La capacité budgétaire de la plupart des pays africains, l’optimisation fiscale des groupes transnationaux et le non-respect des engagements des pays riches en termes d’aide au développement ne permettent pas la réalisation des objectifs fixés en termes d’infrastructures. Pour pallier ce manque, le recours au secteur privé est appelé de ses vœux par l’ensemble des bailleurs internationaux du développement et de nouveaux instruments sont ainsi promus. Retour sur ce virage de la coopération.
Dakar city view (CC BY-NC-ND 2.0), The Spider Hill
Les besoins financiers identifiés pour mettre en œuvre les projets d’infrastructure définis au sein de l’Union africaine ne sont pour l’heure pas atteints. Les regards des gouvernements et des bailleurs multilatéraux se tournent de plus en plus vers le secteur privé. Partenariats public-privé et financements mixtes (Blending) sont mis en avant pour accroître la participation des entreprises dans les projets d’infrastructure.
Nouveaux instruments ?
La participation financière d’acteurs privés dans les infrastructures n’est pas neuve. Au cours des deux dernières décennies, les politiques de libéralisation des comptes de capitaux promues par la Banque mondiale et le FMI, la mise en place de législations propices aux investissements directs étrangers, aux investissements de portefeuille et visant à améliorer le « climat des affaires », ont largement favorisé le recours croissant au secteur privé [1], notamment sur le continent africain.
Ce phénomène s’est progressivement vu appliquer au secteur du développement, en Belgique notamment [2], mais plus largement dans tous les pays de l’OCDE. Les entreprises ont ainsi été érigées comme des acteurs à part entière du développement : tantôt comme sources de financement (dans des proportions relativement modestes), tantôt comme bénéficiaires de l’aide ou responsables de la maîtrise d’œuvre notamment dans les projets d’infrastructure.
Depuis au moins 2002 et le Sommet de Monterrey sur le financement du développement [3], l’idée prévaut que la coopération et l’aide au développement doivent être de plus en plus fournies au travers des marchés financiers et via le secteur privé. Une idée réitérée lors du sommet de Doha [4] en 2008 au cours duquel le « rôle de catalyseur » de l’Aide publique au développement pour le secteur privé avait été souligné. En 2015, à Addis-Abeba [5], lors du 3e sommet pour le financement du développement, la multiplication des partenariats public-privé et les financements mixtes étaient à nouveau à l’honneur tout comme dans les Objectifs du développement durables adoptés la même année (notamment au travers de l’ODD 17.17 qui vise les PPP [6]). L’Union européenne promeut les mêmes recettes dans son Plan d’investissement extérieur [7] présenté en 2017.
Durant les années 2000, les volumes d’aide transitant par le secteur privé se sont vus accrus, par le biais de l’IFC (International Finance Corparation) et du MIGA (Multilateral Investment Guarantee Agency), deux organes du groupe de la Banque mondiale dédiés au secteur privé, mais aussi par l’entremise des agences nationales et régionales de développement, comme Enabel (ex-CTB) en Belgique. Intéressons-nous aux modalités de ces instruments.
Partenariats public-privé
Un partenariat public-privé (PPP) est un accord contractuel entre une entreprise privée et un organisme public. Il consiste à répartir des ressources, des risques, des responsabilités et des avantages entre l’acteur public et des acteurs privés et, normalement, à réduire la contrainte budgétaire pour l’État.
Bien avant le XIXe siècle, sous l’Ancien régime, des formes de concessions, de délégations ou de péages existaient déjà. Au cours du XXe siècle, en Europe de l’Ouest, la notion de service public va prendre le pas dans plusieurs pays et les concessions à des acteurs privés vont se réduire (notamment du fait de leur incapacité à fournir les niveaux d’investissements suffisants) sans toutefois totalement disparaître, laissant place à des modèles de régies publiques et à des entreprises nationalisées [8], en particulier dans l’énergie, les télécoms, l’eau ou les infrastructures de transport.
