Chez la plupart des gens, l’image de la grande entreprise capitaliste s’est fortement détériorée depuis les années 1960 lorsqu’elle fondait la symbolique du « rêve américain ». Aujourd’hui, les Bayer, BP, AB Inbev ou H&M sont souvent décrites et perçues comme les leviers permettant à une bourgeoisie transnationale et cosmopolite de s’enrichir et de renforcer son pouvoir sur la mondialisation au détriment des plus pauvres et de la sauvegarde de la planète. Si leur image dans le grand public s’est fortement ternie, leur investissement est par contre considéré par la majorité des décideurs politiques comme la condition sine qua non du développement économique et du progrès social. Bénéficiant de ce fait de politiques publiques très « accommodantes », la grande entreprise capitaliste est aujourd’hui l’acteur économique le plus puissant de la mondialisation. Un acteur qui reste, paradoxalement, largement non identifié.

Le 24 avril 2013, au Bangladesh, le Rana Plaza s’effondrait sur des milliers de travailleuses et de travailleurs du secteur textile faisant plus de 1.000 morts. Cet évènement tragique venait rappeler les conditions de travail désastreuses dans lesquelles sont produits les vêtements des grandes marques internationales. La médiatisation de la catastrophe allait aussi relancer une campagne internationale visant la réglementation des activités des multinationales. À plusieurs reprises depuis la fin des années 1970, des États du Sud, des ONG, des syndicats ou des mouvements sociaux internationaux ont dénoncé les effets désastreux des multinationales sur la souveraineté des États, les conditions de vie ou de travail dans certains pays ou encore l’environnement.

Le 26 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies (CDH) approuvait le lancement d’un processus d’élaboration de nouvelles normes internationales contraignantes sur les entreprises multinationales et les droits humains. Déposé par l’Équateur et l’Afrique du Sud, le projet de résolution est à l’époque soutenu par 20 pays du Sud, membres de la commission. Les 14 autres, tous occidentaux, ont voté contre [1]. En ce qui concerne les multinationales, le clivage Nord-Sud est loin d’avoir disparu. Depuis lors, chaque année, le mois d’octobre est l’occasion pour les ONG d’une mobilisation à Genève et d’un fort plaidoyer politique. Ce projet de « traité contraignant les multinationales » n’est pas la seule initiative. Dans des secteurs dits « à risque », comme le textile ou les minerais, d’autres initiatives ont également vu le jour afin de réglementer les chaînes d’approvisionnement multinationales. Enfin, à l’échelon national, la France a voté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la Grande-Bretagne et la Suède y réfléchissent [2]. Ces lois visent à obliger les multinationales à prendre en compte a priori les risques liés aux droits humains ou à la sécurité sur leur chaîne d’approvisionnement. La chaîne d’approvisionnement ou « supply chain » d’un bien ou d’un service est constituée de l’ensemble des entreprises qui contribuent à la production de ce bien ou de ce service. Comme le montre la figure 1 ci-après, elle va de la matière première jusqu’au consommateur.

Figure 1. Structure simplifiée d’une chaîne d’approvisionnement mondiale dans le secteur de l’habillement


Les ONG et les syndicats veulent pousser les États à prendre des mesures contraignantes à l’encontre des multinationales pour sortir de l’ornière que représentent les initiatives volontaires de type responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cependant, malgré la mobilisation des syndicats et des ONG, malgré le lobbying de ces mêmes acteurs à l’échelle nationale pour obtenir des lois de devoir de vigilance, les avancées sont minces. Il est peu probable qu’un traité contraignant soit voté dans le cadre des Nations unies du fait de l’opposition farouche des pays occidentaux. La jeune loi française sur le devoir de vigilance montre, quant à elle, déjà ses limites.

Comment peut-on expliquer qu’après près de 50 ans d’initiatives diverses à l’échelle internationale pour réglementer l’activité des multinationales, les résultats soient si minces et les moyens si souvent dévoyés vers des initiatives volontaires ? Quels sont les éléments macro-politiques qui font aujourd’hui obstacle à une réglementation des multinationales ?

1er obstacle : un objet largement non identifié

Les trente plus grandes multinationales dégagent un chiffre d’affaires similaire ou supérieur au PIB de la plupart des États du Sud, pays où les pratiques des multinationales font le plus de dégâts. En 2015, le chiffre d’affaires cumulé des 10 plus grandes multinationales atteignait 3.600 milliards de dollars, quasiment le PIB de l’Allemagne. Et parmi les 100 plus grandes entités économiques de la planète, en ce compris les États, on trouve 37 multinationales [3]. Ces quelques chiffres suffisent à eux seuls à incarner le pouvoir des multinationales. Pourtant, malgré leur impact sur l’environnement, sur l’emploi, l’innovation ou sur les politiques publiques, il n’existe toujours pas à l’heure actuelle une définition juridique ou économique unanimement admise de ce qu’est une entreprise multinationale [4]. Cette question de la définition de la grande entreprise capitaliste est (ou devrait être) un enjeu politique de premier plan pour les syndicats, les ONG et les mouvements politiques progressistes, car sa définition est la première condition de sa réglementation.

