstruire très vite la Belgique des conséquences du conflit. Les gisements s’épuisent un peu partout, que ce soit en Wallonie, mais aussi au Limbourg. Il faut creuser toujours plus en profondeur pour extraire le minerai. Cela coûte de plus en plus cher et les holdings financiers, qui contrôlent encore les mines, comme le gouvernement estiment que le moment où l’on arrêtera l’extraction est proche.
Pour les pouvoirs publics, il faut assurer aussi la reconversion, parce que, dans certaines régions, la fin du charbon signifie une catastrophe socio-économique. C’est l’époque où l’État réfléchit encore vraiment à une politique industrielle. En France, le même problème sera très partiellement résolu en attirant Renault dans le nord de la France, à Douai (inaugurée en 1970).
Même chose au Limbourg. A coups de subsides, les autorités belges [1] captent l’attention de Ford qui cherche à étendre ses activités en plein boom de la voiture populaire en Europe. La firme abandonne son domaine privilégié dans le port anversois pour un site à Genk, près des mines de Winterslag, de Waterschei et du Zwartberg [2]. Evidemment, les pouvoirs publics relient la ville par des autoroutes, des lignes ferroviaires, des canaux, au reste du pays et de l’Europe, surtout de l’Allemagne.
En effet, l’usine créée dépend directement de Cologne. C’est une société de droit allemand, Ford Werke. Elle ne dépose pas de comptes spécifiques et ses dirigeants sont installés outre-Rhin. Elle est mise sur pied en 1962. De son côté, l’unité anversoise se transforme, en ce qui concerne le domaine automobile, en société commerciale pure, toujours en activité, mais indépendante : Ford Motor Company [3]. Les liens ne sont pas rompus. En octobre 1968, les ouvriers de Genk feront cinq jours de grève pour obtenir des salaires équivalents à ceux plus élevés de leurs collègues d’Anvers.
La première voiture sort en 1964. C’est une Taunus. Entre temps, le groupe achète un vaste terrain de 220 ha à Lommel pour tester tous ses véhicules européens. Il sera opérationnel dès 1965. Une seconde ligne est également installée à Genk pour assembler des Transit, une petite camionnette. Enfin, en 1968, une unité fabriquant des roues est ajoutée. Elle peut produire 13.000 jantes par jour, dont les trois quarts approvisionnent les autres usines d’assemblage en Europe.
D’ailleurs, le constructeur crée aussi en 1967 Ford Europe, qui chapeaute toutes les activités des filiales européennes, dont la puissante entité britannique alors que Londres n’a pas encore adhéré au marché commun. De cette façon, avant ses rivaux, la multinationale organise sa production à l’échelle du continent, lui permettant de la concentrer davantage. Sinon, il fallait avoir dans chaque pays un montage de tous les modèles ou alors les importer en devant passer les droits de douane, parfois assez élevés.
Dans ce domaine, Ford a été souvent un précurseur. Il va tenter aussi à la fin des années 70 d’obtenir une réelle voiture mondiale (comme l’était d’une certaine façon à l’origine le modèle T), conçue pour tous les marchés du globe et pouvant être produite et assemblée partout. C’est l’Escort. Mais ce sera un échec. Il y aura finalement peu de points en commun entre le véhicule développé aux États-Unis et celui qui sera complètement refait pour l’Europe.
En 1982, l’usine de Genk se centre sur la production de la Sierra. Ce sera l’occasion d’engager l’introduction massive des robots. Notamment à l’emboutissage, à la tôlerie et à la peinture. C’est certainement l’entité industrielle la plus importante du pays. En 1988, il y a plus de 12.000 salariés pour produire quelque 405.000 automobiles, dont 332.000 Sierra et 73.000 Transit. De nombreux travailleurs viennent directement des mines définitivement fermées : entre 1987 et 1989, quatre des sept sites (Waterschei, Winterslag, Eisden et Beringen) arrêtent l’extraction du charbon [4].
La nouvelle voiture mondiale
Ford n’a pas abandonné son idée de voiture mondiale. Le projet est celui de la Mondeo, dont le nom évoque d’ailleurs cette perspective [5]. Le véhicule doit être produit conjointement en Europe et aux États-Unis. Le programme est initié en 1986 et coûtera au total 6 milliards de dollars, l’un des plus chers de l’histoire automobile.
En fait, de nouveau, le constructeur ne parviendra pas à mettre d’accord ses ingénieurs des deux côtés de l’Atlantique. Le problème se situe sur le vieux continent. L’ancien modèle, la Sierra, produite à Dagenham, Cologne et Genk, connaît des difficultés techniques en fin de « carrière » : problème de moteur, transmission arrière dépassée… Les ventes baissent dramatiquement. En outre, la filiale européenne perd beaucoup d’argent. Il faut réussir la nouvelle voiture. D’où une refonte complète du développement et un résultat qui ne reprend quasi rien de la Sierra. Cela prendra six ans.
