Les femmes ont toujours migré. Mais ces deux dernières décennies, elles sont plus nombreuses que par le passé à migrer seules à la recherche d’un emploi. Elles se retrouvent le plus souvent dans le secteur du travail dit reproductif, particulièrement dans celui des services à la personne. Quel est le rapport entre le travail des migrantes et les transformations du marché de l’emploi tout au long de ces quarante dernières années ?

Dans les années 1990, de nombreuses féministes commencent à parler de « féminisation de la migration ». Par ce concept, elles cherchent à visibiliser les femmes migrantes et à soulever leurs spécificités, car jusque-là, la migration est présentée comme une réalité masculine. Ce manque de visibilité des femmes est également dû à l’inexistence de statistiques concernant le sexe des migrant.e.s. C’est grâce à l’insistance des féministes qu’en 1998, les Nations Unies réalisent la première évaluation historique mondiale sur la proportion des femmes migrantes. Cette étude met en évidence le fait que la féminisation de la migration est une réalité ancienne. Tout comme les hommes, les femmes ont historiquement migré.

Mais leur migration est invisibilisée derrière la figure de l’homme migrant, présenté comme une réalité universelle.

La « féminisation de la migration » ne fait pas exclusivement allusion à la visibilisation des femmes et donc à la genèse d’un nouveau terrain de recherche, de réflexion et d’action. Elle pointe également des transformations dans les parcours migratoires des femmes. Alors qu’auparavant les migrations des femmes étaient majoritairement classées dans la catégorie « réunification familiale », on observe depuis les années 1990 une croissance de la proportion des femmes qui migrent seules à la recherche d’un emploi.

Pourcentage des femmes immigrées par région de destination

L’invisibilisation des travailleuses migrantes

En 2017, le pourcentage de femmes dans l’ensemble de la migration internationale atteint 48,4%. En Europe, elles sont sensiblement plus nombreuses que les hommes (52%). La part de la migration féminine est restée relativement stable durant les soixante dernières années. En 1960, elle représentait déjà 48,7% des migrants en Europe [1].

En Belgique, les femmes représentent 51,4% de l’immigration. Cette proportion diffère selon les nationalités d’origine et se transforme au fil du temps. Par exemple, si en 1961 la proportion masculine des migrants marocains en Belgique était largement supérieure à celle des femmes, en 2016 cette tendance s’est inversée, avec 96 hommes pour 100 femmes marocaines. C’est également le cas pour les ressortissantes de la République Démocratique du Congo. En 2016, elles étaient 100 femmes pour 91 hommes. Quant aux personnes de nationalité philippine, il y avait seulement 100 hommes pour 319 femmes [2] .

La proportion importante de femmes n’est donc pas neuve. Paradoxalement, dans l’imaginaire collectif, l’immigration est encore perçue de nos jours comme étant majoritairement masculine. Cela est principalement dû au fait que, dans une société où le masculin est présenté comme neutre et universel, les femmes sont souvent absentes des discours politiques, médiatiques et académiques. En effet, derrière ce « neutre », on trouve l’idée de la primauté du masculin.

Si de manière générale les femmes commencent à être relativement intégrées dans ces discours et dans ces espaces de diffusion massive, elles sont encore loin d’une véritable visibilité. En 2015, la présence des femmes dans les contenus médiatiques des médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles est de 21% (moins que la moyenne mondiale qui est de 24%). Sur cinq personnes qui interviennent dans l’information (interrogées, entendues, vues ou lues), on ne trouve qu’une seule femme [3] ! Malgré l’absence de recherches sur l’origine socio-économique, nationale ou ethnique des personnes qui interviennent dans les informations ainsi que sur les sujets traités, il est clair que les travailleuses migrantes sont largement absentes du débat public.

Les migrantes dans l’historiographie de la Belgique

Il existe en Belgique de nombreuses et riches recherches sur l’histoire de la migration, mais elles analysent plus particulièrement les migrations masculines. Les femmes sont rarement évoquées et lorsqu’elles le sont, c’est le plus souvent dans un rôle passif, en lien avec le « regroupement familial ». Leur rôle en tant que travailleuses, et surtout en tant qu’actrices politiques, n’a pas encore fait l’objet de recherches historiques.

Au 19e siècle, la Belgique est un pays d’émigration. Les personnes qui quittent le pays sont plus nombreuses que celles qui s’y installent. Les conflits sociaux qui secouent l’Europe vers la fin de ce siècle font rapidement de la Belgique une terre d’exil. C’est par exemple le cas pour bon nombre de « pétroleuses » (combattantes de la Commune de Paris en 1870).

Si au moment de l’indépendance, les immigrants sont plus nombreux que les immigrantes, la fin du 19e siècle est caractérisée par l’essor d’une bourgeoisie urbaine, suscitant une demande croissante de domestiques. À la veille de la Première Guerre mondiale, Bruxelles attire beaucoup de ressortissant.e.s étranger.e.s dont une forte majorité de femmes. Elles viennent en Belgique pour répondre à l’importante demande de domestiques, mais aussi de personnel pour l’éducation. La plupart de ces femmes viennent du Luxembourg, d’Angleterre, des Pays-Bas, de France et d’Allemagne [4]. L’immigration reste, jusqu’à la Première Guerre mondiale, une immigration de proximité, à partir des pays voisins. Des ressortissant.e.s des pays de l’Europe de l’Est et du Sud (notamment d’Italie et de Pologne) arrivent en Belgique après la Première Guerre mondiale.

Tant en Belgique que dans les autres pays industrialisés européens, le développement d’une petite bourgeoisie urbaine, désireuse de se distinguer, provoque une demande croissante de domestiques. Au début du 20e siècle émerge un débat sur la « crise de la domesticité » [5]. L’offre de main-d’œuvre est alors considérée comme insuffisante, car inférieure à la demande. Malgré cette crise, l’État ne développe pas de politiques pour réguler le secteur des services (privés) à domicile. Cette absence de politiques formelles de régulation du travail domestique rend de facto les travailleuses et leur migration d’autant plus invisibles, à la différence des hommes, majoritairement enrôlés lors de campagnes de recrutement dans les secteurs formels de l’économie.

Avec les premières campagnes de recrutement, réalisées dès la fin de la Première Guerre mondiale par la Fédération des Associations charbonnières, la figure masculine du travailleur migrant s’impose. Or, progressivement, ces hommes feront venir leurs épouses en Belgique. La plupart du temps, ces femmes devront aussi travailler afin de compléter les bas salaires de leur mari. Certaines d’entre elles travaillent à la maison, où elles s’occupent de la lessive des mineurs célibataires. D’autres « épouses d’ouvriers migrants » travaillent également à la mine ou à l’usine. Dès leurs 14 ans, les enfants commencent à travailler : les garçons généralement à la mine ; les filles, au service des familles aisées des villes [6].

