Le 26 octobre, la politologue américaine, Joan Tronto, est venue en Belgique pour se voir attribuer le titre de Docteure Honoris Causa par le secteur des sciences humaines de l’UCLouvain. Tronto a redéfini la notion du care, permettant de l’étendre de la sphère domestique à la sphère publique.
Cette analyse propose une mise en discussion des études féministes (notamment de Silvia Federici, Amaia Pérez Orozco, Carole Gilligan et Joan Tronto) pour penser la pandémie actuelle.
Un an et demi après l’irruption du covid-19, le bilan sur les stratégies mises en œuvre par les autorités pour y faire face illustre une tension insoluble entre (accumulation du) capital et (processus nécessaire à la soutenabilité de la) vie. Un conflit inhérent au capitalisme patriarcal mis à nu et renforcé par la pandémie.
En Belgique, comme ailleurs, la réponse des autorités politiques à la pandémie de covid-19 ainsi que certains messages véhiculés par les médias de masse [1] et les exigences du monde patronal [2] (y compris des directions des hôpitaux ou des maisons de repos [3]) ne sont que le miroir grossissant d’un système fondé sur l’accumulation du capital, où la vie n’est plus qu’une vile marchandise et, en tant que telle, beaucoup d’entre elles sont « de trop » et ne « méritent » pas d’être protégées ni respectées.
Cet article n’a pas pour objectif de décrire les stratégies mises en œuvre par les autorités belges et ses impacts sur la population − de nombreuses études existent déjà sur ce sujet −, mais bien d’apporter une réflexion systémique sur les enjeux dévoilés par l’irruption du covid-19. Nous partons du postulat soutenu par Richard Horton (rédacteur en chef de la revue médicale The Lancet) selon lequel le covid-19 n’est pas une simple pandémie, mais une « syndémie » [4]. Cette notion a été introduite durant les années 1990 par l’anthropologue médicale Merrill Singer, pour désigner l’entrelacement de maladies infectieuses, d’autres maladies (chroniques ou récurrentes), associées à leur tour à une répartition inégale des richesses, à la hiérarchie sociale, à un accès plus ou moins aisé au logement ou à la santé, etc. Le tout étant inévitablement marqué par la nationalité, la « race », la classe, l’âge, le genre, la nationalité... La syndémie est, dans ce sens, indissociable de nos rapports sociaux, modes de production et consommation. Elle est inhérente au capitalisme racial, patriarcal et validiste [5]. Partant de ce postulat, cette analyse propose une mise en discussion des études féministes qui participent à la critique de l’économie politique pour penser la syndémie.
Apports féministes pour une critique du « solutionnisme » capitaliste
Les études féministes critiques de l’économie politique sont très diverses. Il s’agit d’une école de pensée plurielle, inspirée du matérialisme historique formulant des critiques féministes aux analyses marxistes. Les critiques et les analyses qui s’en dégagent peuvent être très différentes. Toutefois, ces diverses approches traitent toutes de la notion de travail domestique qui, selon les tendances, sera conceptualisée en termes de travail ménager, reproductif ou de care (cf. ci-dessous). Des concepts dont la définition varie également selon les approches, mais qui font toutes références aux activités qui visent à satisfaire les besoins matériels et émotionnels nécessaires à la reproduction et à la soutenabilité de la vie. À partir de la critique d’une construction androcentrique [6] des sciences (notamment économiques), les analyses féministes caractérisent le travail dit « ménager » en tant que catégorie économique et offrent ainsi de nouvelles grilles de lectures aux approches économiques traitant des relations marchandes, de production ou de consommation excluant le travail de reproduction du champ d’études de cette discipline.
Parmi les différentes approches, les féministes (critiques des théories) marxistes [7] appartenant au collectif international du salaire au travail ménager [8] se sont centrées, durant les années 1970, sur l’analyse conceptuelle du travail et sur le rôle de la sphère reproductive dans le processus de production, considérant le travail reproductif comme source de valeur. Cette approche adhère au postulat marxiste selon lequel les propriétaires de moyens de production (employeurs) tirent un profit grâce à la valeur créée par le travail. Ce profit résulte de la différence entre le salaire versé aux travailleur.euse.s et la valeur réelle des produits de leur travail. Le salaire couvre les dépenses des travailleur.euse.s et de leur famille (loyer, nourriture, vêtements…). Or, selon ces féministes, Marx n’a pas pris en considération le fait que ce salaire ne rémunère pas le travail reproductif, principalement accompli par les femmes [9]. Une partie du profit tiré par les propriétaires des moyens de production vient donc de ce travail non payé. Le travail de reproduction est ainsi indispensable à l’accumulation du capital.
