Quel est le point commun entre la vente des fleurons industriels belges aux multinationales françaises, les compromissions de Lafarge en Syrie, la production « très peu responsable » de talc en Afghanistan, l’affaire Uramin ou encore les baskets Adidas ? Albert Frère et son holding GBL. En partenariat avec l’observatoire français des multinationales (http://multinationales.org/), le Gresea vous propose de revenir en détail sur l’histoire et la stratégie de cet acteur de la finance, pivot des capitalismes belge et français.
Ce rapport a été rédigé par Henri Houben pour le Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative), en partenariat avec l’Observatoire des multinationales.
Comment gagner 5 milliards ? Albert Frère, de la sidérurgie wallonne à la guerre civile en Syrie
Albert Frère, l’homme le plus riche de Belgique, vient de décéder à l’âge de 92 ans. Celui qui était ou avait été l’un des principaux actionnaires de Total, Engie, Lafarge ou encore Pernod Ricard était également très lié au gratin du CAC40 et aux dirigeants politiques français comme Nicolas Sarkozy. Des profits engrangés sur la crise de la sidérurgie wallonne dans les années 1970 et 1980 aux compromissions de Lafarge avec Daech en Syrie, en passant par les nationalisations de 1981 ou la revente des fleurons industriels belges aux multinationales françaises, sa carrière est un condensé de l’histoire économique récente : celle d’entreprises de plus en plus assujetties aux exigences de la finance et à la voracité illimitée des actionnaires, d’États sans politique industrielle laissant le champ libre à des hommes d’affaires sans scrupules, d’un monde où les droits humains et l’environnement ne pèsent pas lourd face aux impératifs du « business ».
Olivier Petitjean, Observatoire des multinationales (France) - Pour lire l’article dans son entièreté, rendez-vous ici
ALBERT FRÈRE ET LE GROUPE BRUXELLES LAMBERT - LA VÉRITABLE HISTOIRE D’UN « CAPITAINE D’INDUSTRIE », par Henri Houben
Le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) est un holding belge, dont les origines remontent au XIXe siècle. Pendant des années, il a représenté derrière la Société Générale de Belgique (absorbée en 1988 par le groupe Suez, devenu depuis lors Engie) la forme de domination financière sur l’industrie et la banque en Belgique.
En 1982, suite à des difficultés de capitalisation de la banque liées au groupe, la Banque Bruxelles Lambert (rachetée finalement en 1998 par le groupe néerlandais ING), l’homme d’affaires carolorégien Albert Frère, avec l’aide de son homologue canadien Paul Desmarais, prend le contrôle de GBL. Grâce à cette acquisition, celui qui dispose de la plus grosse fortune belge (estimée par le magazine Forbes à 6,2 milliards de dollars en 2017 – un peu plus de 5 milliards d’euros) a pu construire un petit empire, prenant des parts dans des géants multinationaux comme Total, Suez (puis Engie), Lafarge, et se lier à l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault (un patrimoine de 72 milliards de dollars en 2018, soit environ 60 milliards d’euros). Certains l’ont qualifié de personnage le plus influent de Belgique et de France.
Depuis quelques années, avec la montée en âge d’Albert Frère (décédé à l’âge de 92 ans en 2018), le groupe s’est redéployé à une échelle inférieure, revendant ses participations dans Engie et Total et se destinant à s’intéresser à des entreprises aux potentialités de croissance jugées importantes. C’est le cas d’Imerys, firme française d’extraction et de traitement des métaux, d’Umicore (anciennement Union minière), de Pernod Ricard, d’Adidas, de SGS (auparavant Société Générale de Surveillance), société suisse de contrôle, de vérification, d’analyse et de certification, très active en France, ou de l’entreprise belge Ontex, spécialisée dans les produits d’hygiène jetables (notamment pour bébés).
La structure de GBL
Le Groupe Bruxelles Lambert est contrôlé par la famille Frère, avec l’aide du groupe canadien Desmarais. L’évolution de l’actionnariat est, sur ce plan, très stable. En revanche, aussi bien le groupe Frère que celui des Desmarais usent et abusent de sociétés intermédiaires pour assurer cette domination. Il y a bien entendu à cette structuration particulière des raisons fiscales, et d’autres liées à la volonté d’opacité.
Mais il s’agit aussi de renforcer la participation grâce à un apport permanent d’autres contributeurs. Pendant des années, la philosophie du groupe Frère était de disposer environ 50% d’une telle entreprise située entre la société faîtière et la firme à contrôler. Les autres 50% étaient fournis soit par un ou plusieurs partenaires financiers, soit par le recours au marché boursier. De cette manière, avec un minimum de capital de départ, Albert Frère pouvait avoir la mainmise sur d’importantes participations. En effet, s’il investissait dans une compagnie pour un milliard d’euros de sorte à en posséder 50%, cette dernière détenait alors un fonds de deux milliards qu’elle pouvait placer dans une autre entité fonctionnant de la même façon. Avec une telle structure, une mise initiale de un milliard d’euros pouvait facilement mobiliser un empire de 64 milliards, voire 128 milliards ou plus encore.
La structure de contrôle de GBL, comme le montre le schéma ci-contre, est le résultat de ces stratégies.