Aujourd’hui, en l’absence d’une personnalité juridique spécifique, il n’existe aux yeux des tribunaux que des sociétés [5] nationales ayant des participations dans des sociétés à l’étranger. La société multinationale n’existe pas d’un point de vue juridique. Dès lors, une société mère installée dans un pays ne peut être tenue pour responsable des dégâts environnementaux ou des exactions sociales commises par une de ses filiales à l’étranger. Pourtant, il ne faut pas être spécialiste des relations internationales pour comprendre que l’Équateur, bien que première victime de la pollution de la firme américaine Chevron, n’a pas eu grand-chose à dire dans l’élaboration de la stratégie d’entreprise menant à ladite pollution. De même, lorsqu’en avril 2013, le Rana Plaza s’effondre sur les ouvrières textiles qui y travaillent en tuant plus de 1.100 personnes, les propriétaires des marques produites dans ces ateliers textiles « moyenâgeux » ne résident pas au Bangladesh [6].

La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre adoptée en France le 27 mars 2017 vient confirmer le lien entre définition et application de la réglementation. Cette loi « oblige les grandes entreprises françaises à élaborer, à publier et à mettre en œuvre des mesures adaptées d’identification des risques et de prévention des atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité de personnes, et à l’environnement » [7]. Il s’agit donc d’un document d’intention visant à prévenir les atteintes aux droits humains par les grandes entreprises françaises. Dès l’introduction de leur rapport d’évaluation de la loi, les ONG Sherpa et CCFD Terre Solidaire expliquent la difficulté d’appliquer le devoir de vigilance en l’absence d’une définition claire de l’acteur visé. Sans définition, pas d’échantillon objectivé. Sans échantillon, pas de base de données permettant la vérification et donc, pas d’application stricte de la loi… Ce n’est pas propre aux droits de l’homme : « que ce soit au sujet de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, de la protection de l’environnement ou des droits humains, les organisations de la société civile sont bien souvent contraintes de développer leurs propres bases de données et leurs propres outils pour lutter contre l’impunité dont bénéficient les multinationales » [8].

L’absence de définition pose aussi des problèmes aux organisations du mouvement social lorsque vient le moment de converger pour soutenir une proposition de réglementation intersectorielle des multinationales. Dans l’automobile, une multinationale est aujourd’hui un groupement de plusieurs marques qui possèdent chacune des filiales (des usines d’assemblage) identifiables. Chaque filiale ayant son propre réseau de sous-traitance. À l’opposé, les grandes marques du textile et de l’habillement ne possèdent plus d’usines propres. Elles fonctionnent par commande dans des réseaux de sous-traitants ou de fournisseurs qui changent en permanence. Les perspectives de réglementation dans ces deux secteurs sont dès lors très différentes. Dans le premier cas, la définition fera appel à la notion d’investissement direct étranger ou de participation financière. Dans le second cas, il s’agira de réglementer des relations commerciales entre sociétés (sous-traitance, franchise, etc.).

Une vieille question

S’il est vrai que les banques travaillent à l’échelle internationale depuis le Moyen Âge et si la Compagnie des Indes a été créée au 16e siècle, la plupart des historiens de l’économie situent l’origine des grandes entreprises multinationales vers la moitié du 19e siècle. Époque où les relations capitalistiques prennent définitivement le pas sur les liens d’affaires interpersonnels ou les relations féodales. Il ne s’agit plus d’individus, mais de capitaux. À partir de 1860, des compagnies manufacturières se mettent à créer des unités de production à l’étranger. En 1865, Friedrich Bayer prend une participation dans une usine d’aniline d’Albany, dans l’État de New York, deux ans après avoir créé son usine de produits chimiques près de Cologne. En 1866, l’inventeur suédois de la dynamite, Alfred Nobel, installe une usine d’explosifs à Hambourg. En 1867, la fabrique américaine de machines à coudre Singer construit sa première usine à l’étranger à Glasgow. Singer a par ailleurs été la première société à fabriquer et diffuser un produit sous la même forme et sous le même nom dans le monde entier [9]. Le fait que les sociétés capitalistes européennes ou américaines ne se contentent plus d’exporter vers l’étranger, mais veulent produire au plus près du consommateur est largement dû aux droits de douane et aux mesures protectionnistes de l’époque. En 1902, William Lever, créateur de l’entreprise Unilever, déclarait : « lorsque les droits [de douane] dépassent le coût d’une direction et d’un établissement séparé, il devient économique de construire des usines sur place auprès desquelles notre clientèle pourra s’approvisionner plus avantageusement » [10].