S’inscrivant dans la lignée des analyses féministes participant à la transformation de la critique de l’économie politique, les jeunes économistes Amaia Pérez Orozco et Sara Lafuente analysent les liens entre constructions socio-économiques et identitaires. Elles soulignent que le capitalisme présuppose une division dichotomique (patriarcale) du monde, où la masculinité jouit d’une fiction d’autosuffisance, ce qu’elles appellent le « travailleur champignon » qui se pense émotionnellement et matériellement autonome. Cette fiction d’autosuffisance est basée sur le fait que les tâches reproductives sont invisibilisées et reléguées aux corps féminisés. Orozco et Lafuente associent ainsi la position des sujets dans les sphères socio-économiques à la production d’identités de genre hégémoniques dans le capitalisme. La dualité qui divise la société entre les sphères du travail domestique et de la production (pour le marché), entre les tâches reproductives sous-évaluées et le travail salarié créateur de valeur, répond à la logique capitaliste qui fait primer l’accumulation du capital sur la soutenabilité de la vie et crée également une dualité de genre hétéronormative, qui délègue les dimensions non rentables de la vie aux « subjectivités féminisées » [10].
À partir de l’analyse de la logique capitaliste patriarcale fondée sur l’accumulation du capital, Amaia Pérez Orozco développe une analyse du conflit entre le capital et la vie. Selon cette auteure, autant les études économiques hégémoniques que la critique de l’économie politique sont centrées sur les activités dites « productives ». C’est-à-dire, celles qui comptent dans un système capitaliste patriarcal fondé sur une logique de croissance soutenue des richesses (marchandises). Cette logique productiviste ne tient pas compte de la reproduction de la vie (monde vivant), car elle s’appuie sur l’exploitation des travailleur.euse.s (rémunéré.e.s ou pas) et des ressources naturelles. Devant cette destruction massive du monde vivant, Orozco postule que le capitalisme patriarcal se caractérise avant tout par un conflit insoluble entre l’accumulation du capital et la vie. Un conflit négligé par les analyses critiques de l’économie politique centrées sur le conflit capital-travail [11].
La « croissance », c’est-à-dire la production illimitée de marchandises, s’effectue sur une planète dont les ressources nécessaires à cette production sont limitées. Ceci constitue même une évidence pour certains défenseur.se.s de la logique capitaliste. Or, cette logique est également patriarcale, c’est-à-dire qu’elle n’est pas centrée sur les soins, mais sur la « production » de solutions technologiques. Aux catastrophes environnementales produites par ce système écocide, on présentera des alternatives « scientifiques » du ressort d’un « solutionnisme technologique » [12].
D’autre part, l’accumulation du capital engendre une diversité d’injustices, voire de drames sociaux. Face à ces problèmes, des solutions ont été dégagées. Les défenseur.euse.s d’un capitalisme néolibéral prônent la théorie dite du ruissellement. Selon cette théorie, au lieu de prélever des impôts, les États doivent favoriser l’enrichissement des secteurs économiques qui pourront donc réinjecter davantage de richesses dans le système économique (par le biais de l’investissement ou de la consommation) contribuant à renforcer l’activité économique et l’emploi. Une idée qui relève d’une hypothèse abstraite, jamais démontrée dans les faits, notamment parce que l’accumulation du capital implique le fait que beaucoup d’emplois soient synonymes de misère (économique, mais aussi émotionnelle, sanitaire et environnementale).
À l’opposé de cette théorie néolibérale, se trouvent les défenseur.euse.s d’un État-providence. Ces dernier.e.s ne remettent pas en cause le système d’exploitation du monde vivant, mais considèrent que pour remédier aux drames sociaux, les États doivent prélever davantage d’impôts afin de mieux redistribuer les richesses. Une forme de résolution socio-économique tout à fait dépendante d’un système productiviste (des marchandises), car plus les richesses produites sont importantes, plus le prélèvement sera consistant. La redistribution dépendra fortement du produit intérieur brut (PIB) du pays en question, et donc justement d’une « croissance économique » fondée sur les bases de l’exploitation du monde vivant.
