Dans son livre L’avenir du travail vu du Sud , Cédric Leterme dénonce un débat mondial sur « l’avenir du travail » qui se fait en l’absence et au détriment de l’immense majorité des travailleurs de la planète, notamment ceux issus des pays du Sud. Dans l’analyse qui suit, il revient plus en détail sur certaines des stratégies lexicales qui (re)produisent et légitiment ces biais.
Depuis quelques années, « l’avenir du travail » (« the Future of Work ») fait l’objet d’un débat qui s’est invité jusqu’au sein des principales instances internationales (OIT, OCDE, Forum de Davos, Banque mondiale, etc.) [1]. Petit à petit, se construit ainsi un discours sur « l’avenir du travail » dont nous proposons ici un début d’analyse critique. En effet, comme tout discours, celui-ci ne fait pas que refléter une réalité qui lui serait extérieure. Il l’influence aussi directement, en construisant et en diffusant des représentations nécessairement partielles et partiales de cet « avenir ». Ce sont donc certaines de ces représentations, la façon dont elles sont (re)produites dans et à travers du langage, ainsi que leurs conséquences éventuelles que nous allons interroger.
Pour ce faire, nous nous sommes livrés à une analyse lexicométrique sur un corpus de 9 textes consacrés à « l’avenir du travail » [2]. Ces textes ont été rédigés par des institutions internationales diverses, mais partageant un champ d’analyse et d’action relativement proches. On y trouve :
des institutions internationales au sens strict : Organisation internationale du Travail (OIT), Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ;
des institutions régionales : European Political Strategy Center (EPSC, le « think tank » officiel de la Commission européenne), Banque de développement asiatique (ADB), Banque de développement africaine (AfDB), Banque de développement interaméricaine (IDB) ;
des institutions patronales : Forum économique mondial (FEM), Organisation internationale des employeurs (OIE) ;
et une instance syndicale : Confédération syndicale internationale (CSI).
Ensemble, ces textes offrent une assez bonne représentation de l’éventail des positions et intérêts défendus dans le cadre de ce « débat mondial ». D’un point de vue statistique, la longueur des textes varie de 4.000 mots environ à plus de 16.000, pour un total de 83.691 occurrences (6.347 occurrences différentes).
En ce qui concerne la méthode d’analyse retenue, la « lexicométrie » s’appuie sur le comptage et la probabilisation du vocabulaire d’un corpus de textes pour en tirer des conclusions politiques [3]. Elle part du principe que « les mots sont importants » et que leur fréquence nous dit quelque chose sur leur signification socio-politique. Elle n’est évidemment pas la seule méthode d’analyse possible, ni toujours la plus appropriée, mais elle est utile pour l’analyse de corpus de textes institutionnels et/ou volumineux, dans la mesure où elle permet d’en automatiser et d’en objectiver le traitement grâce à des logiciels de statistiques textuelles (en l’occurrence TXM [4] et Lexico3 [5]). Précisons toutefois que seuls quelques résultats préliminaires sont présentés ici, cet article ne prétendant donc en rien épuiser l’analyse lexicométrique du discours mondial sur l’avenir du travail, et encore moins l’analyse discursive au sens large. Par ailleurs, dans la mesure où la grande majorité des textes produits sur ce thème le sont en anglais, c’est sur cette langue que portent les résultats dont nous proposerons des traductions entre parenthèses ou en notes de bas de page quand cela est nécessaire.
Premier constat : Un discours technodéterminé
Un des premiers traits marquants du vocabulaire mobilisé dans notre corpus, c’est l’importance en son sein du registre lié à la technologie (cf tableau 2). C’est d’autant plus le cas si on le compare à d’autres facteurs au moins aussi importants pour l’avenir du travail, comme les enjeux environnementaux ou démographiques, par exemple. La plupart des institutions analysées reconnaissent pourtant volontiers l’existence de plusieurs « mégatendances » susceptibles de bouleverser le monde du travail dans un avenir proche, dont les évolutions technologiques ne seraient qu’un exemple parmi d’autres. Mais force est de constater que dans les textes analysés, l’enjeu n’est pas tant « l’avenir du travail » en général, que l’avenir du travail dans le cadre des évolutions technologiques actuelles et en particulier des technologies numériques [6].