Si le montant des investissements directs étrangers (IDE) [11] explose avant la Première Guerre mondiale, on ne peut pourtant pas encore comparer ces grandes entreprises aux multinationales que nous connaissons aujourd’hui. La différence la plus marquante tient à la notion de contrôle. La multinationale du 21e siècle est gérée par une direction centralisée. Les filiales ou les sous-traitants ont peu de liberté quant à la gestion des opérations stratégiques : ces entités obéissent à une planification décidée par la maison-mère. Au 19e siècle, il en va tout autrement. Les moyens technologiques ne permettent pas encore un tel degré de centralisation. Il faut attendre les années 1950 et 1960 pour que les services aériens rapides et le développement progressif des technologies de la communication permettent ce contrôle de la société mère. L’instauration progressive après la seconde guerre mondiale d’accords commerciaux transnationaux est un autre facteur favorisant le pouvoir des multinationales. Cette architecture de l’impunité, comme l’appellent aujourd’hui les ONG, prend forme au travers du GATT ou du plan Marshall américain en Europe. Ces accords favorisant les intérêts des investisseurs américains à l’origine vont jouer un rôle majeur dans le développement de ce que l’on commence à appeler des « firmes » ou des « sociétés multinationales ».

Quelques années plus tard, la question de la définition de ces « multinationales » est posée aux organisations internationales. C’est d’abord aux Nations unies que le débat va naître sous l’impulsion du groupe des 77 [12] et en réaction au coup d’État contre Salvatore Allende au Chili, fomenté avec l’aide de la multinationale américaine ITT en 1973. Les États du Sud non-alignés portent pour la première fois une revendication visant à réglementer l’action des multinationales sur la scène internationale. Déjà à l’époque, le point d’achoppement du débat porte sur la définition de l’acteur, plus particulièrement sur le nombre de filiales à l’étranger que doit compter une entreprise pour être considérée comme « multinationale ». Plus on augmente le nombre de filiales, plus on restreint l’échantillon et plus les entreprises originaires des États-Unis sont omniprésentes. Depuis lors, de nombreuses définitions ont utilisé la présence à l’étranger (le nombre de filiales) comme élément structurant du pouvoir des multinationales. En effet, cette présence multinationale permet à l’entreprise de mettre en concurrence autant les systèmes législatifs nationaux que les travailleurs.

Pour avoir objectivé l’impérialisme américain, le Centre d’Information et de Recherche des Sociétés Transnationales des Nations unies est rapidement fermé sous la pression des États-Unis qui menacent de ne plus subventionner l’organisation internationale [13]. Certaines de ses activités sont transférées à la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement). Dans son code de conduite à l’attention des sociétés transnationales, la CNUCED désigne comme « transnationale » : « une entreprise comprenant des entités dans deux pays ou plus, quels que soient la forme juridique et les domaines d’activité de ces entités, qui fonctionne sous un système de prise de décision, permettant des politiques cohérentes et une stratégie commune sous l’effet d’un ou plusieurs centres de décisions, et où les entités sont liées entre elles, par la propriété ou autrement, de telle sorte qu’une ou plusieurs d’entre elles est en mesure d’exercer une influence notable sur les activités des autres, et, en particulier, à partager les connaissances, les ressources et les responsabilités avec les autres  » [14].

L’Organisation Internationale du Travail (OIT) est pour sa part moins précise, elle qualifie de multinationales les « entreprises qui possèdent ou contrôlent à l’étranger des exploitations, des centres de distribution, de services ou d’autres installations » [15]. La palme de l’absurdité revient, comme souvent, à l’Organisation pour le Commerce et le Développement Économique (OCDE) qui expose dans la note méthodologique annexe aux principes directeurs « qu’une définition précise des entreprises multinationales n’est pas nécessaire pour les besoins des principes directeurs [à l’attention des multinationales] » [16]. L’OCDE cherche donc à réguler l’activité des multinationales sans que ses pays membres s‘accordent sur le sujet de la régulation… Il est évident que dans ce cadre, les principes directeurs à l’attention des entreprises multinationales [17] ne seront jamais que de vagues principes que les multinationales auront le choix de respecter ou pas.

À l’échelon régional, on trouve des définitions plus précises qui permettent de définir l’échantillon à réglementer. Ainsi, pour les besoins de la directive sur les Comités d’Entreprise Européens (CEE) de 1994, l’Union européenne a adopté une définition très opérationnelle : «  une entreprise de dimension communautaire est une entreprise employant au moins 1.000 travailleurs dans les États membres [de l’UE] et au moins 150 travailleurs dans au moins deux États membres différents » [18].

Si elle permet d’identifier un échantillon clair des firmes qui seront soumises à l’obligation d’informer et de consulter les travailleurs [19], sa portée géographique limitée au territoire de l’UE fait que, de facto, elle s’applique mal aux multinationales dont le centre de décision est situé hors de l’UE. La direction européenne servira de paravent au véritable centre de décision lorsqu’il faudra justifier une restructuration en Europe par exemple. En outre, elle exclut la sous-traitance du champ de la réglementation. En effet, une entreprise donneuse d’ordre n’« emploie » pas, au sens juridique du terme, les travailleurs de l’entreprise preneuse d’ordre.