Aujourd’hui, la politique du groupe a changé. Il n’y a plus de visée de créer un empire, mais de construire une architecture capable de rapporter le plus de bénéfices possible.
C’est pourquoi, après avoir détenu des participations dans des multinationales géantes, GBL s’est progressivement transformé en un groupe investissant dans des firmes aux potentialités de profit intéressantes. D’où le retrait d’Engie et de Total. Mais aussi les nouvelles entreprises dans lesquelles GBL place ses fonds. La nouvelle philosophie, annoncée en 2012, consiste à investir dans des entreprises pour des montants situés entre 250 millions et 2 milliards d’euros, tout en conservant « une position d’actionnaire de référence dans le capital de ses sociétés » de sorte « à exercer un rôle actif dans la gouvernance, au travers de participations minoritaires ou majoritaires » (GBL, Rapport annuel 2017, p.12).
Il ne s’agit plus de détenir des participations ad vitam aeternam, mais de les acheter à un moment opportun, d’améliorer leurs performances et de les revendre ensuite, avec une sérieuse plus-value boursière. C’est pourquoi, entre 2012 et 2017, les cessions et acquisitions du holding se sont élevées à 14 milliards d’euros (GBL, Rapport annuel 2017, p.11).
Il en ressort un portefeuille qu’on a reproduit dans le tableau 1. Le but est d’assurer une rentabilité de plus en plus forte. Le tableau 2 reprend la contribution de chaque participation dans le profit du groupe GBL.
Tableau 1. Portefeuille du Groupe Bruxelles-Lambert à fin 2017 (en % et en millions d’euros)
Société | Secteur | Pays | Valeurs | En % du total | Parts dans la firme |
Imerys | Extraction et transformation de minerais | France | 3366 | 17,9 | 53,83% |
SGS | Contrôle de certification | Suisse | 2751 | 14,6 | 16,60% |
LafargeHolcim | Ciment | Suisse | 2693 | 14,3 | 9,43% |
Pernod Ricard | Boissons alcoolisées | France | 2625 | 13,9 | 7,49% |
Adidas | Chaussures de sport | Allemagne | 2623 | 13,9 | 7,50% |
Umicore | Métaux non ferreux | Belgique | 1503 | 8,0 | 17,01% |
Total | Pétrole | France | 746 | 4,0 | 0,64% |
Burberry | Industrie du textile de luxe | Grande-Bretagne | 557 | 3,0 | 6,46% |
Ontex | Produits d’hygiène | Belgique | 454 | 2,4 | 19,98% |
GEA | Équipements pour énergie et agro-alimentaire | Allemagne | 328 | 1,7 | 4,25% |
Parques Reunidos | Parcs de loisirs | Espagne | 254 | 1,3 | 21,19% |
Sienna Capital | Société d’investissement | 926 | 4,9 | ||
Total Portefeuille | 18 826 | 100,0 |
Tableau 2. Contribution de chaque participation aux dividendes récoltés par le groupe GBL en 2017 (en millions d’euros)
Société | Dividendes récoltés | En % du total |
LafargeHolcim | 107 | 23,2 |
SGS | 83 | 18,0 |
Imerys | 80 | 17,4 |
Pernod Ricard | 40 | 8,7 |
Sienna Capital | 40 | 8,7 |
Total | 36 | 7,7 |
Adidas | 27 | 5,8 |
Umicore | 26 | 5,6 |
Ontex | 9 | 2,0 |
Burberry | 9 | 1,9 |
Parques Reunidos | 3 | 0,7 |
GEA | 2 | 0,5 |
Total Portefeuille | 461 | 100,0 |
Source : GBL, Rapport annuel 2017.
Nous avons également indiqué l’évolution de la rentabilité dans le tableau 3. Nous avons repris les données des bénéfices nets du groupe GBL. Nous les avons comparées aux fonds propres, c’est-à-dire le capital investi de départ et les bénéfices accumulés mis en réserve. Cela donne le taux de profit.
Mais, avec les années de crise, on observe une progression en dents de scie. En revanche, la dernière ligne qui présente les dividendes versés aux actionnaires de GBL est en constante augmentation. Puisque les bénéfices nets sont peu stables, il est clair que les dirigeants du groupe ont prélevé sur les fonds propres pour verser les dividendes. Entre 2010 et 2015, les profits ne se montent qu’à 818 millions d’euros, alors que le holding attribue 2,6 milliards d’euros aux actionnaires. Le retrait des fonds propres durant cette période correspond à près de 4 milliards. De quoi payer ces rémunérations actionnariales.
Tableau 3. Évolution des indicateurs de rentabilité pour GBL 2006-2017 (en millions d’euros et en %)
2006 | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | |
Fonds propres | 15 682 | 18 869 | 13 418 | 14 845 | 12 347 | 9971 | 11 185 | 11 592 | 11 878 | 10 854 | 11 366 | 11 520 |
Bénéfice net | 5 044 | 2273 | -5103 | 1809 | 113 | -1957 | 1 642 | 846 | 737 | -563 | 985 | 638 |
Taux de profit (en %) | 32,2 | 12,0 | -38,0 | 12,2 | 0,9 | -19,6 | 14,7 | 7,3 | 6,2 | -5,2 | 8,7 | 5,5 |
Dividendes | 228,8 | 269,6 | 325,6 | 358,3 | 409,9 | 419,5 | 427,6 | 438,9 | 450,2 | 461,5 | 472,8 | 484,1 |
Sources : GBL, Rapport annuel, différentes années.