On peut s’interroger sur la rationalité d’une logique consistant à maintenir l’accumulation des richesses entre les mains d’une élite pour procéder, ensuite, à une redistribution de celles-ci de manière « plus équitable » (un mot à usage disparate qui ne fait que mettre un voile sur le « vol originel »). En outre, cette politique n’est applicable que dans le cadre d’un État-nation. Or, l’accumulation du capital se fait à l’échelle mondiale. Comme le souligne Orozco, l’État-providence s’est toujours fondé sur la base des inégalités internationales, de la spoliation de l’environnement et de la division sexuelle du travail [13] (et, il faudrait ajouter, la division sociale et internationale du travail). On peut dire que cette alternative visant un État-providence est une sorte de « solutionnisme socio-économique » qui ne fonctionne que de manière partiale et conjoncturelle dans des pays enrichis par une division internationale du travail (caractérisée par une surexploitation du travail et des ressources des pays « appauvris ») propre à un système qui n’est pas seulement capitaliste et patriarcal, mais aussi colonialiste, nationaliste et raciste. Enfin, autant les promoteur.trice.s de la théorie du ruissellement que d’un État-providence oublient (ou plutôt ignorent) que, comme le souligne Orozco, « bien-être » n’est pas synonyme de « produit intérieur brut » et que « travail socialement nécessaire » n’est pas synonyme d’« emploi » [14].
En revenant sur les analyses développées par les féministes du collectif international du salaire au travail ménager, on peut ajouter que cette logique productiviste implique également une destruction quotidienne des corps, usés par le travail salarié. Un problème pour lequel le capitalisme patriarcal a également cherché une « solution » en transformant la division sexuelle du travail. En effet, si le patriarcat et la division sexuelle du travail préexistent au capitalisme, ses formes ont été fortement transformées avec la consolidation du capitalisme. Comme l’explique Silvia Federici, cette transformation a consisté à assigner le travail de production aux hommes et les « tâches » de reproduction aux femmes [15]. En d’autres mots, aux hommes de détruire le monde du vivant, aux femmes d’essayer de le réparer. Or, ce travail traditionnellement assigné aux femmes n’est ni reconnu ni valorisé, car, dans une société patriarcale où la valeur émane de caractéristiques masculines, les activités relevant de ce qui a été socialement construit comme l’univers féminin seront dévalorisées. Le terme « dévalorisé » fait ici référence autant au caractère invisible, voire au mépris social de cette activité (qui n’est socialement pas considérée comme un travail) qu’au concept économique, dans le sens où, tout en participant à l’accumulation du capital, cette activité n’est pas rémunérée. Contrairement à ce qui est considéré comme du « travail » et qui est donc rémunéré, les activités ménagères traditionnellement assignées aux femmes n’ont pas de valeur marchande. La dévalorisation économique des activités domestiques s’assoit donc sur son invisibilisation (en tant que « travail »), car la participation gratuite à l’accumulation du capital serait difficilement volontaire sans passer par une dissociation de la valeur marchande.
C’est cette division sexuelle du travail à laquelle Orozco et Lafuente (cf. ci-dessus) font allusion lorsqu’elles expliquent la dualité entre la sphère du travail de reproduction sous-évaluée et la sphère du travail salarié (créateur de valeur) surévaluée. Il s’agit donc bien d’une construction patriarcale et capitaliste, qui, selon ces auteures, fait primer l’accumulation du capital sur la soutenabilité de la vie et qui crée à son tour une dualité de genre.
Dans ce cadre, force est de constater que tant que la logique productiviste persistera, aucun gouvernement ne sera à même de trouver des solutions viables pour lutter contre une syndémie et le poids de celle-ci retombera plus lourdement sur les corps féminisés ainsi que sur ceux se trouvant le plus éloignés de la valeur (marchande). Plusieurs analyses concernant la « crise du coronavirus » ont mis en évidence ce dernier aspect de la syndémie, c’est-à-dire son impact sur la population selon le genre, la « race », la nationalité, l’âge, etc. Mais, ils tendent souvent à réduire ceux-ci aux facteurs conjoncturels ressortant des stratégies développées par les gouvernements et les secteurs économiques. Cette lecture est indispensable pour comprendre notre époque et pour résister au renforcement des rapports de domination et d’exploitation. Cependant, les analyses conjoncturelles sont toujours partielles et, sans une réflexion structurelle, elles nous mènent souvent vers la formulation d’alternatives ou de revendications du ressort de ce qu’on pourrait nommer « solutionnisme capitaliste ».