Dans les années 1990, le modèle des PPP va renaître sous sa forme moderne : en 1992 au Royaume-Uni puis dans d’autres parties d’Europe, en Australie, au Canada, en Afrique du Sud et dans certains pays asiatiques [9]. L’Afrique subsaharienne n’est pas exempte, bien qu’elle soit la région ayant le moins employé ce mode de financement. La Banque mondiale recense plus de 460 PPP en Afrique subsaharienne depuis 25 ans : environ 10 % du total des PPP conclus dans le monde.
Entre 1990 et 2014, 5 États ont accueilli près des deux tiers des PPP africains (en valeur) : Afrique du Sud, Nigéria, Maroc, Algérie, Égypte [10]. Pour la seule Afrique subsaharienne, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Nigéria et l’Ouganda ont comptabilisé 48% des PPP [11].
Il n’existe pas de méthodologie ni de pratique universelle pour les PPP, chaque accord pouvant inclure des clauses spécifiques. Les actifs demeurent le plus souvent la propriété de l’État tandis que l’entreprise qui exploite les infrastructures perçoit généralement les recettes engendrées par celles-ci durant la période de sa concession, qui peut durer plusieurs décennies.
On peut distinguer les PPP selon le rôle joué par l’entreprise dans le partenariat (intervention dans la construction, réhabilitation des installations, maintenance, gestion…). On peut également s’intéresser au type d’investissement réalisé : investissements greenfield (construction de nouvelles installations), investissements brownfield (concernant des installations existantes, rénovées ou réhabilitées) ou contrats de gestion et de bail (location-gérance, gestion déléguée, concession).
Les contrats de gestion-concession sont les PPP les moins coûteux pour l’entreprise. De tels contrats s’observent dans divers secteurs, comme l’énergie, les ports ou les télécoms. Concrètement, la gestion d’une infrastructure passe sous la coupe d’une entreprise privée, avec ou sans injection de fonds dans les équipements concernés. Ces contrats de gestion sont souvent synonymes de privatisation d’un service anciennement géré par une entreprise ou une administration publique. Parmi les entreprises bénéficiaires de ces contrats sur le continent africain, de grands groupes multinationaux, parmi lesquels on pourra citer le groupe Bolloré, Maersk ou DP World pour la gestion de nombreux ports, Véolia, Suez ou Bouygues pour la gestion des services de distribution et/ou d’assainissement d’eau, British Airport Authority pour la gestion d’aéroports ou encore EDF, Eskom ou Lahmeyer pour les réseaux d’électricité.
Les projets « brownfield » incluent une participation financière des entreprises plus conséquente puisqu’il s’agit de réhabiliter ou de moderniser des infrastructures existantes. On a pu observer ce schéma pour des infrastructures de gestion de l’eau ou d’électricité. Les infrastructures de transports et leur rénovation (routes, ports, chemins de fer, aéroports) ont le plus bénéficié de ce type d’investissement ces dernières années en Afrique. On retrouve le même type d’acteurs privés que ceux cités précédemment, le plus souvent des sociétés transnationales.
Les investissements « greenfield » sont des projets d’infrastructures nouvelles. Sur la période 1990-2017, selon la base de données de la Banque mondiale [12], il s’agit du type de PPP ayant récolté le plus de fonds (50,9 milliards de dollars contre 13,5 milliards pour les investissements brownfield sur la période 1990-2017). Le secteur de l’énergie a attiré la majorité des nouveaux projets (plus de 60 % des fonds investis dans les PPP greenfield) avec des centrales électriques (diesel, éoliennes, centrales hydro-électriques), des pipelines de transport de gaz, des projets de géothermie… Les réseaux de téléphonie mobile et de câbles internet à haut débit ont largement profité des PPP jusqu’au milieu des années 2000.