Contrairement à la migration masculine qui se trouvera freinée par le gouvernement lors de la crise économique des années 1930, l’immigration de domestiques ne sera pas affectée par la crise. La Ligue des familles nombreuses obtient par exemple l’autorisation de faire venir près de 1.000 ménagères de Hongrie [7]. En effet, durant cette période de crise économique, l’immigration est freinée par des exigences accrues dans la délivrance des permis de séjour. Mais ces restrictions concernent surtout la main-d’œuvre masculine, ce qui explique que les femmes actives soient proportionnellement plus nombreuses à s’établir en Belgique entre 1932 et 1937, et permet de répondre à la demande de domestiques. Durant cette période, les femmes représentent jusqu’à 60% de la population qui immigre annuellement à Bruxelles [8]. Au niveau de la Belgique, elles représentent 45% des immigré.e.s établi.e.s dans le pays en 1931, 52% en 1932 et 55% en 1936 [9].

D’ailleurs, la politique familiale sera inscrite dans le premier accord bilatéral signé par la Belgique et l’Italie en 1949, pour l’« importation » de main-d’œuvre masculine. Elle le sera pour tous les accords bilatéraux qui seront signés par la suite [10]. Cette politique familiale sera renforcée en 1965, avec la mise en place d’une réglementation stipulant le remboursement de la moitié des frais de voyage de l’épouse et des enfants qui accompagnent l’ouvrier. Pour bénéficier de ce remboursement, la famille doit être composée d’au moins trois enfants mineurs d’âge [11], ce qui indique la mise en place d’une politique démographique à une période où la main-d’œuvre manque en Belgique.

Les femmes migrantes sont souvent présentées comme des « accessoires » destinés à stabiliser et renouveler la main-d’œuvre masculine en Belgique. Les recherches en histoire sur le travail des migrantes et leur rôle politique demeurent lacunaires. Pourtant, leur participation politique n’est pas moindre, comme avec les pétroleuses réfugiées en Belgique, ou les Italiennes expulsées durant les années 1930 du territoire belge pour avoir participé à des grèves et à des manifestations. S’agissant du rôle politique des immigrées en Belgique, on peut également évoquer le grand nombre de grévistes de la Fabrique Nationale d’armes à Herstal (1966) clamant : « À travail égal, salaire égal », et ouvrant le combat en Belgique pour l’égalité salariale entre les femmes et les hommes.

La critique féministe de la division sexuelle du travail

Au Sud comme au Nord, les années 1960 sont marquées par des mouvements de contestation caractérisés par une participation croissante des femmes qui, au cœur de ces luttes, ouvrent la « boîte de pandore » du travail des femmes [12]. En analysant la division sexuelle du travail spécifique au système capitaliste, les féministes dévoilent la manière dont la consolidation du capitalisme a fabriqué une séparation entre travail domestique et travail salarié. Les économistes définiront le premier comme « travail reproductif » et le second, comme « travail productif ».

En effet, dans les années 1960-1970, en Italie, en France, aux États-Unis, au Canada, en Allemagne et en Angleterre, des féministes se penchent sur l’analyse de la division sexuelle du travail [13]. Elles dévoilent la manière dont la consolidation du modèle capitaliste implique une division sexuelle du travail spécifique, consistant à séparer le travail « productif » et le travail « reproductif » [14]. Le premier sera socialement assigné aux hommes et partiellement rémunéré (par le salaire). Alors que le travail de reproduction sociale sera sous-estimé, invisibilisé en tant que travail [15] et assigné aux femmes, qui devront le fournir gratuitement [16]. Cette division sexuelle du travail propre au capitalisme [17], invisibilise, à son tour, les femmes tout en renforçant la domination masculine, car le caractère obligatoire de ce travail gratuit forge une dépendance économique, juridique et sociale des femmes vis-à-vis des hommes.

Des féministes marxistes remontent jusqu’au moyen âge pour analyser la division sexuelle du travail : à travers l’étude de la chasse aux sorcières en tant qu’étape fondamentale dans le processus de transition vers le capitalisme. Durant cette période, une nouvelle distinction s’impose entre hommes et femmes, fondée sur la « mère/femme de ménage » (productrice et reproductrice de la force de travail) et l’ « ouvrier salarié » (force de travail) [18].

Selon ces féministes, le travail de reproduction sociale, défini comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite, est essentiel au capitalisme. En effet, le capitalisme considère la vie humaine des travailleurs comme une marchandise (« force de travail »). Cette marchandise est particulière, car, contrairement aux autres marchandises, elle est indispensable à la reproduction du capital, car il n’y a ni production ni vente de marchandise et, par conséquent pas de profit, sans le travail humain. Alors, sans la production et la reproduction de cette force de travail (des vies qui doivent être formées à la discipline du travail et être en mesure de se rendre tous les jours au travail), il n’y a ni production ni reproduction des marchandises. À travers la démonstration que la division sexuelle du travail est un élément constitutif de la division capitaliste du travail, ces féministes font un apport majeur à l’économie politique.

International Black Women for Wages for Housework
Photo de Betty Lane, dans Lux Alptraum, "When Women Demanded Pay for Housework", Labor Days No. 15, 2018.

Des féministes noires nord-américaines complètent très tôt cette approche en dévoilant la racialisation du travail de reproduction sociale [19]. En faisant apparaître le lien historique entre esclavagisme et travail domestique (sous-rémunéré et gratuit), les féministes noires montrent que l’expérience du travail de reproduction sociale n’est pas homogène, car elle implique une imbrication des rapports sociaux de sexe avec ceux de classe et de « race » [20]. Elles mettent ainsi en lumière le caractère non gratuit et non familial de toute une partie du travail de reproduction réalisé par des femmes dans des foyers qui ne sont pas les leurs. Le travail de reproduction sociale est donc traversé par des rapports raciaux et de classe qui impliquent aussi des relations d’exploitation entre femmes.

Pour les féministes noires nord-américaines, le foyer est moins perçu comme un lieu d’oppression que comme un espace de refuge face au racisme et comme un lieu de résistance, [21] car les femmes ont un rôle essentiel dans la vie et la survie de la communauté. C’est dans ce sens qu’en 1974, émerge aux États-Unis, l’International Black Women for Wages for Housework, dans le cadre de la Wages for Housework Campaign [22], revendiquant la reconnaissance du travail ménager et donc sa rémunération.