La situation est différente aux États-Unis. Le nouveau véhicule, appelé Ford Contour, n’a pas la même importance. Il n’est pas décliné dans toute une série de versions pour attirer le client. Au final, les deux modèles n’ont en commun que le pare-brise, les vitres de devant, les rétroviseurs, les poignées des portes. C’est faible.
La direction de Ford Europe - en accord avec Dearborn [6] - va imposer également que la production soit réalisée sur un seul site. Cela signifie maximiser l’occupation des usines. Déjà, en 1990, avec les baisses des ventes, le constructeur avait décidé d’orienter l’unité de Genk sur la Sierra, celle de Dagenham et de Cologne se centrant sur la Fiesta (voiture de bas de gamme). Cela ne peut suffire pour le nouveau véhicule, qui doit marquer les esprits.
Une convention collective permettant d’introduire une troisième équipe [7], un « shift » de nuit, est signée en 1992. De cette façon, les capacités sont portées à 500.000 voitures par an (de 1.500 par jour à 1.970) et l’emploi grimpe à 13.571 personnes cette année-là. Avec le centre d’essai de Lommel, la multinationale a maintenant quelque 14.000 travailleurs au Limbourg. Sans compter la sous-traitance, généralement disséminée dans un cercle dépassant rarement les 60 km pour pouvoir approvisionner l’usine en just-in-time.
En janvier 1993, la production de la Mondeo est lancée. C’est un succès. Un an plus tard, les volumes assemblés atteignent 479.000 unités (dont 70.000 Transit). Le modèle est déclaré voiture européenne de l’année 1994. Les niveaux de fabrication restent élevés durant quatre ans et les postes de travail, baissant légèrement avec la hausse continue et progressive de la productivité, sont occupés par plus de 12.000 salariés. Genk est toujours la plus grosse usine du pays.
En 1994, la direction introduit en même temps le teamwork, c’est-à-dire les pratiques d’organisation du travail japonaises (en fait surtout celles de Toyota). Il s’agit essentiellement de gérer les temps de passage du véhicule devant chaque station de travail - ces temps sont déterminés par la vitesse de la chaîne de montage - de façon collective par petits groupes (des « teams »), déclarés autonomes. En fait, cette « libre » participation des salariés est très relative pour ne pas dire inexistante, car les chefs d’entreprise fixent les niveaux de production et les ressources attribuées à chaque team, celles-ci étant les plus basses possible. Le team n’a, dans ces conditions, que le « choix » de décider de la répartition des « temps contraints » entre eux, au grand bénéfice de la productivité ou plutôt faudrait-il préciser de l’intensification du travail.
Ces méthodes sont donc lancées également chez Ford sous le titre « Samen Sterk door Team Werk » (fort ensemble à travers le teamwork ou le travail en groupe). On relèvera le terme « samen » (ensemble), qui doit avoir une teneur tout à fait amère aujourd’hui pour les travailleurs limbourgeois. Le patron de l’usine, Peter Heller, précise dans les objectifs poursuivis à travers ce programme : « Notre position concurrentielle est établie en partie dans la mesure avec laquelle nous, avec nos collaborateurs, comme un seul team, pouvons améliorer de façon continue nos résultats en matière de qualité, d’efficience et de coût à travers un bon climat social ». Des mots qui doivent résonner de bien curieuse manière aujourd’hui.
En 1999, pour rendre le système encore un peu plus proche de celui de Toyota, Ford Genk installe un parc industriel pour livrer en just-in-time directement dans l’usine des composants essentiels pour l’atelier de montage. Ainsi, la société américaine Lear fournit les sièges, IAC les tableaux de bord, SML les moteurs et les boîtes de vitesse, Syncreon ainsi que Facil de plus petites pièces, Magna des éléments de pare-choc pour les Galaxy et S-Max, qui seront lancées en 2006. En fait, la plupart des produits sont transportés quasi en continu à travers un tube de 900 m, appelé le convoyeur, pour atteindre l’usine de Ford. Dans cette sous-traitance, travaillent actuellement 1.800 salariés, qui perdront leur emploi avec la fermeture du site.
Le début de la fin
La Mondeo sera reliftée plusieurs fois pour corriger les défauts ou imperfections techniques constatés : en 1996, puis en 2000. Mais les ventes, si elles reprennent un moment pour la nouvelle version, baissent inexorablement au fil du temps. Avec elles, la production à Genk et l’emploi, bien entendu.
Le graphique 1 reprend l’évolution de ces deux derniers éléments depuis 1973.
Graphique 1. Évolution de la production et des emplois à Ford Genk 1973-2011 (en milliers de voitures pour l’échelle de gauche, de postes pour l’échelle de droite)
Source : FEBIAC.
On observe des variations permanentes aussi bien pour les postes de travail que pour le nombre de véhicules assemblés. En général, les baisses surviennent en fin de cycle, avant le remplacement par un nouveau modèle ou une nouvelle version.