Des apports féministes sur le care pour une critique de la « masculinité hégémonique »
Durant les années 1990, un nouveau champ d’études s’est imposé apportant de nouveaux éléments au débat féministe sur le travail socialement assigné aux femmes : les études sur le care. Le care désigne des activités centrées sur le souci des autres. Durant les années 1980, dans le cadre d’une recherche sur les rapports entre l’éthique et le genre, la psychologue américaine Carole Gilligan introduit les études du care. Assistante de Lawrence Kohlberg, Gilligan signale un biais androcentré dans ses enquêtes destinées à étudier le développement moral des enfants au cours desquelles seuls des garçons avaient été interrogés. Elle remarque également une dévalorisation persistante chez les psychologues en ce qui concerne « la morale » et les formes de pensée des femmes. Devant ces constats, Gilligan décide de mener une enquête auprès des filles et des femmes. Elle met, par ce biais, en évidence l’existence d’une éthique différente, d’une manière de résoudre les dilemmes moraux basée sur des critères contextuels et relationnels propres à ce qu’elle nommera « l’éthique du care ». Une éthique différente à celle analysée par Kohlberg, n’incluant que des garçons, et caractérisée par une façon de résoudre les dilemmes moraux sur base des critères de la loi et de l’impartialité [16]. Quelques années plus tard, la notion d’« éthique du care » est reprise et reformulée par la politologue Joan Tronto, pour qui cette éthique correspond majoritairement à une population subalterne, celle des personnes qui réalisent les activités de care de manière rémunérée (nounous, infirmières, aides-soignantes, nettoyeuses…) ou non rémunérée (s’occuper des soins émotionnels et matériels de tierce personne) [17]. Le travail de care désigne une dimension présente dans toutes les activités de service, dans le sens où servir équivaut à prêter attention à autrui [18].
En analysant le lien entre éthique et travail, Orozco se centre sur la division sexuelle du travail et ses impacts sur la construction des subjectivités. L’économiste espagnole, opte pour l’emploi du terme « soins » (cuidados, en espagnol) à la place de l’usage du terme anglais, care [19]. Si ce dernier désigne autant le travail rémunéré que non rémunéré, les études du care se concentrent plus fortement sur l’analyse du travail rémunéré, un secteur fortement féminisé dans nos sociétés patriarcales où les femmes s’occupent majoritairement des soins et sont bien plus nombreuses que les hommes à avoir développé ce que Gilligan conceptualise comme une éthique du care, parce qu’elles et ils sont formé.e.s (éduqué.e.s) différemment depuis leur plus jeune âge. Aux filles les poupées, les princesses et les casseroles ; aux garçons les épées, les héros et les jeux de construction.
En d’autres mots, la division sexuelle du travail implique des dispositions sociales genrées spécifiques plaçant hommes et femmes de manière binaire : les hommes appartenant au monde du marché et de la production, mais aussi de la science et de l’usage de la force exposant l’ensemble du monde vivant au risque systémique de destruction [20] ; les femmes, à l’univers intime de la reproduction de la vie et des soins (apportés aux autres personnes). Cette division sexuelle du travail implique non seulement une division binaire du monde, mais également des formations subjectives sur base d’un modèle hégémonique de féminité et de masculinité. Selon Orozco, en termes économiques, la « masculinité hégémonique » est portée par une logique de construction de « soi pour soi », qui vise l’autosuffisance par l’insertion individuelle dans la sphère marchande. Cette logique implique donc le développement de la « rationalité », la « force » et la « compétitivité ». Alors que la « féminité hégémonique » est portée par une logique de « soi pour les autres », une logique de dépendance et de sacrifice à travers l’exécution du travail résiduel qui doit se faire au nom de l’amour. Au niveau subjectif, devenir homme implique d’adhérer à une « éthique productiviste ». Alors que devenir femme, c’est adhérer à ce que Orozco appelle une « éthique réactionnaire des soins » [21]. Contrairement au concept d’éthique du care développé par Gilligan, Orozco considère que la féminité hégémonique implique une éthique réactionnaire des soins, car : il s’agit d’une éthique d’immolation et de sacrifices, elle ne s’occupe que du bien-être de la famille et elle sert à apaiser le conflit capital-vie. En d’autres mots, face à l’aspect destructeur de la logique productiviste propre à la « masculinité hégémonique », la « féminité hégémonique », qui implique une éthique des soins, est une construction nécessaire à l’accumulation du capital. D’une part, elle y contribue en attribuant aux femmes un travail non ou peu rémunéré. D’autre part, elle répond aux besoins de pallier les dégâts produits par cette « masculinité hégémonique » qui agit au détriment du monde vivant. Dans ce sens, tout en promouvant un « solutionnisme technologique » (scientifique), le capitalisme patriarcal invisibilise tout autant qu’il méprise ce qui se trouve à la base de la reproduction de la vie, c’est-à-dire l’univers (féminisé) du care ainsi que le travail et les corps qui le réalisent.