En France et en Belgique, cette campagne pour le salaire ménager a eu très peu d’échos. Les féministes considéraient qu’un salaire pour le travail ménager risquait d’isoler d’autant plus les femmes dans les foyers. Les revendications concernant les diverses implications du travail domestique selon la classe et la race furent peu abordées. Il en sera de même pour les risques concernant la double charge et l’exploitation des femmes au foyer et au travail salarié, dans un contexte où des politiques commencent à être mises en œuvre pour attirer les femmes vers le marché de l’emploi (précaire). Dans ce contexte, les féministes matérialistes francophones concentreront leurs analyses et leurs combats sur la division sexuelle du travail afin de combattre cette précarisation de l’emploi féminin. Elles revendiqueront, entre autres, l’égalité salariale entre femmes et hommes ainsi que la requalification et la reconnaissance de la pénurie des secteurs à forte composante féminine.

Pour les féministes de la Wages for Housework Campaign, la revendication d’un salaire ménager était un instrument pour organiser la révolte des femmes, pour sortir de l’isolement et pour donner une dimension collective, sociale et internationale à leur lutte. La revendication d’un salaire ménager était tout d’abord conçue comme un outil pour visibiliser ce travail essentiel, fourni gratuitement par les femmes. En termes stratégiques, le salaire domestique devait assurer les ressources économiques nécessaires aux femmes pour faciliter leur autonomie à la maison et à l’usine, leur libérant ainsi le temps nécessaire pour organiser collectivement leur lutte. Cette lutte cherchait à briser les séparations historiques entre espace public et espace privé. En sortant par exemple la cuisine du foyer pour en faire des cantines communautaires et des crèches collectives auto-organisées par des femmes en lutte pour leur autonomie [23].

Malgré l’hétérogénéité des stratégies, les réflexions concernant le travail reproductif et productif, portées notamment par des féministes marxistes, matérialistes et noires nord-américaines, offrent des éléments d’analyse essentiels, car elles dévoilent la face cachée de la société salariale grâce à de nouvelles grilles d’analyse concernant plus généralement le « travail invisible ». Celui-ci regroupe une diversité d’activités économiques essentielles au processus d’accumulation capitaliste. En effet, le travail gratuit fourni par les femmes dans les foyers, mais aussi tout le travail informel (dominant dans beaucoup de pays de Sud) participe à la production, la reproduction et l’expansion du capitalisme, constituant une source de plus-value non négligeable.

En 1973, Selma James analysait la manière dont l’exploitation des non-salarié.e.s fut organisée à travers le salaire. Selon l’auteure, cette exploitation est plus effective que celle des salarié.e.s. Le travail de reproduction sociale des femmes se présente comme un service personnel, voire, un acte d’amour extérieur au capital. Or, c’est grâce à ce travail que la marchandise « force de travail » est produite et reproduite au bénéfice du capital. Les femmes se chargent quotidiennement de fournir les soins nécessaires à ceux qui sont « détruits tous les jours par le travail salarié » (reproduction de la force de travail) et aux enfants à qui elles apprennent la discipline nécessaire pour devenir la future « force de travail » [24].

La race, le sexe, mais aussi l’âge et la nationalité sont, selon Selma James, des éléments indispensables d’une division hiérarchique du travail. Et chacune de ces couches de la hiérarchie des forces de travail participe à la reproduction de ce monde [25]. Cette analyse sur la division sexuelle, sociale, raciale, internationale et âgiste du travail, permet d’élargir le concept de travail au travail non salarié au-delà du travail au foyer. Contrairement à une analyse visant la requalification des métiers assignés aux femmes, cette analyse s’en prend aux hiérarchies salariales, correspondant aux hiérarchies des rapports sociaux entre hommes/femmes, blanc.he.s/non blanc.he.s, qualifié.e.s/non qualifié.e.s, Nord/Sud ; nationaux.ales/étranger.e.s ; jeunes – enfants - ancien.ne.s/ adultes (âge où la force de travail est considérée comme plus « productive »).

Enfin, les différents apports formulés par les féministes sur le travail reproductif permettront de construire une grille de lecture sur l’exploitation du travail non-salarié comme le bénévolat, le volontariat, les filles au pair, les stagiaires, les prostitué.e.s, le work and travel, le « job étudiant », le travail dans les prisons ou les « prestataires de start-up » [26], dont l’exploitation est justifiée par le déni du travail, c’est-à-dire, par le fait que ces activités ne soient pas considérées comme du « vrai travail ».

L’entrée des femmes sur le marché de l’emploi

La critique de la division sexuelle du travail se voit appropriée par les États et par une série d’institutions internationales. Ces institutions cherchent à réduire la critique systémique de la division sexuelle du travail à un droit pour une majorité de femmes de devenir des salariées précaires, et pour d’autres, de se battre pour devenir « femme corporate ».

À partir des années 1970, les femmes sont massivement appelées sur le marché de l’emploi. En Belgique, dans un contexte où le secteur tertiaire prend une place importante dans l’économie, le Plan du travail de 1971-1975 propose de généraliser les contrats à temps partiel pour faciliter « la combinaison du travail salarié et de la vie de famille des femmes ». La multiplication des contrats à temps partiel s’impose ainsi au nom des « droits des femmes ». Elles sont invitées à combiner « travail salarié et travail domestique ». Elles sont massivement orientées vers des secteurs d’activités dits féminins, moins bien rémunérés que les emplois dans les secteurs masculins [27].

L’entrée des femmes dans un emploi faiblement rémunéré se déroule dans un contexte de forte inflation, de montée du chômage et de « blocage salarial ». En effet, le gouvernement instaure une première période de « modération » salariale qui durera une décennie (1976-1986). Pendant cette période, les gouvernements successifs ont mis en place trois sauts d’index (1984, 1985 et 1986) [28]. Entre 1981 et 1989, la part des salaires (dans le revenu national) diminue de près de 6% [29].

Dans les pays du Sud, les gouvernements et les institutions internationales cherchent aussi à canaliser et à orienter (rentabiliser) les combats des femmes. En 1975, l’Organisation des Nations Unies (une institution largement dirigée par des hommes et éloignée du mouvement féministe) organise à Mexico un cycle d’évènements internationaux décennaux sur le thème des femmes, une « décennie de la femme ». Certaines féministes dénoncent à Mexico ce qu’elles perçoivent comme une tentative de récupération. Celle-ci devient plus évidente lors de la Conférence de Pékin organisée par l’ONU en 1995, dans le cadre de ce cycle d’évènements internationaux et avec le soutien de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. Comme analysé par Jules Falquet, de « nouveaux » paradigmes sur le « genre et le développement » s’affirment depuis cette conférence. La mise en évidence d’une féminisation de la pauvreté motive les institutions internationales au déploiement d’une diversité de projets visant « l’empowerment des femmes » (les plus pauvres des pays pauvres) ce qui se fera, notamment, par le biais d’une campagne d’attribution de microcrédits et l’« inclusion » des femmes dans les politiques nationales et internationales [30].