Le Groupe Bruxelles Lambert avant Albert Frère
Les germes de GBL remontent au XIXe siècle. Au départ, il y a deux groupes belges : celui de la famille de Launoit (pour le groupe de la Banque de Bruxelles) et celui des Lambert.
Le groupe de Launoit
À l’origine du premier, il y a la création de la Banque de Bruxelles en 1871. Cette banque reste modeste jusqu’à la Première Guerre mondiale, se limitant aux activités dites commerciales.
Dès la fin de la guerre, elle prend, avec la Banque de l’union parisienne, une influence prépondérante dans la Banque internationale à Luxembourg (BIL, créée en 1856), la principale du Grand-Duché.
Ensuite, elle commence à prendre des participations dans l’industrie et dans la colonie congolaise. Elle prend le contrôle de la Sofina, holding créé en 1898 par Emile Rathenau pour développer les activités internationales d’AEG. Après la guerre, c’est la Banque de Bruxelles qui la contrôle totalement. Mais, entre 1928 et 1930, avec la crise naissante, des difficultés surgissent. La Sofina sera restructurée et la Banque de Bruxelles cédera l’essentiel de ses parts.
En 1914, le groupe Coppée-Warocqué souscrit à une augmentation de capital de la Banque de Bruxelles, par apport de valeurs charbonnières. Jusqu’en 1946, il gère les participations houillères du groupe de la Banque.
En 1934, la scission des activités purement bancaires oblige la Banque de Bruxelles à créer un holding faîtier, Brufina (Société de Bruxelles pour la finance et l’industrie), se concentrant elle sur les opérations de prêts et de dépôts. La Brufina absorbe la Compagnie belge pour l’industrie, créée en 1928 avec le groupe Coppée, la Sofina et le groupe Solvay.
Pendant ce temps, la société sidérurgique Ougrée-Marihaye dans la région de Liège est restructurée par le baron de Launoit (il devient comte en 1929). Elle possède des participations dans d’autres affaires. Elles sont regroupées sous la direction du holding Cofinindus (Compagnie financière et industrielle) que contrôle la famille de Launoit.
Avec la crise, à partir de 1935, le groupe de la Banque de Bruxelles et Cofinindus tendent à se rapprocher, sous l’égide de la famille de Launoit. En 1937, suite à une transformation du capital, Cofinindus prend une participation décisive dans Brufina.
Le contrôle de la famille s’exerce à travers une multitude de sociétés financières écrans.
En 1955, la firme sidérurgique Ougrée-Marihaye fusionne avec Cockerill, ce qui en fait le principal producteur d’acier de la région liégeoise. Son contrôle est partagé entre la Société Générale de Belgique et le groupe Brufina-Cofinindus. Cette entreprise, dénommée Cockerill-Ougrée, est la principale participation du groupe, avec la Banque de Bruxelles. Celui-ci détient aussi des participations dans des charbonnages, mais qui s’épuisent.
Il possède une participation dans Electrobel, holding qui détient des actions d’un secteur d’électricité privé, mais encore éclaté. La famille de Launoit en est le premier actionnaire, mais aux côtés de la Société générale, de la Sofina, du groupe Empain et de Cobepa (Compagnie belge de participations Paribas), la filiale de Paribas en Belgique. La firme a été créée en 1929 sous l’égide la Banque de Bruxelles.
La Brufina contrôle aussi le groupe de presse La Meuse et détient une forte participation de la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion, qui dirige RTL (lancée en 1955), à travers notamment d’une filiale, la Minière et métallurgique de Rodange (puis d’Audiofina, qui reprend en 1972 les activités non sidérurgiques de la firme). Elle s’y trouve aux côtés du groupe Havas, des Compteurs de Montrouge, de Prouvost-Béghin et Hachette et de Paribas. Elle en est l’actionnaire principal, mais pas majoritaire.
En 1959, elle acquiert une participation de la Compagnie internationale des Wagons-Lits. Elle s’y trouve aux côtés de la Caisse des dépôts et consignations, de la Caisse nationale d’épargne de Paris et de Paribas.
Le groupe Lambert
De son côté, la famille Lambert, d’origine alsacienne, commence ses activités dans les années 1835 comme correspondant de la famille Rothschild à Anvers et à Bruxelles. Des liens familiaux se créent entre les deux clans.
En 1853, les Lambert fondent leur banque qui porte leur nom et qui est indépendante des Rothschild. C’est une société en commandite simple. Celle-ci participe assez tôt (dès1878) aux activités coloniales, notamment aux exploitations minières au Katanga et en Rhodésie. Le roi Léopold II récompense en 1897 Léon Lambert de cette participation précoce par le titre de baron. Il était également le banquier personnel du roi.