Mais, de façon générale, on remarque une nette tendance à la hausse depuis 1973 jusqu’au milieu des années 90. Puis, l’effet inverse, avec un petit redressement après le tournant du siècle. Une sorte de descente aux enfers.
Cela ne se déroule pas au détriment de la productivité comme le montre le graphique 2.
Graphique 2. Evolution de la productivité (nombre moyen de voitures réalisées par travailleur) à Ford Genk 1973-2011 (en unités). Avec une courbe de tendance.
Source : FEBIAC.
L’effet conjoncturel est évidemment fort. Mais nous avons introduit une courbe de tendance générale qui synthétise l’ensemble de ces mouvements et elle est très nettement tournée vers la hausse. Grosso modo, un salarié assemblait en moyenne 25 voitures par an dans les années 70 ; en 2010, on est proche des 40 véhicules.
Mais les atouts du Limbourg belge ne convainquent plus la direction de Ford. En 1998, un plan de restructuration coûte quelque deux mille emplois en deux ans. Mais c’est en 2003 que les choses sérieuses arrivent. Le constructeur transfère la production de la Transit vers Kocaeli en Turquie [8]. La ligne spécifique pour la camionnette est supprimée.
A ce moment, en février, la direction promet de remplacer la perte du véhicule utilitaire par trois nouveaux modèles. Mais, en octobre, revirement complet. Pas de nouvelles voitures. Au contraire, réduction de la voilure et diminution de la production, avec celle de l’emploi pour 3.000 personnes. La troisième équipe, celle de nuit, est abandonnée. On voit que l’histoire se répète. Les syndicats organisent une marche pour l’emploi (déjà). La ville n’est pas habituée à se voir envahie par autant de manifestants. Mais le patron reste inflexible sur ce point. L’effectif dégringole en fait de 10.000 à 6.000. C’est un premier choc, même s’il n’y a aucun « licenciement sec » : beaucoup partent avec une préretraite accordée à 48 ans.
Un petit répit sera donné à l’usine. Il faut dire qu’à ce moment, le marché, soutenu par l’endettement croissant des ménages, reprend du poil de la bête. Ford en profite pour lancer son « Flexible Manufacturing » (production manufacturière flexible), c’est-à-dire pouvoir faire passer sur la même chaîne des modèles et des voitures de conception différente [9]. Cela permet d’ajouter en 2006 deux nouveaux véhicules à Genk : la Galaxy et la S-Max, qui sont deux monospaces [10].
Mais c’est le chant du cygne. A partir de 2008, la production et l’emploi fondent. Trois ans plus tard, l’usine assemble 100.000 voitures en moins par an avec 1.500 salariés en moins. Malgré toutes les promesses annoncées à plusieurs reprises, la direction décide de ne pas prolonger les opérations au-delà du cinquantième anniversaire. Ironie de l’histoire : c’est le 24 octobre 1962 que la première pierre de l’entité a été posée [11] ; c’est le 24 octobre 2012 que la direction de Ford Werke présente la fin de ses activités à Genk pour 2014.
Conclusions
Les œuvres humaines n’ont pas vocation à rester éternelles. Il n’empêche qu’arrêter une telle cathédrale industrielle, à la pointe de la technique automobile et laissant une région dans la mouise pour pouvoir se redresser, a quelque chose de choquant. Les estimations d’Agoria, la fédération belge de l’industrie des technologies dont Ford fait partie, table sur la perte de 4.300 emplois directs à l’usine même, les 1.800 postes des deux parcs industriels (Nord et Sud) et quelque 6.000 chez les sous-traitants et d’autres activités connexes. Pour la Belgique, la Flandre ou le Limbourg, c’est un véritable carnage social.
En rappeler l’histoire permet de contextualiser les événements, les déclarations, les engagements pris par la firme… On s’aperçoit ainsi que les discours des dirigeants sont très fortement changeants. Quand il s’agit de promouvoir l’entreprise, de produire davantage, d’être plus efficace, de supprimer les temps morts et les coûts inutiles, Ford est une grande famille, peuplée de collaborateurs, qui seront « forts ensemble ». Sauf que les dividendes et les gratifications généreuses tomberont dans l’escarcelle des actionnaires et des managers.
Quand il s’agit de fermer, on est beaucoup plus lapidaire. Les responsables ne viennent même pas l’annoncer à Genk. Le voyage est sans doute trop « onéreux » pour des gens qui ne jurent plus que par les économies à tous crin. Il n’y a plus de collaborateurs qui tiennent. Même si certains doivent encore travailler un ou deux ans, ce ne sont plus aux yeux de ces dirigeants que des chômeurs ou des préretraités en sursis. Que la roue tourne vite !
Pour citer cet article :
Houben, Henri, "Ford : Noces d’or complètement gâchées.", Gresea, décembre 2012, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1094