Comme le soutient Jules Falquet, dans son acception actuelle, la notion d’empowerment implique une amélioration du contrôle des femmes sur les ressources matérielles et immatérielles ainsi qu’une élévation de « l’estime d’elles-mêmes  ». L’empowerment est ainsi présenté comme le résultat d’une dynamique individuelle liant l’« estime de soi » à la notion de « pouvoir ». Il consiste également à promouvoir l’auto-emploi et la petite production marchande, notamment des femmes paysannes et indigènes au nom desquelles les Nations Unies, diverses ONG et des institutions financières internationales (notamment la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et la Banque interaméricaine de développement) développent un ensemble des programmes pour « éradiquer la pauvreté ». À cette fin, le développement des microcrédits est présenté comme l’un des outils principaux. Mais loin de résoudre les causes de l’appauvrissement des femmes, ces microcrédits les enfoncent « dans une spirale de microproductivisme individuel et d’endettement », les appauvrissant d’autant plus [31].

Enfin, que ce soit par le salariat ou par l’auto-emploi (notamment dans les pays où le secteur informel est une composante essentielle de l’économie), l’émancipation des femmes semble se réduire à la marchandisation de leurs activités et/ou à la mise en vente de leur « force de travail ». Si les mesures développées ont permis de réduire la dépendance économique de beaucoup des femmes vis-à-vis des hommes de leur famille (maris ou pères), il n’est pas moins vrai que les politiques mises en œuvre au cours de cette même période, provoquant la paupérisation d’une grande part de la population, n’ont fait que multiplier les sources de dépendance, d’exploitation et d’oppression de la plupart des femmes.

La chaîne globale des soins

L’appel des femmes sur le marché de l’emploi se déroule dans un contexte marqué par le reflux des conflits sociaux et par la consolidation d’une nouvelle phase d’« accumulation du capital par dépossession » [32], habituellement nommée néolibéralisme. Ce processus de dépossession provoque un grave appauvrissement d’une majorité de la population mondiale dont les plus touchées sont les communautés paysannes, autochtones et les populations pauvres urbaines des pays du Sud. Comme analysé dans l’article intitulé « De la colonisation au colonialisme » (dans ce numéro), les femmes sont particulièrement affectées par ce processus de dépossession.

Dans ce contexte, on observe depuis les années 1990, une croissance du nombre de femmes qui migrent seules à la recherche d’un emploi. Comme le montre Jules Falquet pour les femmes les moins favorisées socioéconomiquement, la migration provoque une accentuation de la division sexuelle du travail et des rapports de domination masculine. Cette situation est principalement due au fait que les migrantes se trouvent cantonnées dans des secteurs industriels ou agricoles faiblement qualifiés ou dans les « services », majoritairement domestiques et sexuels [33]. D’après Barbara Ehrenreich et Arlie Russel Hochschild, elles représentent trois figures majeures dans les pays du Nord : les nounous, les femmes de ménage et les prostituées [34].

Cette observation est aussi valable pour les femmes rurales des pays du Sud qui migrent dans les villes. Mais la migration internationale renforce cette tendance. Les politiques migratoires illégalisent tout d’abord un grand nombre de migrant.e.s qui, sans l’accès au permis de séjour, sont amené.e.s à devoir travailler dans l’économie informelle. La non-reconnaissance des qualifications acquises par les personnes disposant d’un permis de séjour dans le pays d’origine les pousse également à devoir travailler dans les emplois les moins attractifs pour les travailleur.euse.s nationaux.ales [35].

Dans les pays du Nord, l’entrée des femmes dans le salariat ainsi que les coupes budgétaires, la marchandisation et la privatisation des services publics nécessaires à la reproduction de la vie (comme les soins, l’éducation ou la petite enfance), s’accompagnent d’une « importation » de travailleuses du Sud chargées d’assurer ce travail de reproduction. Selon Arlie Russel Hochschild, par effet d’agrégation, des décisions individuelles donnent naissance à des chaînes internationales de soins, c’est-à-dire : une diversité de liens interpersonnels fondés sur un travail de soins, payé ou non et distribués dans l’espace mondial [36].

Le travail des soins désigne l’ensemble des pratiques qui apportent les soins, l’hygiène et les attentions aux autres sans lesquelles il n’y aurait pas de vie humaine collective possible. Selon, Arlie Russel Hochschild, le travail des femmes diplômées n’est souvent possible que parce qu’elles délèguent les activités domestiques, toujours inégalement réparties entre les sexes, à des femmes migrantes, qui, à leur tour, confient leurs enfants à plus démunies qu’elles. Cet enchaînement de décisions individuelles produit, par effet d’agrégation, une chaîne internationale des soins. Autrement dit, des interdépendances transnationales liées à la question du soin aux personnes. Les femmes qui se trouvent dans le dernier maillon de cette chaîne, ne peuvent pas payer les services de soins et doivent donc recourir au travail familial gratuit [37].

Des critiques ont été avancées à propos de ce concept proposant de l’élargir et de le recontextualiser. Elles démontrent que cette chaîne globale des soins ne doit pas son existence exclusivement aux effets d’agrégation de décisions individuelles, mais aussi aux politiques officielles et officieuses mises en place pour favoriser l’importation des travailleuses tout en cherchant à réguler l’offre et la demande. Ainsi, Stéphanie Condon montre comment durant la deuxième moitié des années 1960, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM, 1963-1981), s’est centré sur le recrutement des femmes des Antilles, de La Réunion et de Guyane pour les services des soins dans la métropole française [38].

Pour sa part, Eleonore Kofman analyse le lien entre politiques sociales, travail des femmes migrantes et transformation du marché de l’emploi au long des quarante dernières années en Europe. Ce dernier se caractérise notamment par la marchandisation et l’expansion du secteur des services [39], le recul des services publics, le vieillissement de la population et l’émergence d’une diversité de contrats de travail impliquant une transformation de l’emploi. Ces nouvelles formes contractuelles touchent principalement le secteur de la reproduction sociale [40], historiquement considéré comme n’étant pas du vrai travail [41].