Toutes les définitions que nous venons de présenter se limitent le plus souvent à présenter le degré d’internationalisation de l’entreprise – le nombre de filiales à l’étranger détenues par la maison-mère – comme étant un facteur déterminant de ce qu’est une multinationale. Elles ne prennent pas — ou très peu — en compte l’intensification du recours à la sous-traitance par les multinationales. Les principaux classements d’entreprises se concentrent, eux, sur des indicateurs quantitatifs comme le chiffre d’affaires ou les bénéfices réalisés dans le monde.

Si, comme nous l’avons montré dans les deux premiers articles de ce numéro du Gresea Échos, les indicateurs géographiques ou économiques sont importants, car ils permettent de classer les firmes et de construire des échantillons plus objectifs, ils sont loin d’identifier l’ensemble des déterminants plus qualitatifs du pouvoir des multinationales. Par ailleurs, ce ne sont pas nécessairement les activités des plus grandes ou des plus riches multinationales qui posent le plus de problèmes sociaux ou environnementaux. Le 20 août 2006, des déchets toxiques déversés sur environ 18 sites autour de la ville d’Abidjan en Côte d’Ivoire ont affecté la santé de dizaines de milliers de personnes et fortement endommagé l’environnement. Ces déchets « du Nord » ont été acheminés par Trafigura, une société de négoce et de transport de matières premières basée en Suisse [20]. Trafigura est une grande entreprise, présente dans une quarantaine de pays dans le monde pour un chiffre d’affaires de 180 milliards de dollars en 2018 [21]. Avec Glencore, elle est aujourd’hui l’une des plus grandes sociétés privées de négoce de matières premières dans le monde. Mais, à l’époque des faits en 2006, Trafigura n’était même pas renseignée dans le top 500 du magazine Forbes. En Europe, Ryanair a changé le visage des relations professionnelles dans le secteur de l’aviation en imposant le travail low cost comme un avantage comparatif. Cette compagnie aérienne a un impact environnemental et social très important. Elle a fortement détérioré les conditions de travail dans le secteur. Mais, son chiffre d’affaires équivaut à moins de 15% de celui des géants du secteur que sont American Airlines, Delta ou la Lufthansa. Ryanair n’est pas une grande société multinationale. Pourtant, son impact sur les droits des travailleurs est significatif. La taille ou le chiffre d’affaires sont cruciaux pour mesurer l’impact d’une entreprise sur les économies nationales. Néanmoins, il faut aussi interroger d’autres caractéristiques de cet acteur pour mieux comprendre ce qui fonde son pouvoir et, par-là, son impunité : le mode de financement de l’entreprise, la place qu’elle occupe sur une chaîne d’approvisionnement, le type de relations de pouvoir qu’elle entretient avec les autres entités de cette chaîne d’approvisionnement, le secteur principal sur lequel elle est active ou encore l’architecture juridique internationale dans laquelle elle agit et qu’elle contribue à construire. L’analyse quantitative que nous proposons dans ce numéro du Gresea Échos doit donc être complétée par une recherche plus qualitative sur la structure ou les activités des multinationales mises en avant par nos classements.

2e obstacle : les fonds incognito au-dessus de la mêlée

Comme nous l’avons vu ci-dessus, les multinationales naissent aux États-Unis à la fin du 19e siècle, portées par le contexte économique des Révolutions industrielles dans des secteurs tels que le transport ferroviaire, puis le pétrole, la chimie ou les télécommunications. Outre le contexte économique, c’est aussi la libéralisation progressive à la même époque du statut de société anonyme fondé sur les principes du Joint Stock Companies Act aux USA, de la responsabilité limitée (en France et en Belgique) ou de la limited liability Act en Angleterre. Ces principes protègent les biens propres de l’investisseur capitaliste. Ce dernier n‘est plus responsable que pour son apport (limité) dans la société. Si cette dernière fait faillite, les banques ne peuvent par exemple plus saisir la maison ou d’autres participations détenues par l’investisseur. Ensuite, le capital peut être investi, indépendamment de la participation à l’organisation de la production. Le capitaliste ne doit plus être entrepreneur. Il peut se contenter d’un rôle de financier. Cela rend le capital extrêmement mobile. Il ne faut pas être sur place pour investir. On peut le faire à distance et donc exporter le capital. Enfin, avec une somme minimale, on peut contrôler une grande activité productive. La moitié du capital permet d’exercer une domination quasi absolue sur une firme. Mais, en cas de dissémination des actionnaires, des pourcentages beaucoup plus réduits permettent d’avoir un pouvoir considérable, avec, de plus, une prise de risque très faible [22]. Ce que les organisations du mouvement social international cherchent à réguler, ce sont donc essentiellement des réseaux de sociétés anonymes. Ces sociétés peuvent avoir des tailles différentes et ne sont pas toujours de grandes entreprises.