Que ce soit pour les investissements greenfield ou brownfield, la gestion des nouvelles installations est généralement attribuée au promoteur des projets qui ne se contente pas de la seule construction/rénovation des installations. Pour les installations électriques, les réseaux de téléphonie, certains réseaux routiers ou les ports, les opérateurs se rémunèrent via les cotisations/redevances - cédées par les États et - payées par les utilisateurs du service.
Une autre forme de rémunération pour les partenaires privés des PPP est de conclure un accord d’achat avec les pouvoirs publics. C’est le cas lorsqu’un gouvernement s’engage à acheter une quantité donnée d’électricité pour une période et des prix fixés (permettant à l’entreprise de prévoir l’amortissement et les profits liés à son investissement). D’autres accords peuvent inclure des exonérations d’impôt, l’octroi de subventions ou de garanties par les États ou encore un mélange de différentes mesures. Malgré l’apport de fonds privés pour la mise en œuvre des projets d’infrastructure, les différentes modalités des PPP ne sont généralement pas budgétairement neutres pour les États.
Bien que promus de toutes parts, les PPP ne représentent qu’une faible proportion des investissements nécessaires au développement des infrastructures en Afrique. Sur les 27 années de la période 1990-2017, les PPP ont mobilisé environ 69 milliards de dollars, dont une bonne partie provient de fonds publics. Des sommes conséquentes, mais relativement modestes comparées au déficit de financement annuel dans les infrastructures dont le montant peut être évalué, dans une estimation basse, entre 10 et 30 milliards de dollars [13].
Un constat déjà émis en 2010 dans une étude de la Banque mondiale qui relevait qu’au cours des années précédant l’étude, 2,5 milliards de dollars avaient été investis annuellement dans l’eau et l’assainissement par le secteur public et les agences de développement, tandis que le secteur privé n’avait quasiment pas participé (moins de 10 millions d’euros). Un même constat avait été fait pour les infrastructures où les dépenses publiques ont avoisiné les 4,1 milliards par an tandis que le secteur privé injectait péniblement 500 millions de dollars (11 % du total) [14].
Finance mixte ou blending
Le financement mixte, encore appelé « blended finance » ou « blending » dans le jargon des institutions de financement du développement, est le dernier instrument en vogue dans le secteur. Il se donne pour but, au même titre que les PPP, de combler le déficit de financement des infrastructures en faisant appel au secteur privé. Ces dernières années, les institutions de financement du développement font référence de manière récurrente au blending.
Comme pour les PPP, il n’existe pas de définition clairement établie des financements mixtes au niveau international et les modalités peuvent varier selon les projets et bailleurs [15]. L’OCDE propose une définition assez large : « Le financement mixte (blended finance) est l’usage stratégique de fonds du développement pour la mobilisation de fonds additionnels en vue d’un développement durable dans les pays en développement », les termes « fonds additionnels » se référant en premier lieu à la finance commerciale [16].
On peut évoquer quelques critères associés aux pratiques de blending. L’objectif affiché est de mobiliser des fonds publics – notamment ceux normalement consacrés à la coopération au développement et à l’assistance technique - afin d’attirer des capitaux privés dans des projets pour lesquels des entreprises n’auraient pas forcément investi. Le blending vise donc avant tout à soutenir des projets du secteur privé. Généralement le blending associe des prêts concessionnels [17] fournis par l’aide officielle et des prêts non concessionnels d’origine publique ou privée.
Au sein de l’UE, les financements mixtes ont d’abord été portés par les pays scandinaves, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Ils se diffusent désormais à l’ensemble des pays membres. Les donneurs européens ont apporté des financements à 118 nouvelles structures de financements mixtes sur la période 2002-2014, soit plus de 10 nouveaux fonds de blending créés chaque année [18].
Concrètement, les agences de développement ou des organismes publics fournissent des capitaux directement à des fonds, à des entreprises sous forme de prise de participation [19], de prêts ou de garanties (contre les pertes, pour maintenir les taux d’intérêt…), de crédits à l’exportation, en offrant une assistance technique (pour des modalités administratives liées au projet, en finançant des études d’impact…), en prenant en charge les « premières pertes [20] » liées au projet, par l’acquisition de titres émis par des banques multilatérales de développement, en imposant des règles concernant la distribution des profits dans les fonds participants.