En effet, le recul des services publics observé un peu partout dans le monde depuis les années 1970 se déroule dans un contexte de croissance de la demande pour les services à la personne, de plus en plus assurés par le secteur privé. Comme analysé par Eleonore Kofman, en Europe, les États mettront en place une série de politiques consistant à faciliter le passage du public au privé [42] : favorisant une multiplicité de modes de privatisation des services aux ménages [43], la généralisation des contrats de travail à temps partiel et horaire « flexible », l’essor du « volontariat », le développement du système des jeunes filles au pair (perçu sous l’angle de l’échange culturel plutôt que du travail), les subventions accordées aux usager.e.s des services à domicile (accompagnement des personnes en situation de dépendance et nettoyage)…

Si le travail de service domestique (privé) était le secteur d’emploi le plus fréquent pour les femmes jusqu’à l’après-guerre, moment où les États d’Europe occidentale commencent à développer des politiques de service public, on observe depuis les années 1990, un « retour des domestiques » [44].

Travail domestique en Belgique : des réglementations au détriment de la valorisation du travail domestique

Le travail domestique fait référence aux travailleuses exerçant des activités dans un ménage privé. Le travail consiste en diverses tâches : nettoyer, garder les enfants, cuisiner, jardiner, véhiculer, lessiver et repasser, la prise en charge des animaux de compagnie, les soins aux personnes en situation de dépendance [45]. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) affirme que, ces dernières décennies, la demande du travail domestique a fortement augmenté. Mais, étant donné la forte informalité de ce travail (notamment en ce qui concerne l’accompagnement de personnes), en Belgique, il n’existe actuellement pas de chiffres précis sur les personnes concernées.

Les activités domestiques englobent également une diversité de statuts : employés domestiques (avec ou sans contrat), travailleuses engagées via une agence de titres-services, prestataires A.L.E (système de mise au travail des personnes au chômage), jeunes au pair, personnel domestique diplomatique et baby-sitter.

Le baby-sitting est souvent sollicité via La Ligue des Familles. Selon le règlement, ce service est livré de manière occasionnelle. Les travailleuses ne sont pas reconnues en tant que telles. Elles reçoivent une indemnité de volontariat. La manière dont les autorités ont cherché à réglementer le baby-sitting occasionnel à travers ce système a eu pour conséquence une dévalorisation de la profession et de son prix, car beaucoup de personnes utilisent le service de « volontaires », peu cher, pour la garde des enfants durant la journée et de manière assez régulière. Néanmoins, la sollicitation d’une baby-sitter via ce système ne peut pas se faire sur base quotidienne [46]. Certaines familles qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour employer une nounou, ou qui en cherchent à bas coût, sollicitent le travail d’une personne sans-papiers ou, pour certaines, font appel au système des jeunes au pair.

Le système de jeunes au pair est une forme contractuelle qui n’est pas considérée comme un emploi, alors que les jeunes sont pourtant sollicité.e.s pour travailler. Selon la réglementation, la fille au pair ne doit pas accomplir plus de 4 heures de travail ménager par jour, elle a droit à un jour de congé par semaine et à une somme d’argent mensuelle d’au moins 450 €, à titre d’argent de poche. La « famille d’accueil » n’est pas obligée de rembourser les frais de transport (entre la Belgique et le pays d’origine). La fille au pair doit donc assumer les frais de visa ainsi que son transport. De plus, les réglementations ne sont pas toujours respectées. En Belgique, en 2015, l’OR.C.A (Organisation pour les travailleurs immigrés clandestins, devenue FairWork Belgium) a dénoncé le non-respect de la réglementation par deux « familles d’accueil » sur trois. Elles exploitent les filles comme domestiques en les faisant prester plus d’heures que celles qui sont convenues, en ne versant pas « l’argent de poche », voire même dans certains cas, en les faisant dormir dans des lieux insalubres [47].

Quant au personnel diplomatique, il peut jouir du service domestique d’une travailleuse de son pays d’origine en l’employant grâce aux visas destinés au personnel domestique diplomatique. Comme pour les jeunes au pair, le permis de séjour de ces travailleuses dépend de l’employeur, ce qui les rend très vulnérables au non-respect de leurs droits, aux abus ou aux violences. D’autant plus qu’elles sont logées chez l’habitant et que, souvent, elles ne connaissent pas les langues et les réglementations du pays.

Enfin, la manière dont la Belgique a cherché à réglementer le travail domestique, via le système des titres-services, a contribué à dévaloriser un peu plus ce travail. En subventionnant une partie de ce service via des réductions fiscales et l’exemption de contributions sociales, l’État baisse le prix de ce travail pour les employeur.euse.s individuel.le.s au détriment des finances publiques. Il promeut ainsi les services individuels au détriment des services collectifs indispensables à la reproduction de la vie comme les crèches, les maisons de retraite, la santé ou l’enseignement. Les travailleuses migrantes sont ainsi sollicitées pour compenser la pénurie de services publics.

Dans un contexte où la demande des services domestiques augmente, et avec elle le nombre des entreprises visant des bénéfices dans ce secteur où les marges de profit sont basses, les États contribuent à assurer l’essor des emplois domestiques peu rémunérés, flexibles et précaires, en cherchant à équilibrer l’offre et la demande. Et c’est dans ce sens que les politiques migratoires ont un rôle indispensable. En effet, ces métiers correspondent aux emplois les moins attractifs pour les travailleuses nationales. Ils sont dès lors fortement orientés vers les migrantes, provoquant un fort développement des agences internationales (pour l’exportation d’une main-d’œuvre féminine) et des sociétés nationales recrutant principalement des migrantes. Ainsi, en région bruxelloise, le secteur des titres-services compte seulement 1% de travailleuses d’origine belge. Ce chiffre passe à environ 20% en incluant les femmes ayant obtenu récemment la nationalité belge [48].

Les États européens ont donc besoin de cette main-d’œuvre migrante, mais ils doivent la réguler, car, sans l’offre d’une main-d’œuvre suffisamment nombreuse, les exigences concernant les salaires et les conditions de travail augmentent. En même temps, étant donné que les conditions et les salaires sont déjà au plus bas sur le marché de l’emploi, il faut également contrôler la demande d’emploi. Le contrôle migratoire permet ainsi de renouveler cette main-d’œuvre précaire, visant donc plus le contrôle quantitatif que l’éradication des travailleur.euse.s migrant.e.s, essentiel.le.s à la production et à la reproduction sociale.

Contrôle migratoire : le carcan de l’oppression

L’enrôlement des travailleuses migrantes dans le salariat relève d’un triple rapport d’oppression de genre, de classe et de « race », où se combinent exploitation économique, invisibilisation, déqualification professionnelle, bas salaire, violences sexuelles, sexistes et racistes. Elles sont surreprésentées dans les secteurs les moins bien rémunérés [49], les moins accessibles aux inspections (parce qu’ils sont souvent exercés soit dans des conditions de clandestinité soit à un domicile privé) et donc les plus exposés au non-respect des droits du travail.