Contrairement à une idée reçue, le pouvoir de la finance et du monde bancaire sur le monde industriel ne date pas des années 1980, la Belgique fait d’ailleurs office de précurseur dans la généralisation du capital financier. Dès 1835, deux établissements, la Société Générale de Belgique et la Banque de Belgique prennent un nombre incroyable de participations dans diverses sociétés houillères, métallurgiques ou de transport. Le modèle de la banque universelle qui collecte l’épargne des particuliers, prête aux entreprises ou prend des participations dans ces entreprises s’impose progressivement en France et en Allemagne dans le courant du 19e siècle. Par contre, la nature, la stratégie des capitalistes-investisseurs et leur origine géographique vont se transformer au fil du temps. Les années 1930 voient la banque universelle entrer en crise. Progressivement, après la Seconde Guerre mondiale, les firmes deviennent trop grandes pour être détenues par une seule banque. Certaines multinationales s’autofinancent ou développent leur propre filiale financière. Enfin, la banque universelle achète des titres d’une entreprise. En échange de cet investissement, elle perçoit chaque année des dividendes (une partie du bénéfice réalisé). Mais, comme le montre le tableau réalisé par Henri Houben ci-dessous, pour les États-Unis à partir des années 1950, il est plus intéressant pour un actionnaire de réaliser des gains sur la vente de placements que de percevoir des dividendes sur un titre de propriété conservé pendant de nombreuses années.

Figure 2. Évolution de la rémunération annuelle moyenne des actionnaires aux États-Unis par type de gain et par période 1950-2015 (en milliards de dollars courants)

50-60 60-73 73-81 81-90 90-00 00-07 07-15
Dividendes 9,0 17,4 40,4 94,4 245,8 461,7 652,2
Gains capital 24,4 64,3 21,6 218,7 1 211,3 662,3 1 105,0
Total 33,3 81,7 62,0 313,0 1 457,2 1 124,1 1 757,3

Comme l’explique Henri Houben dans son ouvrage, suite à la régulation dont elles font l’objet après les dérives des années 1930, les banques vont progressivement être remplacées comme actionnaire des firmes multinationales européennes et américaines par les fonds financiers (fonds de pension puis Hedge funds ou fonds de private equity). Ces nouveaux rejetons de la finance se nomment BlackRock, Vangard group, State Street, The Capital group ou encore Berkshire Hathaway. Ils sont présents dans le capital de toutes les grandes multinationales cotées en bourse. À la différence des banques du 19e siècle cependant, leur participation dépasse rarement le seuil des 5%. Ils n’ont pas nécessairement un représentant au conseil d’administration de l’entreprise et ils s’occupent finalement peu de la gestion industrielle des entreprises dans lesquelles ils investissent. Ils n’en ont pas besoin. En effet, dans la plupart des multinationales, le capital est tellement partagé entre les mains d’un grand nombre d’actionnaires, que quelques pour cent suffisent pour avoir un pouvoir d’influence sur la stratégie industrielle de l’entreprise. En outre, la menace d’un désinvestissement d’un de ces grands fonds financiers provoquera une réaction en cascade des autres. Comme l’a théorisé l’économiste français André Orléan [23], les actionnaires ne construisent pas nécessairement leur stratégie d’investissement de manière rationnelle, mais plutôt par mimétisme. Le plus souvent, ils copient le voisin. Lorsqu’un grand fonds financier décide de vendre sa participation dans une entreprise, il est fort probable que les autres feront de même. Et ce peu importe la raison qui a poussé le premier spéculateur à vendre. Dès lors, l’entreprise se trouvera en position de faiblesse et pourra même être rachetée par un concurrent. C’est ce qui s’est passé lorsque l’indien Mittal a réussi à racheter en juin 2006 la française Arcelor, une multinationale pourtant bien plus grande que lui. Les fonds financiers, qui possédaient ensemble 30% du sidérurgiste européen, ont fait basculer la bataille boursière en faveur de Mittal. Et ce n’était pas le projet industriel de Lakshmi Mittal, déjà inexistant à l’époque, qui a motivé les fonds, mais bien le retour sur investissement promis [24]… C’est donc en offrant des retours sur investissement sans aucun rapport avec les bénéfices qu’une entreprise sidérurgique peut dégager que Lakshmi Mittal a remporté la mise. En faisant cela, il s’engageait en quelque sorte auprès de ses actionnaires à détruire progressivement les capacités industrielles du premier sidérurgiste mondial pour financer des dividendes ou des rachats d’actions… Ce que l’on observe finalement depuis 2007. Par le simple chantage au désinvestissement [ou à l’investissement], les fonds financiers exercent un pouvoir d’influence sur les choix industriels posés par les organes de gestion des multinationales. La pression actionnariale à court terme engendre des répercussions en chaîne sur tout le groupe, et donc sur ses pratiques sociales ou environnementales.

Comme le montre la figure n°3 ci-dessous, le fonds financier est un lieu de pouvoir substantiel de la phase actuelle de mondialisation. Les actions de chaque société multinationale n’ont sans doute jamais été autant partagées entre un grand nombre d’actionnaires. Mais, les principaux fonds financiers détiennent des actions de presque toutes les plus grandes sociétés multinationales américaines et européennes [25], ce qui leur offre un pouvoir important tout en les protégeant du risque. Si une entreprise de leur portefeuille connaît des difficultés, leurs autres investissements compenseront largement les pertes.