Outre le rôle de levier pour les financements publics, le blending doit également respecter, selon l’OCDE, deux autres critères. Le premier est celui de l’ « additionnalité » (en anglais additionnality) qui veut que les fonds publics investis dans les projets ne se substituent pas à des fonds privés ou à d’autres fonds publics. Il s’agit de s’assurer que les financements apportés ne viennent pas remplacer des financements existants ou potentiels, mais qu’ils créent une réelle plus-value. Il s’agit de l’additionnalité financière. L’autre type d’additionnalité est une additionnalité en termes de développement. Il s’agit de s’assurer que l’intervention publique et la mise à disposition de fonds issus de l’aide officielle apportent une réelle plus-value en termes de développement dans les pays concernés.
L’autre critère mis en avant est celui de la rentabilité économique et de la viabilité du projet qui doit permettre des retours sur investissements suffisants aux investisseurs impliqués. En 2013, ce sont près de 87 milliards d’euros qui avaient été distribués dans le monde afin de rentabiliser des investissements privés dans les pays en développement [21].
Il est difficile de mesurer le levier (le montant de fonds privés additionnels attirés) réel permis par le blending, tout comme il est compliqué d’estimer la quantité d’aide publique au développement utilisée dans des projets de financement mixte, notamment du fait des différentes définitions retenues par les bailleurs. Pereira évoque dans son étude [22] deux approximations des montants d’aide publique qui ont transité par des projets de blending à travers le monde. La première évalue à 12 milliards d’euros les fonds publics mis à disposition sur la période 2002-2014. La seconde table sur des décaissements de 9,4 milliards d’euros sur la période 2005-2013.
L’OCDE a également publié [23] une évaluation des montants totaux mobilisés dans des projets recourant au blending. Il s’agit ici du total (fonds publics + privés) des financements mixtes mobilisés dans le monde. Sur la période 2012-2015, 81 milliards de dollars ont été levés au travers de financements mixtes, dont 24 milliards pour le continent africain. Notons que ces financements ne concernent pas que des projets d’infrastructure. Sur les 81 milliards de dollars susmentionnés, un peu plus du tiers a concerné des infrastructures (principalement énergie, puis transport, santé, eau et communication). La plus grande part des fonds a été dirigée vers le secteur financier, les industries et les ressources naturelles. (Voir tableau 1).
Tableau 1 - Blending : montants mobilisés par secteurs
Secteurs | Md$ |
---|---|
Services banquiers et financiers | 27,1 (33%) |
Énergie | 20,0 (25%) |
Industrie | 11,5 (14%) |
Matières premières et mines | 5,2 (6%) |
Transport et stockage | 3,6 (4%) |
Agriculture | 2,5 (3%) |
Santé | 2,0 (3%) |
Eau et assainissement | 1,5 (2%) |
Communications | 1,5 (2%) |
Aide multisectorielle* | 1,2 (1%) |
Autres secteurs | 4,9 (6%) |
*Aide multisectorielle se référant principalement aux projets intégrés au développement rural et urbain |
Au niveau mondial, ce ne sont pas les pays les plus pauvres qui reçoivent le plus de fonds. En effet, 80 % des fonds injectés ont concerné des pays dont les taux de pauvreté ne dépassent pas les 20 %, contre 57 % pour l’aide publique au développement traditionnelle [24].
Comme pour les PPP, les montants engagés - bien qu’il soit difficile de les évaluer précisément - ne semblent pour l’heure pas suffisants pour combler les déficits du financement des infrastructures en Afrique.
Course aux fonds privés : à quel prix ?
Les PPP comme les pratiques de blending sont devenus les mantras des institutions de financement du développement des pays de l’OCDE. Ils intéressent également fortement le secteur privé [25]. Cela n’a pas empêché nombre d’organisations et d’associations d’en pointer les travers.