Le principal holding de la famille est la Compagnie d’outremer. Le groupe se développe surtout autour de la finance. Il prend, néanmoins, des participations dans la Sofina, Petrofina et Electrorail, le holding du groupe Empain. Après la Seconde Guerre mondiale, il devient le principal actionnaire de la Sofina. Celle-ci détient une foule de participations minoritaires dans diverses sociétés, mais surtout liées à la production d’électricité. En 1964, la famille vend ses parts dans la Sofina.
Elle prend une part dans la Compagnie auxiliaire d’électricité, qu’elle fusionne en 1966 avec la Compagnie belge pour les industries chimiques, qui appartenait au groupe Empain. La nouvelle société est appelée Compagnie Lambert pour l’industrie et la finance et devient le holding faîtier du groupe. De ce fait aussi, elle possède des parts non négligeables dans Electrogaz, Interbrabant et Intercom, ainsi que dans Electrobel, Petrofina et la Compagnie d’Anvers, qui à l’époque contrôle le premier groupe pétrolier belge.
En 1964, le groupe prend une petite part du capital dans Cofinindus. En 1969, il prend 12,5% de Brufina, puis 15,6% en 1970.
Les participations hors bancaires sont des intérêts minoritaires. La Compagnie d’outremer l’avoue explicitement : « Notre compagnie s’écarte de la notion généralement acceptée de holding, car ses participations en dehors des intérêts bancaires (…) ne sont pas des intérêts de contrôle [1]. »
La fusion
La fusion entre la Compagnie Lambert, Brufina et Cofinindus intervient en novembre 1972. La nouvelle société est appelée Groupe Bruxelles-Lambert (GBL).
La Cobepa, intéressée par les activités de la sidérurgie carolorégienne et dans l’électricité, avait porté sa participation dans Brufina à 12,5% et 25,1% dans la Cofinindus. Elle aurait pu empêcher la fusion. Mais elle décide d’un arrangement avec le nouveau groupe, en échangeant ses actions avec d’autres dans la sidérurgie et dans Electrobel.
Ce rapprochement va aussi pousser les deux banques à préparer une fusion entre 1973 et 1975. Celle-ci a lieu en juin 1975. Cela devient la Banque Bruxelles-Lambert ou BBL.
À ce moment, GBL est le deuxième groupe financier en Belgique derrière la Société générale de Belgique (SGB) et la BBL est la seconde banque privée derrière la Société générale de banque.
L’ascension d’Albert Frère
Albert Frère, né en 1926 de Madeleine Bourgeois et d’Oscar Frère, hérite d’un commerce d’articles de ferronnerie, principalement des clous, après la Seconde Guerre mondiale. Il en prend les commandes en 1948.
Il est associé très tôt à la sidérurgie carolorégienne, notamment aux Laminoirs du Ruau qu’il rachète à l’Arbed (Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange) en 1954 et qu’il redresse en moins de dix ans. Il se spécialise néanmoins dans la vente de l’acier. Il est repéré par Maurits Naessens, le patron de Paribas Belgique, qui lui propose en 1966 d’entrer dans le capital d’Hainaut-Sambre, la principale firme sidérurgique carolorégienne. Deux ans plus tard, il en devient le président. En 1972, il reprend Thy Marcinelle, avec le concours de la Cobepa.
Mais c’est dans la vente qu’il installe sa principale source de revenus. Il fonctionne à la commission, en prélevant environ 2,5% sur chaque tonne vendue. Ainsi, même si les firmes sidérurgiques périclitent ou subissent des pertes, sa société commerciale, appelée Frère-Bourgeois, continue à afficher des résultats positifs.
En 1973, il restructure ses activités en deux sociétés distinctes : les Établissements Frère-Bourgeois deviennent un holding qui gère ses participations ; la Frère-Bourgeois Commerciale continue les opérations de vente d’acier.
La crise de la sidérurgie wallonne
Dans les années 1970, c’est la crise en sidérurgie. Les firmes sont dans les pires difficultés, notamment en Wallonie. L’État belge intervient pour sauver des entreprises qui font vivre des régions entières.
Il y a d’abord le plan Claes en août 1978, qui consiste à transformer les dettes des firmes sidérurgiques vis-à-vis des pouvoirs publics en actions. De ce fait, l’État belge devient actionnaire de Cockerill à Liège à hauteur de 29% et de Hainaut-Sambre à Charleroi à 45%.
Le plan échoue, du moins il ne permet pas le redressement des entreprises. Début 1981, les patrons de deux grandes compagnies wallonnes d’acier (dont Albert Frère) proposent la fusion pour former Cockerill-Sambre. L’opération est menée et l’État belge, puis avec la régionalisation la Région wallonne, devient majoritaire quasi exclusif de la nouvelle entreprise. Mais Albert Frère en demeure le patron. Il le restera jusqu’en mars 1984, lorsque les pouvoirs publics nommeront à ce poste le français Jean Gandois.
