À l’annonce de la grève générale du 13 février 2019, les trois syndicats belges dénoncent « ce qui a été imposé aux travailleurs depuis des années : la modération salariale, un saut d’index et une nouvelle loi truffée de dispositions qui ne permettent pas une négociation sereine ». En effet, depuis quelques décennies, le salaire est en danger. En danger de mort si on l’entend dans sa définition de salaire négocié, de salaire comme objet de délibération politique. La détermination du salaire est un objet politique de premier ordre. Son évolution révèle non seulement l’état de la répartition des richesses entre le travail et le capital (voir l’article de B. Bauraind dans ce numéro), mais aussi la puissance et la légitimité de l’acteur qui le défend : le syndicat, acteur essentiel dans le triangle qu’il forme avec le patronat et l’État. Nous retraçons ici l’histoire du salaire belge du point de vue de l’évolution des rapports de force au sein de ce triumvirat.
Le projet d’accord de solidarité sociale, dit « pacte social » de 1944, a fait du salaire un objet de délibération politique, et de sa défense, le cœur de l’identité syndicale. Si nous nous concentrerons ici sur la Belgique, il est important de rappeler le contexte international de la signature de ce pacte. C’est celui de la fin de la guerre et de la menace pour les puissances occidentales d’une extension du modèle de l’Union soviétique. C’est donc quelques années avant le « généreux » plan Marshall et pour apaiser toutes révoltes potentielles en Europe de l’Ouest que sont mis en place des systèmes de négociations collectives permettant une répartition dite « équitable » des richesses en échange de la « paix sociale ». C’est ainsi qu’en Belgique, les principes du pacte social détermineront la construction de ce que l’on nomme la « concertation sociale » entre les interlocuteurs sociaux (travailleurs et employeurs) [1]. Le cadre de la concertation signifie que ces interlocuteurs se reconnaissant mutuellement, recherchent ensemble un accord permettant de réaliser le « partage équitable » des gains de productivité et des fruits de la croissance. Reconnaissance mutuelle, importance du secteur, autonomie de la négociation bipartite et paix sociale sont les bases de ce modèle, aujourd’hui mis à bas.
Avant 1940, la Conférence nationale du travail avait amorcé la concertation. En 1944, elle avalise le chapitre « salaires » du Pacte social : augmentation salariale de 40 % (plus 20 % d’indemnité temporaire) par rapport aux salaires de mai 1940. En 1945, elle lie l’augmentation salariale à l’augmentation de la productivité. En 1949, la négociation des salaires au sein des commissions paritaires sectorielles est libre.
Principes fondamentaux du pacte social, août 1944
– La croissance économique pour améliorer le niveau de vie de la population ;
– la répartition équitable des fruits de la croissance dans un cadre institutionnel adapté, notamment pour la formation des salaires ;
– une concertation sociale basée sur une collaboration loyale entre interlocuteurs sociaux et sur la paix sociale ;
– la reconnaissance du fait syndical par l’employeur et de l’autorité de l’employeur par le travailleur ;
– le niveau sectoriel comme le plus approprié pour se concerter sur la répartition des gains de productivité ;
– l’autonomie des interlocuteurs sociaux et le rôle limité de l’autorité publique.
Source : Bernard Bolly, Les Accords Interprofessionnels et la Concertation sociale en Belgique de 1945 à 1990, D’autres Repères, FAR, revue de la Form’Action André Renard, 2010, p.1
Cependant, dès les années 1950, la concurrence étrangère se renforce. Le patronat remet en question la répartition des fruits de la croissance et dénonce déjà des salaires trop élevés par rapport aux pays voisins. Les patrons veulent produire plus, moins cher, en modernisant l’outil industriel. En 1954, patrons et syndicats signent la « Déclaration commune sur la productivité » : ils s’engagent à œuvrer pour une meilleure productivité dont les bénéfices seront répartis équitablement entre travailleurs et employeurs. Pour inciter les travailleurs à s’adapter aux nouvelles techniques et à produire plus, le patronat propose même des primes de productivité discutées lors des négociations sectorielles [2].