Concernant les PPP, l’un des aspects pointés est le fait que ces projets ont en fait souvent servi de prétexte à des privatisations de services publics. Avec les plans d’ajustement structurels et l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) dans les années 1990 et 2000, le recours aux PPP et les privatisations étaient même souvent des conditions pour accéder aux aides de la Banque mondiale ou du FMI.
Un autre effet néfaste des PPP est lié au risque juridique encouru par les États accueillant ces projets. En effet, étant donné la multiplication des accords de libre-échange et de protection des investissements, les entreprises réclament régulièrement des dommages et intérêts devant des cours d’arbitrage privées en cas de modification de tout ou une partie des modalités d’un PPP, y compris dans des cas où le prestataire ne semble pas remplir correctement le cahier des charges qui lui a été assigné.
Un cas d’école est celui d’une concession pour la gestion de l’eau attribuée au groupe Suez (fusionné à GDF et aujourd’hui lié au groupe Engie) par la ville de Buenos Aires en Argentine dans les années 1990. En 2006, la capitale argentine décide de se passer de la multinationale française pour remunicipaliser les services publics de l’eau, arguant un non-respect des engagements de Suez en termes d’investissement et une dégradation de la qualité des services [26]. Suez a introduit un recours auprès d’une cour d’arbitrage et, après divers rebondissements, a obtenu un dédommagement de 228 millions d’euros début 2018 [27].
La question de l’accès des usagers aux infrastructures est également source de préoccupations. Le risque avec les PPP est de voir la société promotrice du projet imposer des tarifs prohibitifs sous prétexte de sécuriser la rentabilité de son investissement. Les exemples de PPP ayant conduit à des augmentations de tarifs des services (voir encadré ci-dessous) ou ne profitant qu’à la frange de la population la plus aisée abondent. Un cas emblématique est celui d’un hôpital construit au Lesotho via un PPP [28]. L’hôpital devait remplacer un établissement public préexistant avec l’aide de l’IFC (une branche de la Banque mondiale dédiée au secteur privé). Le résultat est un dépassement des coûts annuels (deux à trois fois ceux de l’ancien hôpital). Le nouvel établissement engloutissait à lui seul 51 % du budget santé du gouvernement tout en rapportant un confortable retour sur investissement de 25 % au promoteur privé. Dans le même temps, le personnel a été limité et certaines prestations (greffe, chimiothérapie, chirurgie cardio-vasculaire ou radiothérapie) sont sorties du contrat passé avec les pouvoirs publics. Ces prestations ont donc vu leur prix fixé par l’acteur privé à des montants inabordables pour les patients. Un même constat a pu être fait pour un autre PPP concernant un hôpital au Zimbabwe [29].
PPP : le cas de l’autoroute Dakar-Diamniadio au Sénégal Il s’agit du premier PPP africain (hors Afrique du Sud) et de la première autoroute à péage en Afrique de l’Ouest. L’autoroute est en service depuis août 2013. Le projet visait à relier la capitale Dakar à la ville de Diamniadio et ainsi réduire le temps pour accéder depuis Dakar au futur aéroport Blaise Diagne (inauguré en décembre 2017) et à la ville de Thiès qui est la seconde plus grande du pays. Le PPP consiste en une concession de 25 ans attribuée à la SENAC, une filiale de la multinationale française Eiffage, un des leaders européens de la construction d’infrastructures routières et de travaux publics. La SENAC a été désignée pour la conception, la construction, le financement et la gestion de l’autoroute pour la durée de la concession. La Banque mondiale a attribué un prêt concessionnel au gouvernement sénégalais au travers de la PPIAF (Private Public Infrastrucutre Advisory Facility), un fonds destiné aux PPP d’infrastructure. Le prêt a été officiellement accordé pour organiser des consultations avec les parties prenantes, ce qui a débouché sur la publication d’une étude de faisabilité indiquant qu’un subside à l’investissement serait nécessaire pour attirer des capitaux privés afin de réaliser le projet. L’Agence française de développement et la Banque de développement africaine ont ensuite accordé un prêt concessionnel au gouvernement sénégalais pour qu’il puisse attribuer un subside à l’investissement au concessionnaire du projet, la SENAC. Un prêt non concessionnel (aux conditions du marché) a ensuite été accordé à la SENAC par une institution internationale. Le tableau suivant récapitule les différentes ressources financières déployées pour rendre le projet possible. Les organisations de développement ont fourni 176 millions de dollars, complétés par 54 millions de la part du gouvernement sénégalais. Le secteur privé a contribué à hauteur de 48 millions de dollars au financement total du projet (40 millions de ressources propres plus un emprunt de 8 millions). Les fonds empruntés auprès des bailleurs internationaux restant à la charge de l’État sénégalais.