Albert Frère dispose d’un atout considérable. Lors de la fusion, il obtient que la Frère-Bourgeois Commerciale dispose de l’exclusivité de la vente des produits de Cockerill-Sambre, continuant à générer des profits grâce à son système de commissions. Mais, comme c’est l’État qui détient désormais la firme sidérurgique, il veut récupérer ce droit. Albert Frère va faire payer très chère cette acquisition : environ 2 milliards de francs belges [2]. Dans le groupe Frère, c’est ce qu’on appelle « la dot », qui va permettre au financier carolorégien de monter d’autres opérations. C’est un procédé qu’Albert Frère utilisera fréquemment : acheter une société bon marché pour la revendre très cher, souvent au-delà de l’estimation qu’en font les experts.
Et, pendant qu’Albert Frère s’enrichit, les pouvoirs publics auront mis plus de 200 milliards de francs belges pour restructurer l’outil et surtout dégraisser le secteur. Ainsi, à Charleroi, la sidérurgie occupait 40 000 personnes en 1974. En 1996, ils ne sont plus que 4500 [3]. Albert Frère a déjà l’esprit ailleurs.
L’épisode des nationalisations françaises
En mai 1981, la gauche arrive au pouvoir aux élections françaises. Son programme comprend des nationalisations, dont celle de Paribas. C’est une catastrophe pour les patrons de la banque, notamment pour Gérard Eskénazi et Pierre Moussa, proche des socialistes.
Ils contactent Albert Frère, qui est administrateur du groupe depuis 1978, pour mener un montage financier avant que la nationalisation ne soit votée et appliquée. Le principe de la nationalisation est de transférer tous les avoirs de la banque aux pouvoirs publics, y compris ceux situés à l’étranger, à condition que ceux-ci soient contrôlés à au moins 50% par Paribas France. C’est sur ce dernier détail que les conspirateurs vont jouer. En effet, il existe deux joyaux à l’étranger : Paribas Suisse et la Cobepa en Belgique.
L’opération principale porte sur la Suisse. Ils vont réveiller une coquille vide helvétique, Pargesa Holding, et la doter de capitaux énormes (qui passent subitement de 50 000 francs suisses à 700 millions [4]), fournis à la fois par Albert Frère et Paul Desmarais, un investisseur canadien au profil assez similaire à celui du Carolorégien et à la tête de Power Corporation. Y participent également Volvo Finance et la firme américaine Becker. Ensuite, Paribas France vend une partie du capital de Paribas Suisse à Pargesa, juste assez pour passer sous la barre des 50% et donc se trouver hors des conditions de la nationalisation.
Une procédure similaire sera organisée pour la Cobepa.
Le gouvernement français proteste de cette combine. En février 1982, juste avant la nationalisation, un accord de pacification est signé entre les différentes parties. Il définit le contrôle commun de Paribas Suisse par Paribas France et Pargesa. Ce n’est qu’en mai 1984 que la banque française pourra reprendre le contrôle de sa filiale suisse. Ensuite, la privatisation du groupe en mars 1987 clôture cette passe d’armes.
La prise en mains de GBL par Albert Frère
En 1982, la BBL a besoin d’une augmentation de capital, à cause de pertes accumulées au sein de la Banque de Bruxelles et non réglées (des pertes de change). Mais ces années sont difficiles avec une montée sans précédent des taux d’intérêt.
GBL ne peut fournir ces fonds. Il est obligé d’augmenter son propre capital, avec un apport extérieur. Il cherche d’abord auprès du groupe canadien Belzberg et de Paribas. Mais la Commission bancaire veut une solution belge. GBL fait alors appel à ceux qui avaient constitué depuis 1976 une association pour gérer en commun les activités de la sidérurgie carolorégienne, Cobepa et Albert Frère.
Ceux-ci font intervenir le holding suisse Pargesa, ainsi que Cobepa, les Etablissements Frère-Bourgeois et Photo-Produits Gevaert d’André Leysen, autre associé de Paribas en Belgique. Ceux-ci deviennent majoritaires avec 33% du capital, dont voici la répartition :
Pargesa | 12,9% |
Établissements Frère-Bourgeois | 6,9% |
Cobepa | 6,8% |
Paribas Suisse | 5,0% |
Gevaert Photo-Produits | 1,7% |
En même temps, la participation du groupe dans BBL est réduite à 20%, puis à 10%.
Progressivement, Albert Frère va constituer une structure en cascade pour assurer le contrôle sur ce holding.
En 1984, GBL achète des actions de Petrofina pour monter sa participation à 6,77%, puis petit à petit à 10% et 13,6% en 1988.
En 1987, le nouveau GBL prend, avec l’UAP, le contrôle de la Royale Belge, une des plus grandes compagnies d’assurances belges. En fait, c’est une rumeur de reprise par Axa qui met le feu aux poudres.
En 1987, la BBL cède sa participation dans la BIL. C’est le Crédit communal qui reprend le contrôle de cette banque en 1991. Elle l’entraînera dans l’aventure catastrophique de Dexia.
La faillite de Drexel Burnham-Lambert
Drexel Burnham and Company est née en 1973 de la fusion entre deux anciennes sociétés financières, Drexel and Company (dont les origines remontent à 1838) et Burnham and Company (créée en 1935). En 1976, elle s’associe à William Witter, qui est le bras de GBL aux États-Unis. De ce fait, celui-ci prend 26% du capital, le reste étant partagé entre les « associés », et peut nommer six dirigeants de la firme rebaptisée Drexel Burnham Lambert.