Mais, c’est en mai 1960 que l’« esprit de concertation » se concrétise par la conclusion du premier accord de programmation sociale (futur accord interprofessionnel, AIP), joyau belge en matière de dispositif de formation des salaires, tout comme l’indexation automatique, développée à l’entre-deux-guerres, qui est un mécanisme rare en Europe [3]. Cet accord ouvre une première période de négociations tournée vers la répartition des richesses. De 1960 à 1975, sept AIP seront ainsi signés [4]. Les AIP règlent, pour deux ans (trois ans au début), les relations de travail dans l’ensemble du secteur privé. Centralisés, ils encadrent les négociations sectorielles, puis d’entreprises : ils fixent des cadres qui permettent aux secteurs de négocier plus que ce qu’ils prévoient, mais jamais moins. Ceci permet de garantir un socle commun d’avantages sociaux à tous les travailleurs. Sans quoi, seuls les travailleurs des secteurs et/ou des entreprises où l’on négocie, et où un rapport de force peut être instauré bénéficieraient d’avancées sociales. À travers ces accords, les syndicats obtiennent notamment les avancées suivantes : une réduction progressive du temps de travail hebdomadaire (41h/semaine en 1971 et 40h/semaine en 1976) [5], un allongement de la durée des vacances annuelles, des améliorations en matière d’allocations familiales ou de délais de préavis, ainsi que la rémunération du congé de maternité et l’instauration d’un revenu minimum mensuel moyen. Le patronat obtient en retour l’amélioration de la productivité et la garantie de la paix sociale [6].
Mais, à partir de 1975, le vent tourne. Dans un contexte marqué par les crises pétrolières, une forte inflation et la montée du chômage, les syndicats revendiquent une réduction généralisée du temps de travail avec embauche compensatoire. Le patronat refuse et la coalition de centre droit qui gouverne estime alors n’avoir rien à redistribuer. Le gouvernement intervient en instaurant une première période de blocage des salaires qui durera une décennie (1976-1986). Au cours de cette période, seul un AIP a été conclu en 1981 et les gouvernements successifs ont mis en place trois sauts d’index.
Le salaire soumis à la compétitivité pour préserver l’emploi
Dès le début de la décennie 1980, les gouvernements Martens-Gol prennent de nombreuses mesures pour « assainir » les dépenses publiques et rétablir la haute rentabilité des entreprises [7]. Parmi elles, figure l’austérité salariale accompagnée de la logique de la compétitivité qui supplante la logique keynésienne de partage « équitable » des gains de productivité qui servait encore partiellement de base aux gouvernements précédents. En 1981, donc, le gouvernement intervient d’autorité pour fixer la modération des salaires : il limite la hausse salariale à 1 % hors index ou à une réduction équivalente du temps de travail, ce qui correspond à une politique européenne qui n’est pas encore tout à fait assumée. Des aménagements monétaires ont alors lieu en 1982 et 1983. Le franc belge (et français) est dévalué par rapport au mark et au florin. Pour éviter que l’indexation entraîne une baisse des profits attendus de la mesure, Martens-Gol exige et obtient trois sauts d’index en 1983, 1984 et 1985.
Un nouveau cycle de négociations reprendra en 1986, mais sous de tout autres auspices. En effet, c’est la reprise en main officielle de ces problématiques par l’Europe, au moment de l’arrivée à la présidence de la Commission européenne de Jacques Delors en 1985. C’est donc sous l’influence de l’ouverture du grand marché européen que la mise en place d’une politique généralisée de dumping salarial et social s’impose [8]. Le salaire se voit soumis à l’argument de la « nécessaire » compétitivité des entreprises pour préserver l’emploi, à l’échelle européenne, cette fois. La négociation collective dans toute l’Europe effectue un tournant fondamental : d’une négociation basée sur la productivité, elle passe à une négociation basée sur la compétitivité.
À ce moment-là, sous la pression des restructurations en cours et du chômage de masse, la plupart des syndicats européens opposent emploi et salaire, rompant avec le pacte de 1944 selon lequel la hausse salariale permet une hausse de la demande, de l’activité, et donc de la création d’emplois. Négociant sous la menace de nuire à la compétitivité nationale, ils révisent leurs revendications à la baisse et font primer la conservation des emplois sur la hausse des salaires. Une longue série de signatures d’accords d’entreprises dérogatoires acceptant des augmentations du temps de travail contre le maintien de l’emploi marquent alors la tendance à la dévalorisation du niveau de négociation sectoriel.