Figure 3. Structure d’une société multinationale au 21e siècle

Peut-on imaginer contraindre les multinationales du secteur pharmaceutique à produire des médicaments à bas coûts contre les principales épidémies qui ravagent le continent africain, ArcelorMittal à arrêter d’empoisonner l’air respiré par les habitants de Galati (Roumanie), Alphabet (Google) à respecter la vie privée des gens, Nike à prendre en considération les conditions de travail dans les usines du Sud-Est asiatique, sans réglementer l’activité de BlackRock qui est l’actionnaire commun de toutes ces firmes ?

BlackRock est la société financière par excellence. Elle possède au moins 5% du capital de quatre firmes cotées sur dix aux États-Unis. Elle est considérée comme l’institution financière la plus influente du monde. Elle gérait des actifs pour 6.288 milliards de dollars fin 2017. C’est davantage d’argent que la plus grande banque, l’Industrial and Commercial Bank of China, qui ne dispose que de 4.010 milliards [26]. C’est aussi l’équivalent de 12 fois le PIB belge…

Finalement, même si le phénomène est moins visible que dans les années folles (1920), le capital n’a jamais été aussi concentré entre peu de mains qu’à l’époque actuelle. On ne parle pas de BlackRock, de The Vangard Group ou de State Street aux journaux télévisés ou dans la presse quotidienne, à l’exception des journaux financiers. C’est sans doute pour cela que ces lieux de pouvoir ne sont pas — ou très peu — remis en cause, qu’ils ne sont pas au centre d’une campagne internationale des ONG ou des syndicats.

3e obstacle : Le sous-traitant en dessous de la mêlée

La déconcentration productive [27] est un élément crucial lorsqu’on discute du pouvoir des sociétés multinationales aujourd’hui. En effet, ce principe, initié par les conglomérats japonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, consiste à fragmenter l’entreprise en petites entités, puis à les mettre en concurrence commerciale. Chaque filiale, chaque sous-traitant, chaque atelier devient alors un centre de profits autonome. La maison-mère lui attribue des objectifs de rentabilité à atteindre. Résultats à l’aune desquels il ou elle sera jugée dans la compétition que se mènent les différentes entités à l’intérieur de la multinationale. Cette déconcentration peut être appliquée au périmètre de l’entreprise (recours à la sous-traitance, à la franchise). On l’appelle alors externalisation. On peut aussi « déconcentrer » le personnel de l’entreprise (CDD, intérimaire…). On parlera alors plus communément de flexibilité.

Aujourd’hui encore, le monde politique a très mal compris ce phénomène. Il y voit encore souvent une « PMEisation » du monde économique. La PME serait devenue le poumon économique et innovant de nos économies… sauf que la plupart de ces entreprises, si petites soient-elles, n’ont quasiment aucune indépendance décisionnelle. Dans les années 1990, certaines organisations syndicales défendaient une « bonne » flexibilité interne (mobilité interne, formation continue, etc.) gage d’une compétitivité de la qualité pour l’entreprise et l’emploi. Elles combattaient par contre la mauvaise flexibilité externe (recours à la sous-traitance, embauche de CDD, compétitivité coût, etc.). Force est de constater que, si elle n’a jamais existé, cette distinction introduite notamment par Robert Boyer au début des années 1990 ne fait plus sens aujourd’hui. Elle n’a tout d’abord jamais existé dans les pays de production au Sud. Ensuite, les entreprises, même au Nord, ont désormais recours aux contrats précaires et à la polyvalence afin de sous-traiter ou de restructurer plus facilement. Les deux types de flexibilité se renforcent et ont pour conséquence une dégradation générale des conditions de travail.

La déconcentration productive permet tout d’abord aux centres de décisions des multinationales de transférer la valeur ajoutée produite dans des usines à bas coûts vers des centres financiers. Comme nous l’avons illustré dans le deuxième article de ce numéro, la mise en concurrence des sous-traitants va contraindre ces derniers à baisser le prix de vente de leur production pour emporter le contrat avec la société multinationale. Cette baisse de prix va transférer le bénéfice qui aurait dû être réalisé par le sous-traitant – dans une situation d’indépendance parfaite – vers le donneur d’ordre. Paradoxalement, la déconcentration productive favorise la concentration financière en même temps qu’elle fragmente la chaîne d’approvisionnement. Ensuite, elle peut entraver les capacités d’organisation et de résistance des travailleurs, deux éléments qui, historiquement, dépendent fortement de la concentration ouvrière et de la stabilité du contrat de travail. Enfin, la sous-traitance masque complètement la responsabilité du donneur d’ordre en termes de droits des travailleurs, de droits humains, de respect de l’environnement, etc. Ainsi, quelques années de rêveries béates passées, il est aujourd’hui prouvé que l’économie numérique ne permet en rien de limiter la pollution. Chaque email, chaque « clic » sur l’Internet pollue. Cette croyance en une économie numérique dématérialisée et neutre pour l’environnement est en partie due au fait que la production du hardware (smartphones, ordinateurs, puces électroniques, etc.) nécessaire au fonctionnement des Apple, Google, Amazon et autres est largement invisibilisée par le recours à la sous-traitance dans les pays à bas salaires, de la mine à l’usine d’assemblage. On peut estimer que la production du hardware représente à peu près 45% de la consommation d’énergie du secteur numérique, dont une bonne partie, pour extraire les métaux et les raffiner, l’autre moitié (55%) se répartit entre les serveurs (16%), les routeurs (19%) et la consommation de nos appareils (20%). [28]