Dès le début, Michael Milken s’occupe des obligations à haut rendement. Il en prend la direction à la fin des années 1970.
Il commence à organiser ce qu’on va appeler les « junk bonds » (obligations pourries en français). Il s’agit de financer une opération d’acquisitions de titres à l’aide d’obligations créées très rapidement. Ainsi, un raider peut acheter une firme beaucoup plus grosse en s’endettant, mais en remboursant cette dette grâce à la proie reprise. On appelle cela le leveraged buy-out (achat à effet de levier).
Grâce à ce mécanisme, la Drexel Burnham Lambert devient un acteur incontournable de Wall Street dans les années 1980. Elle soutient ainsi le rachat de MGM/UA, une société hollywoodienne, par Ted Turner, le fondateur de CNN, ou l’acquisition de RJR Nabisco, un géant du tabac et de l’agro-alimentaire, par la société d’investissements Kohlberg Kravis Roberts (KKR).
En 1986, la SEC (Securities and Exchange Commission) enquête sur Ivan Boesky, un célèbre trader à l’époque (qui inspirera à Oliver Stone le personnage de Gordon Gekko pour son film Wall Street sorti en 1987), pour délit d’initié. Il se met à table et révèle ses connexions. La SEC étend donc ses investigations. Dennis Levine et Martin Siegel, deux directeurs exécutifs de Drexel Burnham Lambert, sont immédiatement arrêtés comme complices d’Ivan Boesky. Ils plaident coupables.
Cela pousse la SEC à poursuivre en 1988 ses enquêtes sur les opérations de la firme bancaire. Ce qui amènera à la faillite en février 1990. En 1989, GBL amortit complètement l’investissement sur un exercice et se désengage complètement de la firme incriminée. Michael Milken est inculpé de 98 chefs d’inculpation de fraude en 1989. Il écope de dix ans de prison, mais n’en fera que deux.
L’accord énergétique avec Suez autour de la SGB
Le début de 1988 démarre en fanfare dans la Belgique financière. Carlo De Benedetti, célèbre condottiere financier italien, vient apporter des pralines à René Lamy, le gouverneur de la SGB, pour lui annoncer de lancer une OPA sur le groupe. Dans la nuit, le conseil de direction du holding tient une assemblée où il augmente son capital, pour empêcher le raider italien de s’accaparer facilement de sa proie.
Après des tergiversations, la Commission bancaire belge autorise cette hausse, mais surtout bloque l’opération de De Benedetti : il doit lancer une offre publique d’achat officiellement et, entre-temps, il ne peut plus acquérir de titres.
C’est le temps pour la SGB de préparer sa contre-offensive. Elle appelle au secours les grandes familles belges possédantes. Mais seuls lui répondent les Lippens, qui ont mis la main sur les assurances AG (futures bases pour construire Fortis). C’est trop peu. La SGB est obligée de chercher à l’étranger et trouve Suez, un holding français diversifié, qui vient d’être reprivatisé.
Le nouvel homme fort du groupe est Gérard Mestrallet. Il veut recentrer Suez sur un nombre très limité de secteurs. Parmi eux, l’énergie. Il y a au sein du conglomérat de la SGB deux entreprises qui l’intéressent tout particulièrement : Tractebel et sa filiale Electrabel, qui dispose d’un quasi monopole (privé) sur l’électricité en Belgique. Suez accepte donc d’être le chevalier blanc et commence à acheter toutes les actions sur le marché, avant que l’OPA de De Benedetti ne démarre.
Des actionnaires flamands avaient accumulé un paquet de 10% du capital de la SGB. Ils sont prêts à le vendre, mais à qui ? Ils le proposent au raider italien, qui ne peut pas le prendre à ce moment. Ils s’adressent alors à GBL et à Albert Frère. Celui-ci l’accepte pour le soumettre ensuite à Suez. La SGB lui en sied gré.
C’est une victoire pour le Carolorégien. Méprisé au début comme « marchand de clous », il devient enfin reconnu par l’establishment belge, dont la direction de la SGB était la quintessence.
En conséquence, en mars 1989, la SGB, dominée par Suez, et GBL parviennent à un accord dans l’énergie belge et se répartissent les rôles. Les deux groupes sont présents dans Petrofina, la plus grande multinationale belge, et Tractebel, issu de la fusion entre Electrobel (filiale de GBL) et Tractionel (filiale de la SGB) à des hauteurs assez proches.
Le pacte accorde à la SGB la primauté sur Tractebel, qui contrôle Electrabel. En échange, GBL obtient la priorité sur Petrofina, même si la SGB en reste un actionnaire important. Il a le droit de nommer le président et ce sera Albert Frère, qui avait rêvé de ce poste. À ce moment, GBL et le groupe Frère disposent de 25% du capital de la compagnie pétrolière.
Les liens avec la France et ses multinationales
L’OPA de Carlo De Benedetti sur la SGB constitue un choc pour le monde financier belge. Suez, qui reprend le holding, le dépèce progressivement, lui enlevant petit à petit toutes les filiales qui ne sont pas actives dans le gaz et l’électricité et les vendant à des groupes souvent étrangers.