Tableau 2 : Principaux registres lexicaux (par ordre de fréquence)
Forme lexicale | Fréquence |
---|---|
Technology | 145 |
Technological | 125 |
Demographic | 38 |
Environment | 33 |
Climate | 28 |
Environmental | 5 |
Demography | 4 |
Il est également intéressant d’observer que c’est surtout « la » technologie (au singulier) en tant qu’entité homogène et abstraite qui est évoquée, plutôt que telle(s) technologie(s) concrète(s) (au pluriel), ce qui est une caractéristique des discours technodéterministes [7]. En outre, ce que qualifie l’adjectif « technological », ce sont presque uniquement des processus liés au changement à connotation neutre ou positive (cf tableau 3). On est donc face à un discours qui présente « la » technologie comme une force de changement globalement positive dont il s’agit toutefois de maximiser les opportunités.
Tableau 3 : Qualifications de l’adjectif « technologique » (par ordre de fréquence)
Forme lexicale | Fréquence |
---|---|
Technological change(s) | 41 |
Technological advances/advancement(s) | 14 |
Technological progress | 11 |
Technological innovation(s) | 8 |
Technological revolution(s) | 7 |
Technological trends | 6 |
Technological development(s) | 6 |
Technological dividend(s) | 4 |
Technological disruptions | 3 |
Technological transformation(s) | 3 |
Technological diffusion | 2 |
À ce propos, il est d’ailleurs intéressant d’observer les fréquences respectives des termes « opportunities » (129) et « risks » (36), le premier étant de loin le plus mobilisé dans le corpus. Et là où les premières sont généralement présentées comme certaines, les seconds sont plutôt évoqués au conditionnel, comme dans l’extrait suivant :
« With the new and affordable capabilities made possible by automation, a significant number of new job opportunities and new markets will continue to be created. At the same time, existing jobs or tasks could disappear or be re-designed. » (IOE) [8]
Ce faisant, le discours sur l’avenir du travail en rappelle un autre, plus ancien, sur la « mondialisation » dont une des caractéristiques était également de présenter celle-ci comme un phénomène naturel et globalement positif dont il fallait toutefois maximiser les opportunités tout en en minimisant les risques à travers des politiques d’adaptation, notamment en matière de relations de travail [9].
Deuxième constat : Où sont les acteurs ?
Deuxième caractéristique marquante de notre corpus, les acteurs y sont mentionnés non pas tant en tant qu’acteur, mais plutôt en tant qu’objet d’intervention et/ou de catégorie descriptive. C’est ainsi, par exemple, que « workers » (travailleurs, 410 occurrences) est préféré (de loin) à « unions » (syndicats, 44 occurrences, dont 35 dans les seuls textes de l’OIT et de la CSI) ou encore « countries » (pays, 270 occurrences) à « governements » (gouvernements, 61 occurrences).
Tableau 4 : Principaux acteurs (par ordre de fréquence)
Forme lexicale | Fréquence |
---|---|
Workers | 410 |
Countries | 270 |
People | 139 |
Women | 125 |
Business | 118 |
Employers | 114 |
Individuals | 114 |
Industries | 114 |
Companies | 106 |
Sector | 106 |
Plus largement, on voit bien (cf tableau 4) que ce sont surtout des catégories démographiques (« people » (personne), « women » (femmes)) ou étroitement économiques (« companies » (entreprises), « industries » (industries), « sector » (secteurs)) qui sont préférées à des catégories plus socio-politiques comme les « classes sociales », par exemple. Le terme « class » n’apparaît d’ailleurs que 10 fois dans tout le corpus, 9 fois dans « middle class » (classe moyenne) et une seule fois dans « working class » (classe ouvrière). Ce type de terme est pourtant nécessaire pour décrire des acteurs collectifs engagés dans des rapports sociaux situés, contingents et potentiellement conflictuels. En leur absence, on est face à un discours technocratique de gestion/anticipation/adaptation à des changements davantage naturels que sociaux.
Troisième constat : L’avenir du travail ou de l’emploi ?
Troisième constat, dans la grande majorité des textes, ce n’est pas tant le « future of work » qui est abordé que le « future of job(s) ». Le terme « work » revient en effet 544 fois dans le corpus contre 634 pour « job(s) ». Et le décalage est encore plus grand si l’on exclut les textes de l’OIT et de la CSI dans lesquels « work » apparaît entre deux et trois fois plus que « jobs » (les textes de l’EPSC et de l’OCDE utilisent aussi « work » plus souvent que « job(s) », mais dans des proportions beaucoup plus réduites) (cf tableau 5).