En Europe, cette tendance à la décentralisation de la négociation collective vers l’entreprise s’est encore accélérée depuis les années 1990, moment où les objectifs de compétitivité et d’emploi se sont formalisés dans le discours européen. En 1993, le « Livre blanc sur l’emploi, la croissance et la compétitivité » de Jacques Delors a fortement influencé le monde syndical. C’est ce document qui associera, pour la première fois à l’échelon européen, emploi et compétitivité. Ainsi, chaque année, dans les « grandes orientations de politiques économiques » entérinées par le Conseil européen depuis 1993, l’UE réclame que les États membres contrôlent les salaires au nom de l’accroissement de la compétitivité et de la création d’emplois. La Confédération européenne des syndicats (CES) elle-même, à ce moment-là, n’a pas résisté à la tentation d’utiliser l’emploi contre le salaire. Selon Jean Lapeyre, secrétaire général adjoint de la CES de l’époque : « La CES pensait que la modération salariale était un moment nécessaire dans une période de chômage très important (12 à 13 % de chômage dans l’UE) […] On pensait qu’on devait faire cet effort dans l’intérêt de l’emploi. […] Puis, on s’est senti trahi et trompé par les employeurs, car la part salariale n’a cessé de régresser sans que l’embauche ne s’améliore » [9]. Il n’a en effet encore jamais été prouvé empiriquement qu’une baisse des salaires provoque une augmentation de l’emploi et un rétablissement de l’équilibre macroéconomique, ce qu’explicitait déjà Keynes dans les années 1930 [10].
C’est ainsi qu’en Belgique entre 1985 et 2004, le troisième cycle de négociations belge aboutit à la signature de 8 AIP sous le signe d’une forte modération salariale imposée par le dumping salarial sous le prétexte compétitif. Dès 1983, naît le premier encadrement légal belge relatif à la compétitivité qui aboutira en 1996 à la « loi relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité ». Cet acte législatif correspond à un tournant important dans la politique salariale belge, d’abord au plan symbolique, puis en pratique. Par là, le gouvernement va « légaliser le dumping salarial » commencé en Belgique dès 1982 avec les trois sauts d’index.
La loi de 1996 : de la liberté de négocier à l’austérité légalisée [11]
La loi, datée du 26 juillet 1996, dite « loi relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité » a pour objectif d’encadrer les négociations collectives sur les salaires en Belgique. Son objectif est « d’éviter que la compétitivité des entreprises en Belgique ne se dégrade par rapport à celle de ses pays voisins, à savoir l’Allemagne, la France et les Pays-Bas ». La procédure est la suivante : tous les deux ans, le Conseil central de l’économie (CCE) remet un rapport avant les négociations collectives qui ont lieu entre syndicats et employeurs lors des AIP. Il compare l’évolution des salaires en Belgique par rapport à ceux des trois pays voisins [12]. C’est sur cette base technique que les interlocuteurs sociaux définissent la « norme » ou « marge » salariale pour les deux années à venir. Cela implique trois conséquences importantes :
1. Cette marge fixe la hausse salariale maximale hors indexation autorisée ;
2. cette marge doit être réduite en cas d’« écart salarial » (entre la Belgique et ses voisins) important sur les deux dernières années et
3. elle doit être respectée lors de la signature de conventions de travail (CTT) au niveau interprofessionnel, sectoriel, ou d’entreprise.
Après une tradition d’autonomie de la négociation entre syndicats et patronat, cette loi semble provoquer une rupture en fixant un encadrement très dur de la négociation des salaires par l’État. Et ceci d’autant plus que, si les interlocuteurs sociaux ne parviennent pas à un accord sur l’établissement de la norme, le gouvernement a le pouvoir de décider à leur place de l’évolution des salaires dans le pays. Dans la pratique, cette loi est restée en réalité relativement théorique, du moins dans les premières années. En effet, aucun mécanisme correcteur n’est appliqué en cas d’écart salarial important (point 1 de l’encadré précédent). Et la « marge salariale » négociée au niveau interprofessionnel n’est considérée que comme indicative au niveau sectoriel et de l’entreprise (point 2 de l’encadré précédent). Dans les secteurs forts (avec un rapport de force syndical favorable et/ou en bonne santé économique), ils n’en tenaient pas compte.