Les holdings avec un contrôle industriel important qui étaient une spécialité belge disparaissent avec son plus beau fleuron. La SGB, devenue une coquille vide, est rattachée à Tractebel en 2003 et cesse d’exister en tant que telle.
Un nouveau rôle international
Cet épisode doit avoir marqué également Albert Frère, car sa stratégie change aussi dans les années 1990. Au lieu d’être roi en Belgique, il préfère de plus en plus être « primus inter pares » au niveau international, en particulier en Europe et plus précisément en France.
GBL vend petit à petit, lui aussi, ses participations à des multinationales étrangères, souvent en prenant en échange des titres du repreneur.
En 1996, il cède ses parts dans Tractebel à Suez, qui veut intégrer cette dernière dans son plan énergétique. Avec le pactole, il achète 8% de Suez et en devient le premier actionnaire avec le Crédit agricole.
En 1987, GBL et l’UAP contrôlent la Royale Belge, après une tentative de reprise d’Axa. En 1996 cependant, l’UAP, lors de sa privatisation, est reprise par Axa. Deux ans plus tard, celle-ci lance une OPE (offre publique d’échange) pour obtenir la direction intégrale de la Royale Belge. GBL lui vend ses parts dans Royale Vendôme qui assurait jusqu’alors le contrôle de cette dernière.
En 1998, les principaux actionnaires de la BBL sont vendeurs. Bien implantée en Belgique, elle est peu active dans le domaine de l’assurance. Dans l’Europe internationalisée, c’est un handicap. La société néerlandaise ING, déjà engagée dans la bancassurance, se porte acquéreuse en lançant une offre publique d’échange. Les agences BBL deviennent ING.
En 1999, la direction de Petrofina, avec l’accord de GBL, accepte l’offre publique d’achat proposée par le groupe pétrolier français Total. Un an plus tard, suite à une passe d’armes financières entre les deux compagnies, Total rachète Elf Aquitaine. Petrofina est rattachée à ce nouveau géant pétrolier, dont GBL et le groupe Frère sont devenus les premiers actionnaires.
En 1997, Audiofina, contrôlant la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT), et Bertelsmann, société mère d’Universum Film AG (UFA), regroupent leurs activités de production et de diffusion télévisées en vue de créer le plus grand groupe audiovisuel d’Europe. En 2000, la CLT-UFA fusionne avec la firme britannique Pearson TV et absorbe Audiofina pour former RTL Group. À ce moment, les actionnaires sont Bertelsmann à 37%, GBL à 30% et Pearson à 22%, le reste étant réparti dans le public. En 2001, GBL vend ses parts à Bertelsmann contre 25% du capital de ce dernier. Celui-ci rachète également les actions de Pearson et contrôle totalement RTL. Mais il demeure une propriété exclusive de la famille Mohn, à travers la Fondation Bertelsmann. En 2006, GBL vend ses titres Bertelsmann pour 4,5 milliards d’euros. Grâce à cet argent, GBL investit dans Lafarge et Pernod Ricard. Avec 21%, il est le premier actionnaire du groupe cimentier français.
GBL détenait des parts dans le groupe GIB, issu de la fusion de plusieurs sociétés de distribution (Bon Marché, Innovation, etc.), mais c’était Cobepa, l’actionnaire de référence. Dans les années 1990, les difficultés commencent réellement, avec un modèle de magasin parfois dépassé par des concurrents plus agressifs. En 1993, une vaste restructuration entraîne la perte d’un quart des effectifs. En 1997, GIB décide de s’allier à la chaîne française Promodès. Un an plus tard, celle-ci prend 27,5% du capital des grands magasins belges. Mais, en 1999, Promodès fusionne avec Carrefour et, dans la foulée, celui-ci prend l’option de reprendre complètement GIB et transforme les GB en magasins Carrefour.
Le président de GBL est fait baron par le roi Albert II de Belgique en 1994. Il est de fait alors l’autre roi de la Belgique. Il fréquente, à travers ses diverses résidences à Gerpinnes, Courchevel, Saint-Tropez ou Marrakech, le gratin politique, financier et culturel de la Belgique, mais aussi de la France.
Son influence est au sommet. En 2010, GBL détient 4% du groupe Total et en est le premier actionnaire. Il possède 5,2% de Suez, également la plus grosse part du capital. Il se trouve aussi en tête de l’actionnariat du cimentier Lafarge avec 21,1%. Il jouit de 9,9% de Pernod Ricard, second actionnaire derrière la société Paul Ricard. Il a 30,7% d’Imerys, une société française d’exploitation minière.
Les connexions françaises
Depuis le début, le Groupe Bruxelles Lambert possède des relations fortes avec la France. Les Lambert sont d’origine alsacienne. Ils forment des correspondants privilégiés des Rothschild de Paris. Des affaires se nouent entre les groupes de Launoit et Lambert avec des partenaires français.
Cette orientation méridionale est le propre également d’Albert Frère, longtemps interlocuteur fondamental pour Paribas en Belgique, notamment en matière sidérurgique. Lorsque le holding français est sous la menace des privatisations, il se tourne naturellement vers le financier carolorégien pour le sortir de ce mauvais pas. Celui-ci ne manque jamais d’ailleurs d’associer le groupe, devenu BNP Paribas, à certaines de ses activités.