En effet, si les bases sur lesquelles reposent les activités et l’éthique des soins se présentent comme l’antithèse des activités appartenant au marché, cette opposition n’est néanmoins que l’autre face d’une même pièce. C’est-à-dire, d’un système capitaliste dont la production de valeur implique la destruction du monde du vivant. Or, sans vie, il n’existe ni marché, ni production. Si ces derniers sont surestimés par le capitalisme patriarcal, il faut bien trouver des « solutions » capables de pallier les problèmes engendrés par l’accumulation du capital. Les soins ne sont donc que la face cachée du marché. Présentés comme l’antithèse de ce qui est socialement valorisé, ils seront assignés de manière invisible (au nom d’une éthique des soins qui serait innée aux femmes) afin qu’ils soient effectués, à leur tour, de manière tout aussi invisible (au nom de l’amour).
Contrairement à cette construction binaire de genre, au service du capitalisme patriarcal et racial [22], la lutte féministe critique de l’économie politique cherche à construire un monde dans lequel les soins de la vie sont au centre.
La marchandisation du care
Le secteur tertiaire commence à prendre une place considérable dans l’économie à partir des années 1970. En Belgique il représente actuellement 69,7% du PIB [23]. L’importance prise par ce secteur est notamment due au développement des activités dites marchandes comme le tourisme, le commerce, les activités financières, le transport, la communication ou les services aux personnes (horeca, soins...). Mais elle est également la conséquence d’un processus de marchandisation du secteur public (santé, enseignement, administration publique, services sociaux) ainsi qu’au développement de la sous-traitance et de l’externalisation. Les activités de care représentent une part importante du secteur tertiaire.
S’imposant dans un contexte dit néolibéral, le développement du secteur tertiaire provoque des bouleversements majeurs. D’une part, il implique un appel massif de main-d’œuvre féminine sur le marché de l’emploi (du fait qu’il est majoritairement caractérisé par des activités traditionnellement « féminines »). D’autre part, l’investissement massif de capitaux dans ce secteur s’accompagne d’une accentuation de la marchandisation des activités publiques et du secteur dit « non-marchand ». Le terme marchandisation renvoie à la fois à la privatisation des services publics, à la libéralisation de certains secteurs, à la mise en concurrence d’entreprises publiques avec des entreprises privées ainsi qu’à la mise en place d’une nouvelle gestion des services publics soumise à l’impératif de rentabilité et d’efficacité gestionnaire [24]. La marchandisation n’est donc pas synonyme de privatisation. Elle ne concerne pas que le secteur privé, mais traverse toutes nos institutions.
Dans ce processus de marchandisation, le secteur du care a subi des transformations importantes, avec notamment l’introduction progressive de techniques propres au travail « productif », visant une intensification des cadences de travail et une plus grande productivité, afin d’augmenter les profits tout en diminuant les « dépenses ». Or, comme le soulève Pascale Molinier, le travail du care consiste à donner une réponse adéquate aux besoins particuliers d’autrui, selon des circonstances spécifiques. Il implique donc des critères relationnels et contextuels qui sont par définition anti-productifs, car ils résistent aux règles standards [25] nécessaires à rendre le travail plus productif… pour la production de marchandises − objets et services − tout aussi standardisées. En effet, le travail du care désigne « l’art de l’ajustement à des situations toujours particulières » [26]. Il s’agit donc d’un « travail inestimable », un concept introduit par Jean Oury [27], en référence au concept développé par Karl Marx (dans les Grundrisse) pour désigner le travail vivant qui n’est ni mesurable ni tangible. La marchandisation du care implique une valorisation marchande, ce qui induit un effort de standardisation (des cadences et des résultats) des activités par définition inestimables. Cette standardisation ne peut correspondre à la réalité et aux besoins de chaque personne et de chaque situation. Elle met dès lors fortement en danger la soutenabilité de la vie.