Si des rapports de domination de classe et de « race » concernent les hommes et les femmes, ces dernières sont sujettes à une triple domination. En termes quantitatifs, on observe ces différences lorsqu’on compare les salaires. En Belgique, les personnes de nationalité hors UE-27 (hormis les États-Uniennes) accusent un important écart salarial par rapport aux Belges. Les salaires horaires bruts sont les plus faibles pour les travailleur.euse.s originaires des pays du Maghreb et du reste de l’Afrique, mais la différence est encore plus marquée pour les femmes de ces pays qui gagnent respectivement 10% et 8% de moins que leurs compatriotes masculins [50].

Le recours à des femmes des pays pauvres pour pallier les besoins en main-d’œuvre pour le travail des soins est devenu crucial dans les pays du Nord. Or, dans un contexte où les politiques migratoires consistent à renforcer le contrôle des frontières, la mobilité s’avère particulièrement difficile pour les femmes. Depuis 1993, les politiques européennes de contrôle migratoire ont entraîné la mort de près de 40.000 personnes aux frontières de l’Europe. Le renforcement de l’externalisation du contrôle des frontières ne fait qu’accentuer cette situation : entre 2010 et 2016, c’est-à-dire en seulement 7 ans, il y a eu autant des décès aux frontières de l’Europe (autour de 20.000 personnes) que pour les 17 années précédentes [51].

Selon l’Organisation internationale pour les migrations, outre les violences sexuelles auxquelles les femmes sont livrées durant toute la trajectoire migratoire [52], les risques de décès sont plus importants pour les femmes qui se voient souvent assigner les places les plus dangereuses dans les bateaux. Elles sont également moins nombreuses que les hommes à avoir appris à nager. Elles se retrouvent, bien plus souvent que les hommes, à traverser les frontières avec des enfants, ce qui limite leur mobilité lorsqu’il s’agit de devoir nager, courir ou fuir et les expose à devoir donner la priorité au sauvetage des enfants plutôt qu’à leur propre vie [53].

Un féminisme « global »

La réduction de la critique féministe consistant à faire des femmes un sujet social homogène à l’image des femmes blanches des classes aisées en recherche d’autonomie et d’épanouissement individuel dans le monde professionnel sera contestée par des féministes anticapitalistes et antiracistes. Si leurs réflexions ont été largement passées sous silence dans un contexte de repli des luttes sociales, depuis une dizaine d’années, elles sont réactivées par une diversité de courants prônant un féminisme « global » qui se nourrit tant de l’expérience des luttes historiques des femmes comme du combat anticapitaliste, écologiste, antiraciste, décolonial, antiautoritaire et antinormatif [54].

Ce féminisme global nous apporte une grille de lecture très riche qui permet d’analyser l’organisation du travail propre au capitalisme racial et patriarcal et de renforcer de cette manière un combat pour l’émancipation de toutes et de tous.

À travers une approche consistant à dévoiler l’importance du travail de reproduction sociale (pour la société en général, la nature, mais aussi pour le capital), de nombreuses féministes analysent la réorganisation des rapports sociaux de « race », de sexe et de classe dans le cadre du contexte défini par certaines d’entre elles comme « nouveau cycle d’accumulation du capital » ou, par d’autres, comme le « néolibéralisme ». En pointant les nouvelles formes d’organisation de la reproduction sociale et leur articulation avec le travail dit productif, elles montrent comment le travail des femmes, notamment des migrantes, devient essentiel dans cette phase du capitalisme.

En effet, si les politiques « néolibérales » frappent plus fortement les populations du Sud, elles s’attaquent partout dans le monde aux services publics, aux salaires, aux cadences, aux conditions et au temps de travail [55].

Dans un contexte de forte concurrence, dans lequel les délocalisations et les restructurations d’entreprises sont permanentes, les États promeuvent la « compétitivité » de leur territoire en attribuant des subsides à l’emploi, des réductions de cotisations patronales et/ou de taxes pour attirer les investissements des multinationales ou éviter leur délocalisation. Pour équilibrer les finances publiques, ils sabrent alors dans les dépenses des services, touchant particulièrement le secteur appartenant à la reproduction sociale (santé, petite enfance, culture, enseignement, etc.).

Comme le soulignent Bhattacharya, Arruzza et Fraser [56], cette austérité budgétaire, implique une attaque directe et indirecte contre les salaires. En effet, lorsqu’il n’y a personne pour garder gratuitement nos enfants et qu’on ne trouve pas de place dans les crèches publiques il faut soit payer une garderie privée, soit une nounou. Le salaire réel s’en voit donc diminué, et ceci simplement afin se rendre au travail. La baisse du financement des services publics implique en fin de compte une diminution des ressources collectives nécessaires à la reproduction de la force du travail.

Un désinvestissement dans la santé publique peut par exemple entraîner une augmentation des maladies, voire même de la mortalité. Cette situation provoque une réduction de la main-d’œuvre présente et future ainsi qu’une augmentation de l’absentéisme et une diminution de la capacité de travail. L’éducation des enfants permet la formation de compétences et de la discipline d’une future force de travail. Le transport est indispensable pour se rendre au travail. Les crèches permettent aux femmes de se libérer de ce travail pour occuper un emploi... Le travail dit de reproduction est donc indispensable au travail dit productif et à l’accumulation du capital.

Malgré leur entrée dans le salariat, les femmes continuent à prendre en charge la majorité du travail de reproduction [57]. Au niveau international, 76,2 % du temps consacré aux activités de soins non rémunérées est effectué par les femmes.

Alors que l’accès aux services publics devient de plus en plus difficile (manque de places dans les crèches et les homes, réduction de la durée du séjour à l’hôpital...), le recours à une main-d’œuvre précaire permet de répondre à ces besoins de manière individuelle. Ce processus a créé un véritable système global du travail des soins. Les travailleuses migrantes se trouvent donc fortement concentrées dans les secteurs correspondant au travail de reproduction, mais aussi dans la prostitution. C’est-à-dire, dans les secteurs non délocalisables, les moins attractifs pour les travailleur.euse.s nationaux.ales.