La plateforme numérique est sans doute la forme la plus aboutie de « déconcentration productive ». Si elle est adoptée par les entreprises dites du numérique, cette organisation de la production est désormais appliquée dans d’autres secteurs. Elle se trouve renforcée par les pouvoirs publics qui lui donnent une légitimité et un cadre juridique au travers de statuts précaires comme celui d’auto-entrepreneur en France [29]. Ce « toyotisme » poussé à l’extrême repose sur le principe de transformer chaque travailleur individuel en sous-traitant par le remplacement du droit du travail par le droit commercial (voir figure 3). Il dilue encore plus fortement la notion de responsabilité, invisibilise le travail et la production de valeur. Si bien que certains observateurs ont vu dans la numérisation de l’économie la disparition du travail [30]. C’est oublier un peu vite le travail des chauffeurs Uber, des livreurs Deliveroo ou des femmes en Asie qui produisent les smartphones, outil-pivot de cette soi-disant révolution industrielle.

Par la déconcentration productive, la société multinationale intègre même une partie du secteur informel. Le creuseur congolais fait partie de la chaîne d’approvisionnement des métaux tout comme le livreur migrant à Paris. Désormais, des livreurs Deliveroo ou UberEats « louent » à des travailleurs migrants sans-papiers (et donc sans possibilité de se connecter à l’application) leur compte afin qu’ils puissent travailler pour la plateforme. Les migrants sont tenus en échange de reverser une partie de leur gain aux loueurs [31]. Le travailleur « avec papiers » devient alors un mini centre de décisions qui s’octroie une partie de la valeur ajoutée produite par le travailleur « sans-papiers ». Une économie du maquereautage se met ainsi en place dans les grandes villes françaises, au cœur de l’organisation productive d’une « multinationale »…

L’éclatement de la chaîne d’approvisionnement rend l’action des travailleurs ainsi que toute perspective de réglementation des sociétés multinationales très compliquées. Pourtant, il n’est plus vraiment question aujourd’hui d’interdire la sous-traitance, même au niveau local. Les revendications syndicales se portent surtout sur la « co-responsabilité des co-contractants ». Une notion compliquée à définir et à appliquer dans un contexte qui voit les fameux « co-contractants » se démultiplier. Il en va de même pour les propositions visant à faire la transparence sur la chaîne d’approvisionnement.

Peut-on dès lors imaginer réglementer l’action des multinationales ou rendre les chaînes d’approvisionnement transparentes sans stabiliser leur périmètre en interdisant la sous-traitance, au moins pour certains degrés ? Le recours à la sous-traitance pour certaines étapes de la production ne se justifie que par la possibilité pour la multinationale de baisser ses coûts de production et d’externaliser ses responsabilités sociales ou environnementales. Dès lors, revendiquer l’interdiction de la sous-traitance n’est pas radical, mais seulement légitime.

4e obstacle : Sortir de l’acculturation néolibérale

Ce dernier obstacle est le plus important, mais aussi le plus difficile à saisir et à rendre concret. L’entreprise multinationale du 21e siècle est évidemment l’enfant du régime néolibéral. Ce régime est tout d’abord fondé sur la domination de la finance sur toutes les dimensions de la vie. De la liste de naissance à la maison de repos, nous nous trouvons entre les mains des fonds financiers. Il repose ensuite sur la spécialisation du rôle de l’État en un cadre juridique favorisant l’initiative privée. Ces lignes ne seraient pas suffisantes pour détailler le nombre de mesures visant la compétitivité (saut d’index, révision de l’impôt sur les bénéfices, temps de travail, etc.) prises par le dernier gouvernement belge. Enfin, le néolibéralisme exclut les acteurs collectifs et individualise les rapports sociaux de production. Le travailleur se trouve seul face à son employeur.

Il est illusoire de demander à un enfant élevé dans un tel contexte d’adopter des comportements socialement et écologiquement responsables. La multinationale soucieuse de l’environnement relève de l’antilogie !

Il est donc très stimulant de voir des initiatives telles que le projet de traité contraignant onusien ou des lois de devoir de vigilance, même limitées, prendre corps. Cependant, ces initiatives resteront décevantes tant que les fondamentaux péremptoires du régime néolibéral ne seront pas clairement remis en cause, dans le mouvement social y compris.