Tableau 5 : Fréquences respectives de « work » et « jobs » dans les différents textes du corpus
Institution | Work | Job(s) |
---|---|---|
ADB | 10 | 45 |
AfDB | 5 | 40 |
EPSC | 70 | 59 |
IDB | 8 | 27 |
OIT | 183 | 97 |
OIE | 90 | 104 |
CSI | 68 | 24 |
OCDE | 75 | 71 |
FEM | 35 | 167 |
Total | 544 | 634 |
Rappelons qu’en anglais, le terme « travail » peut se traduire par « work », « job », mais aussi « labor ». Le premier désigne le travail comme activité concrète, le second le travail comme emploi et le troisième le travail comme rapport social. Pour l’OIT et la CSI, ce serait donc d’abord les évolutions du travail comme activité concrète qui devraient être discutées, alors que pour le reste (majoritaire) des organisations internationales il s’agirait plutôt de s’interroger plus étroitement sur les conséquences des évolutions technologiques actuelles sur les emplois (leur nombre, leur profil de qualification, etc.).
Il n’est d’ailleurs pas anodin que « skills » (« compétences ») soit l’un des termes les plus mobilisés dans notre corpus, à l’inverse de termes comme « wages » (salaires), « rights » (droits) ou encore « collective bargaining » (négociation collective) qui sont des termes renvoyant directement au travail comme rapport social (cf tableau 6). Plus largement, on ne peut d’ailleurs qu’être frappé de voir à quel point le mode de production actuel est naturalisé dans l’ensemble du corpus – le terme « capitalism » n’y apparaissant qu’une seule fois !
Tableau 6 : Aspects collectifs ou individuels des relations de travail (par ordre de fréquences)
Formes lexicales | Fréquence |
---|---|
Skill(s) | 376 |
Right(s) | 83 |
Wage(s) | 75 |
Collective bargaining | 32 |
Conclusion
Nous l’avons dit, cet article ne prétend pas épuiser tout ce qu’il y aurait à dire sur le discours en formation à l’échelle internationale autour de « l’avenir du travail », loin de là. Nous avons plutôt voulu en proposer une première analyse centrée principalement sur le lexique, une démarche qui permet toutefois déjà d’en percevoir des biais et omissions importants.
Le premier, c’est la façon dont ce discours tourne presque exclusivement autour de l’impact des nouvelles technologies sur le travail. Sans nier leur importance, celles-ci ne sont toutefois pas le seul et unique facteur à prendre en compte dans l’évolution future du travail, ni même le plus important. En outre, à supposer qu’il faille en parler, encore faut-il éviter de tomber dans une rhétorique technodéterministe qui fait de « la » Technologie (avec un grand T) un facteur de changement autonome et inéluctable.
Le second biais, c’est la façon dont ce discours évacue les principaux acteurs collectifs qui façonnent pourtant concrètement les évolutions des relations de travail, au profit de catégories passives et/ou descriptives qui s’inscrivent dans un registre technocratique centré sur la gestion et l’adaptation aux changements.
Enfin, troisième biais, la façon dont les réflexions sur « l’avenir du travail » portent en réalité principalement sur l’avenir de l’emploi, en légitimant dès lors une discussion sur les façons de s’adapter à un futur sans emploi ou avec des emplois différents plutôt que de réfléchir aux modifications du travail comme activité concrète et/ou comme rapport social que l’on souhaite (ou ne souhaite pas) voir advenir.
La lutte pour un meilleur avenir du travail commence donc par une lutte contre ces discours et les représentations qu’ils (re)produisent et légitiment. Pour le syndicaliste latino-américain Rafael Freire, cela commence par exemple déjà par l’intitulé même de la discussion : Parler du « travail de l’avenir » plutôt que de « l’avenir du travail », pour éviter d’accréditer l’idée qu’un avenir sans travail serait possible [10]. De son côté, le sociologue argentin Alberto Robles souligne quant à lui l’effort fait par l’OIT pour parler de « l’avenir du travail que nous voulons », une manière également de rompre avec le technodéterminisme ambiant et les renoncements qu’il prépare ou encourage [11].
Plus largement, que ce soit à travers des réflexions sur la « souveraineté technologique » [12], le « coopérativisme de plateforme » [13] ou encore « l’économie des communs » [14] – pour ne citer que quelques exemples – les réflexions et les initiatives qui refusent de prendre pour acquis un « avenir du travail » écrit à l’avance par les tendances actuelles du capitalisme et ses classes dominantes, se multiplient déjà. Reste à les enrichir et à les diffuser… en commençant par en parler.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "« L’avenir du travail »… par son lexique" , septembre 2019, disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/L-avenir-du-travail-par-son-lexique