Dans un contexte où les populations les plus pauvres des pays du Sud sont en train de vivre une véritable crise de la « reproduction sociale » [58] et où les femmes migrantes de ces pays sont fortement enfermées dans des travaux contribuant à sauvegarder la reproduction de la vie des citoyen.ne.s du Nord (où elles profitent rarement des mêmes statuts de citoyenneté), la distinction entre l’exploitation des travailleuses du Nord et l’exploitation de celles du Sud, en vigueur durant le colonialisme, prend la forme de l’expropriation généralisée des ressources naturelles et d’une surexploitation des travailleuses du Sud « là-bas et ici ».

L’analyse du travail reproductif nous permet ainsi d’articuler une diversité de problématiques concernant le droit à la santé, à l’éducation, à la culture, au salaire [59], à la réduction du temps et des cadences du travail salarié ou à la circulation des personnes dans le monde, ainsi que l’articulation de ces droits selon la nationalité, la « race », la classe sociale et le sexe.

Enfin, étant donné que le travail reproductif s’occupe de la reproduction de la vie, son analyse nous mène nécessairement à nous questionner sur « quelle vie veut-on vivre ? ». Elle cherche donc à décloisonner toutes les frontières et divisions imposées par le capitalisme racial et patriarcal afin de pouvoir penser notre vie et donc nos combats comme un ensemble traversé par l’entrecroisement de multiples oppressions.

 


Cet article a paru dans le Gresea Échos n°100, décembre 2019. Pour commander ce numéro, remplissez le formulaire

 


Pour citer cet article : Natalia Hirtz, "Travailleuses migrantes et transformations du marché de l’emploi", Gresea ; février 2021, disponible à l’adresse : https://gresea.be/Travailleuses-migrantes-et-transformations-du-marche-de-l-emploi

Illustration : Alicia Motta Mower.

Notes

[1. Division de la Population, Département des Affaires économiques et sociales (DAES), Nations unies « International Migration Report 2017 », 2017.

[2. Sources : Jean-Michel Lafleur et Abdeslam Marfouk, Pourquoi l’immigration ? 21 questions que se posent les Belges sur les immigrations internationales au XXI siècle, Academia - L’Harmattan, 2019, p. 59.

[3. Parmi celles-ci, 22% sont identifiées par un rattachement à la sphère familiale contre seulement 5% des hommes. Ces derniers sont le plus souvent rattachés à la sphère professionnelle. Global Media Monitoring Project, Quel genre d’infos ? Rapport final GMMP 2015, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2015.

[4. Éliane Gubin, « Migrations » dans E. Gubin et C Jacques (dir.), Encyclopédie d’histoire des femmes, Racine, 2018.

[5. Voir Eliane Gubin, (Ed.), « Femmes migrantes », dans Sextant, Groupe interdisciplinaire d’Études sur les femmes de l’Université libre de Bruxelles, Volume 21-22, 2004.

[6. Frank Caestecker, « Mineurs d’Europe centrale en Belgique », dans Anne Morelli (sous la dir.), Histoire des étrangers…et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Couleur livres, 2004.

[7. Éliane Gubin, « La domesticité. Une réalité mal adaptée au contexte de l’entre-deux-guerres en Belgique ? », dans Éliane Gubin et Valérie Piette (éd), Domesticité, SEXTANT. Revue bisannuelle publiée par le Groupe interdisciplinaire d’Études sur les Femmes, Volume 15/16, 2001.

[8. Éliane Gubin, Ibid.

[9. Relevés officiels du chiffre de la population du royaume. Publiés annuellement à la date du 31 décembre (Royaume de Belgique. Ministère de l’Intérieur et de l’Hygiène. Statistique générale), cité dans Éliane Gubin, Ibid.

[10. La Belgique signera des accords avec l’Italie (1946), l’Espagne (1956), la Grèce (1957), le Maroc (1964), la Turquie (1964), la Tunisie (1969), l’Algérie (1970) puis la Yougoslavie (1970).

[11. Voir Marco Martiniello et Andrea Rea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2012.

[12. Camille Robert et Louise Toupin (dir.), Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée, Les Éditions du remue-ménage, 2018.

[13. Des auteures et militantes comme les Italiennes Mariarosa Dalla Costa ou Leopoldina Fortunati, l’Italo-Américaine Silvia Federici, l’Allemande Maria Mies, l’Américaine Selma James (qui seront aussi des militantes de l’International Wages for Housework Campaign, fondé en 1972. Aux États-Unis, diverses organisations participent de cette campagne. Parmi celles-ci, des féministes afro-américaines fondent en 1974 l’International Black Women for Wages for Housework), la Française Christine Delphy (membre du Mouvement de libération des femmes, fondé en 1970) ou les canadiennes du Collectif féministe international (fondé au début des années 1970).

[14. Le concept de travail reproductif ne fait pas allusion au travail improductif (c’est à dire, un travail qui ne fournit pas une plus-value). Le travail reproductif est défini comme un travail fourni pour reproduire la vie humaine. Aux yeux des capitalistes, ce travail implique, notamment, les soins nécessaires afin qu’une personne soit en capacité de travailler, ce qu’on appelle la reproduction de la force de travail.

[15. Souvent considéré comme « tâches » domestiques ou ménagères plutôt que comme du travail.

[16. L’assignation des femmes au domaine domestique et à ce travail gratuit ne se fera pas sans résistance. Silvia Federici, analyse l’histoire de la chasse aux sorcières durant le féodalisme (c’est-à-dire durant l’époque de transition vers le capitalisme) et son rapport avec l’exclusion des femmes du travail rémunéré. Voir Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Ed. Entremonde. Senonevero, 2017. Voir notre article : « Le sauvage, le vagabond et la sorcière. Aux racines du capitalisme », dans Gresea Échos n°95, septembre 2018.

[17. Nous analysons ici la division sexuelle du travail propre au capitalisme. Mais il faut souligner que dans les sociétés non capitalistes, il existe aussi une domination masculine et des formes de division sexuelle du travail spécifiques.

[18. Voir par exemple, Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973, et Silvia Federici, Wages Against Housework, Falling Wall Press/ Power of Women Collective, 1975.

[19. Comme Bell Hooks ou Angela Davis. Voir, Bell Hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, (première éd. 1982, en anglais), Ed. Cambourakis, 2015. Angela Davis, Femmes, race et classe, (première éd. 1981, en anglais) Éd. des femmes Antoinette Fouque, 2018.

[20. Comme développé dans l’article « De la colonisation au colonialisme », la « race », comme le genre n’ont rien de naturel. Il s’agit d’une construction sociale (historique) qui englobe autant d’éléments liés à la « communauté » (nationale, régionale, etc.) qu’aux éléments liés au phénotype.

[21.Voir Bell Hooks, 2015, Op. Cit.