Le premier de ces dogmes néolibéraux est le lien mécanique tissé entre l’investissement des entreprises privées et la création d’emplois. Répété inlassablement par les médias ou le personnel politique depuis plusieurs décennies, ça a fini par rentrer dans les caboches. Si on n’attire pas l’investissement des firmes, on serait foutu. Et pourtant, comme le rappelait Frédéric Lordon dans le Monde Diplomatique, aucune entreprise n’a jamais créé le moindre emploi [32]… Le carnet de commandes peut le faire, mais pas l’entreprise. Seul le pouvoir politique peut décréter de l’emploi en dehors de toute demande pour un bien ou un service. Déconstruire ce principe nous permettrait déjà de nous mettre à l’abri du chantage à l’emploi et à l’investissement dont nous sommes l’objet depuis quarante ans. Cela ouvrirait aussi le champ des possibles tant en termes de réglementation des multinationales qu’en termes de rapports de production. En effet, même si on l’a parfois un peu oublié, il est possible de produire des biens et des services sans actionnaires et sans patrons [33]

Le second dogme néolibéral tient la mondialisation comme un phénomène naturel. Si bien que tout opposant, s’il le crie trop fort, se trouve affublé de l’étiquette « nationaliste », bien rangé aux côtés de Marine Le Pen. C’est mal comprendre ce que recouvre le concept de mondialisation. Il s’agit de l’extension géographique des rapports de production capitalistes. La mondialisation est la condition de la survie du système capitaliste. C’est ce qui permet aux multinationales d’intégrer complètement des chaînes d’approvisionnement de la matière première jusqu’aux rayons de nos supermarchés. Le concept de mondialisation, ce n’est pas autre chose.

En outre, il n’existe aucune preuve empirique qui prouverait que le libre-échange est source de croissance économique, et encore moins de prospérité. À l’inverse, c’est la croissance économique qui permet le développement des échanges [34]. Enfin, depuis trente ans, la fable de la mondialisation heureuse sert de paravent à une planification par les entreprises multinationales de l’économie mondiale. Dans ce contexte, la réglementation des multinationales passera par une relocalisation de certains pans de l’économie, par un contrôle de la circulation des capitaux, par l’interdiction de certains types de contrats de sous-traitance et, surtout, par l’idée que la mondialisation n’est pas souhaitable pour une large majorité de la population mondiale.

Enfin, le troisième dogme à discuter est celui du technologisme. C’est l’idée que la seule issue face au réchauffement climatique et aux problèmes environnementaux tient dans le progrès technique. Cette prise d’otage place évidemment les multinationales au centre de l’échiquier. Elles détiennent les brevets et les capacités d’investissement même si celles-ci sont effectivement de moins en moins investies. Or, comme le montre Romain Gelin dans son ouvrage [35], qu’il s’agisse de transition énergétique ou d’économie circulaire, la technique ne sera pas suffisante pour préserver la nature. Il faudra s’émanciper d’un système de production et de consommation au centre duquel on trouve les multinationales.

Conclusion

L’absence de droit international, autre que commercial, est évidemment au fondement du pouvoir des multinationales. Cela en fait des entités qui ont des droits, protégés par les réglementations commerciales internationales ou les législations nationales, mais très peu de devoirs. Et lorsqu’un pouvoir politique veut leur en imposer, le chantage à la délocalisation joue à plein.

Cette faille juridique que le mouvement social international et certains États s’emploient à combler n’empêche pas la lutte sociale et politique. Lorsqu’on n’a pas les juges de son côté, reste le conflit social. De nombreux cas de luttes victorieuses dans des entreprises multinationales démontrent que le combat ne doit surtout pas se limiter au prétoire. Les travailleurs de Philips, de Saint-Gobain, dès les années 1970, ont montré qu’un rapport de force pouvait naître de la lutte sociale, même au sein d’une multinationale. Plus proches de nous, les sous-traitants de Ford Genk [36] ont montré qu’une multinationale américaine ne pouvait se départir de leur sort. Plus récemment, les travailleurs de Ryanair, des McDo en France, les livreurs d’UberEats ou Deliveroo prouvent que, même dans des secteurs précarisés, les mobilisations sont possibles. Dans les pays du sud où les mobilisations sociales contre les multinationales sont souvent les plus larges, mais aussi les moins médiatisées, de nombreux exemples montrent que l’impunité n’est pas qu’une question juridique. Dans le secteur des centres d’appels, les travailleurs tunisiens, marocains et algériens ont contraint les multinationales de la télécom à prendre en considération leurs revendications. Dans le textile et l’habillement, les travailleurs du Sud-Est asiatique construisent des revendications transnationales pour mettre fin à leur mise en concurrence [37].

Le droit, qu’il soit « humain », social ou environnemental, n’est finalement que le résultat des luttes sociales. En oubliant ce précepte, le risque est grand que les organisations du mouvement social jouent, comme les multinationales, le jeu de la privatisation des normes. Et depuis 50 ans, on ne peut pas dire que ce soit un franc succès !


*Cet article a été publié dans le Gresea échos N°99, septembre 2019.
Pour citer cet article : Leïla Van Keirsbilck & Bruno Bauraind, « Réglementer le pouvoir des multinationales », Gresea, mars 2020, disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/Une-analyse-capital-travail-du-BEL-20-alternatif