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Des exemples qui conduisent certains auteurs à soutenir l’idée qu’« en Afrique, [les PPP] financent des hôpitaux high-techs dans quelques centres urbains où il y a suffisamment de personnes riches pour soutenir la médecine privée, mais pas les réseaux universels de santé ou pour les salaires nécessaires pour les soins des publics les plus pauvres [30] ».
Certains projets dans lesquels le secteur public a apporté son concours au privé ont conduit à des expulsions de population comme au Kenya lors de la construction d’une autoroute, ou ont servi à des opérations d’accaparement de terres indigènes au Mexique [31].
Une autre critique adressée aux PPP tient au fait que ceux-ci sont le plus souvent attribués via des procédures de marché et des contrats publics. Ces procédures sont reconnues, y compris par l’OCDE, pour être une source endémique de corruption [32], impliquant tant des membres des administrations publiques, des pouvoirs politiques que des entrepreneurs décidés à obtenir les contrats les plus juteux. Dans d’autres cas, les entreprises s’entendent entre elles pour fixer les offres et ainsi se répartir les marchés selon leurs bons vouloirs, ceci tant au Nord [33] qu’au Sud [34].
Des voix de plus en plus nombreuses considèrent les PPP comme le moyen de financement le plus onéreux pour les finances publiques [35]. Ces partenariats sont régulièrement à l’origine de surcoût pour les projets. Les entreprises candidates sont en effet tentées de sous-estimer les dépenses nécessaires aux travaux lors des appels d’offres afin de proposer le projet le moins coûteux, puis de renégocier les contrats en cours de concession [36] lorsque la rentabilité n’est pas au rendez-vous.
Dans certains cas, les aides publiques ne servent qu’à des opérations d’acquisition et ne financent aucun investissement. C’est ce qui s’est passé pour un prêt de 62 millions de dollars accordé par la SFI à Aegea Sanaemento, une entreprise privée de l’eau brésilienne qui a racheté en 2012 deux concessions précédemment privatisées. Pour l’IFC, le résultat attendu dans ce projet était de contribuer à accélérer la participation du secteur privé encore naissante dans le secteur de l’eau au Brésil [37].
Le blending, sous ses différentes formes semble aussi poser quelques problèmes similaires à ceux rencontrés pour les PPP.
Le premier risque dans le cas des projets financés par blending ou des PPP est celui de l’opportunisme des acteurs privés. Dans certains cas, l’investissement aurait pu être largement rentable sans intervention publique.
De la même manière, la plupart des fonds ou facilités d’infrastructures sont gérés par des managers privés qui se rémunèrent eux-mêmes au passage. Les coûts d’administration semblent être plus élevés dans les fonds privés que dans les institutions de développement. Seuls ¾ des montants qui passent par des fonds de blending sont réellement investis. En comparaison, les institutions de financement du développement mettent à disposition une part bien plus grande de l’aide pour des projets tangibles [38]. Il arrive même que les fonds de blending soient alimentés à 90 % par des fonds publics [39], rendant l’effet de levier quasi nul.