[22. À souligner que, comme dans tout mouvement, l’International Black Women for Wages ne représente pas tous les courants féministes afro-américains. Par exemple, tout en soutenant l’hétérogénéité des situations et des rapports du travail domestique selon la classe et la race, Angela Davis, considérait que l’industrialisation du travail domestique était un moyen plus pertinent que le salaire domestique pour la lutte d’émancipation des femmes. Voir Angela Davis, 2018, Op. Cit. Concernant ce débat aux États-Unis voir, Lux Alptraum, When Women Demanded Pay for Housework, Labor Days No. 15, 2018. https://www.topic.com/when-women-demanded-pay-for-housework

[23. Mariarosa Dalla Costa et Selma James, 1973, Op. Cit.

[24. Selma James, Sexo, raza y clase, 1973 (traduit de l’anglais et publié dans marxismocritico.com).

[25. Ibid.

[26. À propos des coursier.e.s des plateformes numériques voir Anne Dufresne, « Coursiers de tous les pays, unissez-vous ! En lutte contre le capitalisme de plateforme », Gresea Échos n°98, juin 2019.

[27. Éliane Gubin et Claudine Marissal, dans Éliane Gubin et Catherine Jacques (dir.) Encyclopédie d’histoire des femmes. Belgique, XIXe-XXe siècles, Ed. Racine, 2018.

[28. Voir Anne Dufresne, « L’État contre le salaire sous le prétexte de la compétitivité puis de l’austérité », dans Gresea Échos nº 97, mars 2019.

[29. Bruno Bauraind, « Septante ans de distribution conflictuelle des richesses en Belgique », dans Gresea Échos nº 97, mars 2019.

[30. Jules Falquet, « Genre et développement : une analyse critique des politiques des institutions internationales depuis la Conférence de Pékin », dans Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.), On m’appelle à régner. Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre, Graduate Institute Publications, 2003.

[31. Jules Falquet, 2003, Op. Cit.

[32. David Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies Ordinaires, 2008.

[33. Jules Falquet, De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation, La Dispute, 2008.

[34. Barbara Ehrenreich et Arlie Russel Hochschild (coord.), Global Woman : nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, Metropolitan Books, 2003.

[35. On fait référence aux diplômes, aux certificats de formation professionnelle ou aux formations et/ou aux expériences professionnelles, ne débouchant pas sur une certification. Les procédures pour parvenir à une équivalence de diplômes relèvent souvent du parcours du combattant. Pour la Belgique, voir « La reconnaissance des qualifications professionnelles en l’absence de diplôme », Ciré, 2018. https://www.cire.be/wp-content/uploads/2018/07/20180702-TEF-reconnaissance-qualifications-3.pdf

[36. Arlie Russel Hochschild, « Le drainage international des soins et de l’attention aux autres », dans Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers genre et développement, n°5, 2005.

[37. Arlie Russel Hochschild, 2005, Op. Cit.

[38. Stéphanie Condon, « Migrations antillaises en métropole. Politique migratoire, emploi et place spécifique des femmes », Les cahiers du CEDREF, 2000.

[39. Le service est devenu un secteur clé de l’économie de certains pays, notamment là où le tourisme a pris une place prépondérante comme c’est le cas pour les pays d’Europe du sud.

[40. Éléonore Kofman, « Genre, migrations, reproduction sociale et Welfare state. Un état des discussions », Les cahiers du CEDREF nº16, 2008.

[41. Le nombre d’études portant sur l’ « uberisation », réduisant les transformations de l’emploi au moment historique où celui-ci se répand vers des secteurs à forte main-d’œuvre masculine, montre à quel point le secteur féminisé de la reproduction sociale reste toujours largement invisibilisé. Alors qu’il se trouve à la base des premières transformations de l’emploi et des politiques consistant à renforcer des formes privatisées, plus informelles et diversement financées du secteur des services.

[42. Éléonore Kofman, 2008, Op. Cit.

[43. Comme analysé par Chiara Giordano (dans ce numéro) pour ce qui concerne l’aide à domicile pour les personnes âgées.

[44. Voir Clément Carbonnier et Nathalie Morel, Le retour des domestiques, Seuil, 2018.

[45. Nous parlerons des travailleuses et non pas des travailleurs car ces métiers sont très largement féminins.

[46. Vrouwenraad, « Le personnel domestique », 2012.

[47. Sudinfo, « Explosion du nombre de filles au pair en Belgique : Mais deux sur trois sont exploitées par leur famille d’accueil », 13/8/2015.

[48. Dossier « Servantes d’aujourd’hui », MICMAG, octobre 2017

[49. Même au sein d’un secteur d’activité, les emplois considérés plus qualifiés sont souvent largement masculins, comme c’est le cas pour le secteur du nettoyage où les hommes sont concentrés là où les salaires sont plus élevés tels que le nettoyage industriel ou le lavage de vitres.

[50. Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, L’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique Rapport 2017, 2017.

[51. Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Armand Colin, 2017, p. 128.

[52. Nous avons abordé cette problématique dans l’article « Restructuration internationale du marché du travail et reconfiguration de la migration », Gresea Échos n°95, 2018.

[53. Organisation internationale pour les migrations, « Le manque de données perpétue l’invisibilité des décès de femmes migrantes », 2018

[54. LGBTQI+ et toutes les manifestations d’oppression comme la grossophobie, le validisme ou l’âgisme.

[55. Notamment par l’introduction des réformes consistant à augmenter l’âge légal de la retraite, mais aussi étant donné la diminution des salaires réels qui poussent à travailler d’autant plus.

[56. Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les 99%. Un manifeste, La Découverte, 2019.

[57. En Belgique, les femmes prennent en charge 62% du temps consacré aux activités de soins non rémunérées. C’est-à-dire qu’en moyenne, les hommes ne se chargent que de 38%. Pour comprendre la différence entre la moyenne internationale et belge il faut prendre en considération qu’il s’agit d’un pays où en comparaison avec d’autres régions du monde, les services de soins sont fortement marchandisés. Donc, souvent, la libération de travail de soin non rémunéré des femmes est transférée à d’autres femmes en tant que travail rémunéré. Source : Laura Addati, Umberto Cattaneo, Valeria Esquivel et Isabel Valarino. Care work and care jobs for the future of decent work, Rapport Organisation Internationale du Travail, 2018.

[58. Voir page 9 « De la colonisation au colonialisme ».

[59. Notamment, en considérant que le désinvestissement public dans les secteurs correspondant au travail de reproduction (santé, enseignement, petite enfance, transport...) implique une diminution des salaires réels de toutes et de tous, ayant par conséquent une augmentation du temps de travail (gratuit) des femmes.