Son application se renforçant au fil des ans, ce n’est qu’à partir de 2010 qu’un net glissement s’est opéré. Profitant de la crise financière, la loi et sa norme restrictive se sont imposées de manière impérative instaurant, pour la deuxième fois dans l’histoire, une longue période de quasi-stagnation salariale (2011-2016) [13]. Ainsi, pour la période 2011-2012, aucun accord n’est trouvé entre syndicats et patronat. Le gouvernement impose une norme nulle en 2011 et de 0,3 % en 2012. Pour les deux années qui suivent (2013-2014), le gouvernement d’Elio Di Rupo gèle les salaires sans concertation sous prétexte de résorber le fameux « écart salarial » cumulé depuis 1996 [14]. En 2015, les entreprises publiques rejoignent le secteur privé dans le champ de compétence de la loi de 1996. Enfin, en 2017, plus de vingt ans après sa mise en œuvre, la majorité MR/N-VA au Parlement vote le durcissement de la loi de 1996 [15]. Il s’agit de trois manipulations en particulier qui réduisent fortement les marges disponibles : la non prise en compte des réductions de cotisations patronales issues du tax shift dans le calcul du « handicap salarial » depuis 1996 ; l’intégration d’une « marge de sécurité » supplémentaire pour éviter les dérapages ; et enfin le caractère « impératif » (avec un plafond maximum) de la norme, plutôt qu’ « indicatif » (donnant une indication pour les secteurs en fonction de leur productivité).
Calendrier des AIP sur la période 2007-2018
– 2 février 2007 : signature d’un AIP pour 2007 (+5 %) -2008 (+5 %).
– 22 décembre 2008 : accord « exceptionnel » en vue des négociations au niveau des secteurs et des entreprises durant la période 2009 (+0,9 %) -2010 (+3,5 %).
– 18 janvier 2011 : projet d’AIP 2011 (+0 %) -2012 (+0,3 %) rejeté par la FGTB, la CGSLB et les centrales d’employés de la CSC.
– Janvier 2013 : les syndicats refusent de négocier un AIP qui proposait 2013 (+0 %) et 2014 (+0 %)
– Janvier 2015 : projet d’AIP 2015 (0 %) -2016 (0,8 %), rejeté par la FGTB
– 2017 : signature d’un AIP pour 2017 (+1,1 %) - 2018 (+1,1 %)
NB : ( ) % augmentation des salaires bruts (puis nets à partir de 2008) autorisée par la norme salariale.
En plus de vingt ans, l’application de la loi s’est durcie. L’évolution du rapport de forces entre les acteurs des relations professionnelles y est pour beaucoup. Depuis le début des années 1980, on constate en effet qu’une offensive patronale croissante a inversé les rôles entre les interlocuteurs sociaux. Au début de la concertation, ce sont les syndicats qui avançaient leur cahier de revendications. Entre temps, c’est le patronat qui donne le ton, dans un contexte de plus faible mobilisation ouvrière. Le gouvernement, soutenant le monde patronal, ne procède plus à l’arbitrage initialement prévu consistant à protéger la partie faible, c.-à-d. les travailleurs, que le syndicat représente. Même si le compromis de 1944 court toujours officiellement, il est en fait mort depuis les années 1980 et le rôle crucial d’une autorité publique défendant l’intérêt général a disparu. Voyons maintenant comment cette tendance néolibérale d’accompagnement patronal de l’État belge s’est encore accentuée sous la pression des acteurs de la gouvernance économique européenne. Cette tendance s’étend évidemment à toute l’Europe, à des degrés divers selon les pays.
Le salaire-prix de marché soumis à l’austérité européenne
Depuis 2010, en matière salariale, la gouvernance économique a opéré un changement de paradigme important [16]. En effet, une nouvelle « norme salariale », européenne cette fois-ci, impose un seuil maximal d’augmentation du « coût salarial unitaire ». Dans cet espace de décision toujours plus restreint, les résultats de la négociation collective sont alors contrôlés, et par là même l’autonomie de la négociation mise en cause, tout comme la place et le rôle des syndicats. La Commission européenne ne s’en cache pas indiquant qu’il faudrait « promouvoir des mesures qui se traduisent par une réduction globale du pouvoir de fixation des salaires des syndicats » (Commission européenne, 2012 : 103-104).
En effet, depuis 2011, dans la continuité de l’UEM (Union économique et monétaire), les gouvernements européens ont introduit, pour la première fois, une intervention potentielle des autorités communautaires sur le niveau national en matière de salaire.