Une crainte avec l’immixtion croissante du secteur privé dans le développement est de voir l’aide liée s’accroître. On parle d’aide liée [40] quand un gouvernement choisit sciemment d’attribuer un montant donné d’aide à une entreprise nationale pour accomplir un projet de développement. Dans ce cas, on peut s’interroger sur la nature de l’aide et se demander s’il ne s’agit pas plutôt de subvention à l’exportation, ce qui diffère grandement de l’objectif de solidarité internationale.
Un autre risque avec les pratiques de blending et le transfert de l’aide au développement via des fonds d’investissement ou autres facilités, est de voir de plus en plus les décisions prises par des acteurs extérieurs, hors des pays, mais également de perdre en transparence, les acteurs privés n’hésitant pas à invoquer le secret des affaires lorsqu’il s’agit de détailler les modalités des projets.
Le transfert d’une partie croissante de l’aide vers le secteur privé, ou l’utilisation de celle-ci pour ne financer que des projets rentables pour les entreprises pourrait avoir des effets négatifs pour certains investissements. En effet, certaines infrastructures ne sont pas de nature à produire des bénéfices : les crèches, les services judiciaires, le financement de la société civile, les équipements pour les personnes handicapées, les services de santé… Ces services relèvent du service public, de l’intérêt général et/ou sont nécessaires pour un accès équitable aux services de base à l’ensemble de la population, y compris les franges défavorisées. Comment ces services seront-ils financés dans un contexte où toute dépense publique doit d’abord s’affranchir d’une norme de rentabilité ? La réponse est simple, ils seront soit privatisés et accessibles à des coûts bien supérieurs, soit tout bonnement supprimés, ce qui semble aller à l’encontre des notions de continuité du service public ou de la simple égalité d’accès aux services de base dans toute démocratie qui se respecte.
Les financements mixtes ne font pour l’instant l’objet que de peu de suivi et les études démontrant leur efficacité supérieure ne sont pas légion. De l’aveu même de l’OCDE, aucun indicateur de la performance des financements mixtes n’existe à l’heure actuelle, si bien que l’évaluation des flux financiers, la performance commerciale et les bénéfices en termes de développement devraient être une priorité [41]. Cela revient à dire que des milliards d’euros d’argent public transitent actuellement par les caisses d’acteurs privés sans réel contrôle de l’efficacité de leurs dépenses. Des faveurs dont ne bénéficient pas les services publics ou le monde associatif à l’heure de l’efficacité du développement et de la dépense publique.
Quels financements pour quel développement ?
Les nouveaux instruments de financement du développement ont fait leur apparition dès les années 1990 pour les PPP et au cours des années 2000 pour les financements mixtes.
L’argent public doit dès lors servir de catalyseur des fonds privés et de moins en moins à financer directement des projets portés dans les pays récipiendaires de l’aide au développement.
Derrière les nombreux PPP, qui ne sont bien souvent que des privatisations ne disant pas leur nom, l’idée non démontrée est que le secteur privé est nécessairement plus efficace et que l’intervention publique devrait être constamment évaluée à l’aune de la rentabilité financière. Or, certains services (crèches, justice, santé, éducation…) n’ont pas vocation à générer des profits, mais bien à rendre des services publics et d’intérêt général. La croissance n’est pas le développement.
Pour l’heure, des dizaines de milliards d’euros sont utilisés à la réduction des risques ou à la rentabilisation des investissements privés dans les pays du sud, et les politiques actuellement menées semblent vouloir encourager ce phénomène pour les années qui viennent. Une bien curieuse vision du développement et de la solidarité internationale.
Cet article est extrait du Gresea Echos 94 "Infrastructures en Afrique : Chronique d’un mal investissement", avril, mai, juin 2018.
Pour citer cet article :
Romain Gelin, "« Blending », « PPP » : le secteur privé comme acteur du développement ?" novembre 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/Blending-PPP-le-secteur-prive-comme-acteur-du-developpement]