L’irruption du covid-19 a révélé à quel point cette marchandisation du care est néfaste pour la soutenabilité de la vie. Notamment dans le domaine de la santé. La « pandémie » a révélé l’affaiblissement d’un système sanitaire causé par des années de mesures d’économie et l’introduction dans les soins des logiques managériales de rentabilité forgeant à son tour une santé à deux vitesses [28]. Des politiques fortement dénoncées en 2019 par des mobilisations du personnel des soins de santé, donnant lieu aux « mardis des blouses blanches » (des actions menées par le personnel de soins de la santé tous les mardis) et à la création du collectif La santé en lutte, porté par des travailleur.euse.s des institutions de soins de santé et des usager.e.s qui lutte pour un changement structurel de la politique des soins de santé [29]. Un mouvement d’alerte qui n’a pas été suffisamment entendu ni avant l’arrivée du covid-19 ni une fois la pandémie installée.
En finir avec la « masculinité hégémonique » et le « solutionnisme capitaliste »
La marchandisation du travail du care, et avec elle l’appel massif des femmes sur le marché de l’emploi, ont impliqué des transformations majeures dans l’exercice de ce travail (rémunéré ou pas). Mais ils ont également bouleversé les constructions subjectives, notamment des femmes qui, avec leur entrée sur le « marché » de l’emploi, doivent intégrer la logique et l’éthique qui l’accompagnent. Une logique caractéristique de la « masculinité hégémonique » visant l’autosuffisance par l’insertion individuelle dans la sphère marchande. Dans ce contexte, la question est de savoir, comment nous, femmes féministes, nous positionnons-nous devant ce dilemme ?
Nous nous trouvons aujourd’hui dans une période charnière pour le mouvement féministe où il devient urgent de se positionner contre une « masculinité hégémonique » capitaliste, nationaliste et raciste afin de ne pas limiter nos combats à une simple question d’égalité fondée sur les bases de cette masculinité hégémonique où « visibilité » serait synonyme de « carrière » ; « valorisation » de « redistribution monétaire » c’est-à-dire de « valeur d’échange » (ou vile marchandise) ; « reconnaissance » d’« empowerment » (un concept souvent individuel qui loin de mener à la déconstruction des rapports de pouvoir nous enveloppe d’autant plus dans sa dynamique) ; et « autonomie » d’« autosuffisance » (des individus qui ne comptent que pour et sur eux-mêmes).
L’irruption du virus a eu des impacts majeurs sur les femmes, en première ligne durant le confinement (car elles exercent davantage les métiers dits essentiels, majoritairement précaires et flexibles), plus largement mobilisées que les hommes dans les actions dites humanitaires (qui ont explosé devant le désengagement de l’État), surmenées par le redoublement du travail domestique et, certaines, par le télétravail [30]. Débordées par cette situation, les débats et les analyses se sont majoritairement centrées sur les impacts de la « pandémie » et les mesures mises en œuvre par les gouvernements sur les corps féminisés. Or, un an et demi après l’irruption du virus, il nous semble qu’il est temps d’ouvrir un débat féministe plus structurel autour du conflit capital-vie. Un débat d’autant plus urgent dans un contexte de confusion généralisée menant vers le renforcement des logiques caractéristiques de la masculinité hégémonique, fondées sur une fiction d’autosuffisance opposée aux soins et confondant cette « autosuffisance » avec « émancipation ». Contrairement à la fiction de l’autosuffisance, une démarche émancipatrice implique une responsabilité politique qui ne répond pas à une logique d’obéissance et de légalisme par la crainte individuelle (amende, répression, etc.), mais à la prise de conscience du fait que nous vivons dans un monde où tout est lié. Face à un contexte de banalisation des risques et de la mort, il s’agit de subvertir les logiques hégémoniques et non pas simplement de rendre visible ce qui est invisible. Il s’agit bien d’un combat pour dynamiter ces logiques et construire des relations sociales où le respect et les soins du monde vivant sont au centre.
Cet article a paru dans le Gresea Échos 107, "Capitalisme déconfiné ; transformations et résistances", septembre 2021.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, "Le capitalisme patriarcal au centre de la « syndémie »", Gresea, novembre 2021.
Source photo : Affiche de imprenta col·lectiva de can batllón. Photo : Johanna Bouchardeau.
Traduction : La mémoire meurtrie embrasse les cicatrices. Les soins nous rendent libres.