Le « pacte pour l’euro, pour la compétitivité et la convergence », signé en mars 2011 puis le paquet « gouvernance économique » (cinq règlements et une directive), entré en vigueur le 13 décembre 2011 ont mené à comparer l’évolution du coût unitaire de la main d’œuvre (CUM) de chaque pays à celui des « autres pays de la zone euro, et aux principaux partenaires commerciaux comparables ». Tout comme la loi de 1996 en Belgique, annonciatrice sur ce point, elle implique une coordination des salaires sous le critère de la compétitivité. Ainsi, concernant les salaires, la Commission vérifie chaque année le coût unitaire de main-d’œuvre (CUM) et interpelle les pays qui dépassent le seuil autorisé [17]. La procédure peut aller jusqu’aux pénalités prévues en matière de déséquilibres macroéconomiques, le pays « fautif » devient passible de sanctions financières s’élevant à 0,1 % du PIB. Les salaires sont évalués, pays par pays, à l’aune de l’unique critère de la compétitivité, l’indicateur principal choisi, le coût unitaire de main-d’œuvre reflétant l’évolution de la compétitivité [18].
En octobre 2015, le phénomène de contrôle sur les salaires s’est encore accentué avec l’obligation de créer des « conseils nationaux de la compétitivité » dans les États de la zone euro. Composés d’experts, ces conseils devraient « contribuer au processus de fixation des salaires au niveau national en fournissant des informations pertinentes » [19], l’idée étant théoriquement de contrôler l’évolution de la compétitivité par rapport aux concurrents mondiaux, mais surtout de maintenir la possibilité d’une ingérence des États dans le processus de négociation et de fixation des salaires. Et sur ce point, la Belgique peut aussi servir de modèle avec le Conseil central de l’économie qui existe depuis bien longtemps.
Le rapport « Benchmarking Working Europe 2016 » de l’Institut syndical européen conclut ainsi qu’« au niveau institutionnel européen (…) quand il s’agit de suggestions politiques concrètes comme les recommandations par pays, la commission continue à promouvoir une stratégie de dévaluation interne [20] et des réformes néolibérales structurelles ». (…) L’intention est clairement d’augmenter le cadre d’intervention des politiques européennes au sein des systèmes « nationaux de négociation collective et industrielle afin de pousser pour des politiques de dévaluation interne » [21].
Un pouvoir contre-démocratique
Finalement, pour en revenir à l’évolution du trio des décideurs du salaire, l’histoire belge des cinquante dernières années nous a montré comment la forte offensive patronale n’a eu d’égale que la mise sous tutelle du syndicat par un État de plus en plus interventionniste et favorable aux employeurs pour défendre un objectif prioritaire : la compétitivité et l’emploi, puis l’austérité contre le salaire. À une autre échelle, le renforcement de l’intégration économique européenne impulsé au prétexte de la crise semble conduire à une uniformisation tendancielle des systèmes nationaux de négociation collective (et plus globalement de représentation) vers un système minimaliste. En Belgique tout comme dans de nombreux pays, la fameuse « crise » est mobilisée pour justifier au nom de l’urgence la destruction des procédures de négociation pratiquées depuis plusieurs décennies. Les droits sociaux sont brutalement réduits, des droits politiques sont parfois suspendus comme le droit de manifester ou de faire grève. La dictature de la concurrence n’exerce pas ses effets dans le seul droit social, mais déborde aujourd’hui sur le caractère démocratique de l’Union européenne et des États membres. Le transfert de souveraineté, consenti au nom des règles du marché, s’accompagne d’un déplacement politique dangereux pour la démocratie [22].
La « crise financière » de 2008 a permis aux États de se soustraire toujours plus au pouvoir de l’UE. Selon les mots de José Manuel Barroso, Président de la Commission européenne « ce qui se passe actuellement est une révolution silencieuse – une révolution silencieuse, à petits pas, vers une gouvernance économique plus forte. Les États membres ont accepté – et j’espère qu’ils l’ont bien compris – d’octroyer aux institutions européennes d’importants pouvoirs en matière de surveillance » [23].
Le combat contre le salaire et la négociation sous contrainte qui sont à l’œuvre s’inscrivent donc plus largement dans un changement de régime contre-démocratique profond, à l’échelle européenne.
Analyse parue dans le Gresea Echos 97, mars 2019. Pour commander ce numéro, rendez-vous ici
Pour citer cet article : Anne Dufresne, L’État contre le salaire, juillet 2019, disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/L-Etat-contre-le-salaire]