Progressivement, avec la vente des joyaux industriels belges à l’étranger, notamment à des groupes français, Albert Frère s’est constitué un portefeuille de participations dans les géants industriels de l’hexagone. En même temps, il a étoffé son carnet d’adresses.
Il est ainsi devenu ami avec Bernard Arnault, l’homme le plus riche de l’hexagone et président du groupe LVMH. En 1998, ils reprennent ensemble la société Château Cheval Blanc, domaine viticole situé à Saint-Émilion en Gironde. Albert Frère était administrateur de LVMH depuis 1997. En 2017, il a abandonné ce poste pour celui de censeur. Sa fille, Ségolène Gallienne, est administratrice de Christian Dior, la société mère de LVMH. Pour sa part, Bernard Arnault est administrateur chez Frère-Bourgeois.
Albert Frère était également très lié à Nicolas Sarkozy. Celui-ci a déjeuné à plusieurs reprises à Gerpinnes, le centre névralgique du groupe. Déjà en 2001, le journal Le Monde relatait qu’il prenait régulièrement l’avis d’Albert Frère dans les matières économiques. En 2008, à peine installé à l’Élysée, il remet la grande croix de la Légion d’honneur, la plus haute récompense en France, à Albert Frère, ainsi qu’un peu plus tard à son complice canadien, Paul Desmarais.
Par ailleurs, un autre de ses holdings, la Compagnie Nationale à Portefeuille (CNP) détient toujours 1,4% de Total et 7,1% de M6, la chaîne de télévision. La plupart des participations de GBL ont des liens avec la France.
Le retrait progressif
Albert Frère vieillit. Il sait qu’il ne restera pas éternellement à la tête de ses sociétés. Il cède petit à petit le contrôle à son fils, Gérald, et à d’autres membres de sa famille. En 2015, il abandonne ses fauteuils d’administrateur de GBL et de Pargesa. Il demeure à la tête du holding familial pour surveiller, mais ne s’occupe plus des affaires quotidiennes de direction.
Dans la même perspective, GBL définit une nouvelle stratégie en 2012, délaissant les participations « permanentes » dans les grandes multinationales au profit d’entreprises en devenir ou en croissance, dans lesquelles le holding veut jouer un rôle actif, mais durant un laps de temps donné. C’est une nouvelle donne.
De sales affaires en héritage
Albert Frère a colporté une réputation sulfureuse au sein de l’establishment belge. D’où sa difficulté de s’y imposer. Ce « marchand de clous » a l’habitude de tirer parti des situations parfois difficiles de ses fournisseurs, clients ou partenaires pour en tirer le maximum de profit. C’est ce qui s’est passé dans la sidérurgie. L’opération consistant à contourner la démocratie française qui avait voté les nationalisations des grands groupes industriels et financiers est plus que douteuse. De même que la surveillance de l’actionnaire GBL sur les activités louches et illégales de la Drexel Burnham Lambert a plutôt été laxiste. Il est étonnant que le holding n’ait pas été plus inquiété dans la procédure judiciaire.
Mais ces problèmes de responsabilité du groupe dans les opérations des filiales persistent.
En 2006, la société pétrolière publique brésilienne Petrobras acquiert 50% du capital de Pasadena Refining System, une société texane dont le siège est situé à Pasadena. L’autre partie du capital est détenue par Astra Holding USA, filiale de Transcor Astra Group, elle-même contrôlée à 80 % par la CNP. Les deux firmes propriétaires concluent un accord selon lequel Astra Holding peut revendre sa part à Petrobras à un prix fixé. Ce qu’elle fait en 2008 pour un montant de 820,5 millions de dollars, soit plus du double de sa valeur de 2006. Et le montant de l’acquisition initiale de la société en 2005 ne se montait qu’à 42,5 millions de dollars [5].
Autre souci : l’accusation faite à Lafarge d’avoir continué l’activité cimentière syrienne durant la guerre, en payant environ 20.000 dollars par mois à Daesh pour laisser passer les camions de l’usine aux fournisseurs dans le pays. Dans quelle mesure, l’actionnaire principal, soit GBL, était-il au courant de cette transaction ? Pour le savoir, la police belge a mis sur écoute les dirigeants les plus importants du groupe, c’est-à-dire Gérald Frère, Gérard Lamarche, Thierry de Rudder, Victor Delloye et Albert Frère. Pour sa part, GBL se défend en affirmant qu’il ne prend pas part active au management concret. Deux de ses membres participent au conseil d’administration, Paul Desmarais junior et Gérard Lamarche. Mais ils sont là surtout pour contrôler les résultats financiers. Le holding belge prétend également avoir été l’instigateur de l’audit interne pour connaître ce qui s’est réellement passé en Syrie. L’affaire est en cours.
Pour citer cet article : Henri Houben : "Albert Frère et le Groupe Bruxelles Lambert - La véritable histoire d’un « capitaine d’industrie »", Gresea, décembre 2018, texte disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/Albert-Frere-et-le-Groupe-Bruxelles-Lambert]