Un train minéralier vient de passer du Congo vers l’Angola, le premier transport de cette nature à traverser la frontière entre les deux pays depuis 34 ans. Les hommes du rail congolais ont consenti un effort immense pour que l’opération réussisse. Cela se voyait bien sur place. Les politiciens le clament haut et fort : le train est revenu pour de bon. Mais les travailleurs du rail s’inquiètent pour leur outil. « Nos rails sont trop fragiles pour tous ces trains. ».

La veille du meeting, un petit porteur atterrit sur la piste à proximité de Dilolo. L’appareil a été loué par une firme belge qui s’occupe de la paperasse et du transport pour des clients commerciaux au Congo. Elle a entendu dire que Dilolo se réveillait. Elle veut donc venir le constater sur place et elle a aussi invité quelques clients. L’armateur NileDutch a accepté l’invitation. Un représentant de la communauté commerçante chinoise est également de la partie.

La ligne de chemin de fer légendaire de Benguela courait de la province du Katanga, au sud du Congo, vers l’Angola voisin et l’océan Atlantique.

De nos jours, Dilolo n’est plus qu’un point sur la carte. Mais cette petite ville frontalière congolaise était florissante quand les temps étaient moins troublés. Dilolo est la première gare en territoire congolais sur la légendaire ligne de Benguela. Cette ligne de plus de 2000 kilomètres courait de l’océan Atlantique et l’Angola voisin à la province du Katanga, au sud du Congo.

À la grande époque, il passait ici chaque jour dix à douze trains de marchandise chargés de minerais extraits des mines du Katanga. Les minerais étaient transportés jusqu’au port angolais de Lobito et, de là, partaient par bateau vers les usines métallurgiques belges. Mais les transports par train se sont arrêtés quand la guerre civile a éclaté en Angola. Au Congo, le maréchal Mobutu était au pouvoir. Sa clique a saigné le pays. L’entreprise minière congolaise, la Gécamines, et les services publics ont dépéri, et la ligne de chemin de fer vers l’Angola en a fait autant.

Les entreprises minières du Katanga ont trouvé un moyen de sortir par le sud. Elles ont choisi d’exporter leurs minerais par la route vers des ports de l’océan Indien, Dar Es Salam ou Durban. Mais, en Angola, la ligne est maintenant restaurée. Et la question est de savoir s’il en sera bientôt de même sur le trajet congolais.

Juste après la frontière, à Luau, la dernière ville sur le trajet angolais, des trains de passagers et de marchandises arrivent à nouveau deux fois par semaine. Les entrepreneurs (et les contrebandiers) congolais sont de bons clients à Luau. Ils traversent le poste frontière depuis Dilolo et achètent le carburant amené par train. Ce carburant disparaît par tous les moyens de transport possibles dans l’arrière-pays congolais.

Le trafic fait revivre Dilolo. La vente de terrains s’emballe. Les spéculateurs escomptent que Dilolo sera l’un des postes-frontières les plus fréquentés du Congo d’ici quelques années. Mais pour cela, il faut aussi que Dilolo soit de nouveau facilement accessible, par la route et par le train. Ces dossiers étaient bloqués depuis des années. Ils commencent à bouger maintenant.

Trafigura prête à sauter sur l’occasion

Le 22 janvier, les Belges et leurs clients ont annoncé leur arrivée aux autorités de Dilolo. Deux jours plus tard, ils arrivent pour une visite qui devrait durer tout au plus deux heures. Mais à Dilolo, ils tombent sur des dizaines de messieurs en costume. Il s’avère que ce sont des grands pontes de la Société Nationale des Chemins de fer du Congo (SNCC, la compagnie ferroviaire publique active au Katanga-Kasaï) et de la compagnie minière Kisenge Manganèse (EMK-Mn, propriété de l’État) ainsi que d’administrateurs de la province du Lualaba.

Si quelqu’un prétend que les deux groupes se rencontrent ici par pur hasard, il y a lieu de se méfier.

Si quelqu’un prétend que les deux groupes se rencontrent ici par pur hasard, il y a lieu de se méfier. Les Belges savaient probablement que quelque chose était imminent à Dilolo – les nouvelles de ce genre circulent vite par whatsApp – raison pour laquelle ils faisaient ce bref aller-retour.

Un homme en particulier, qui avait aussi voyagé avec les Belges, doit avoir été extrêmement intéressé. Il s’appelle Harry Stewart et travaille pour Trafigura, une société connue dans le trading de matières premières. Trafigura a déployé ces dernières années un réseau de stations-service de la marque Pumangol en Angola.

Mais Trafigura lorgnait aussi sur le train. Il n’y a pas tellement longtemps, Trafigura a essayé de décrocher un contrat du gouvernement angolais. Trafigura aurait alors obtenu la gestion de la ligne de chemin de fer de Benguela qui venait d’être remise en service jusqu’à la frontière congolaise. Mais le gouvernement angolais était conscient du risque : Trafigura aurait monopolisé l’importation et l’exportation par le rail et serait simplement devenue trop puissante. Les négociations ont capoté en 2015.

Trafigura a traversé une période d’infortune mais n’est pas partie. Le groupe est en permanence à la recherche de bons deals. Pendant qu’Harry Stewart était à Dilolo, la branche angolaise de Trafigura s’affairait à renouveler un contrat avec la compagnie publique Sonangol. Ce genre d’entreprise vit d’intelligence économique. Il est sûr et certain que Steward tendait l’oreille à Dilolo.

Un timing serré

En effet, le lendemain, une réunion cruciale avait lieu, non pas à Dilolo, mais juste de l’autre côté de la frontière, dans la ville angolaise de Luau. Le matin, la délégation congolaise au grand complet s’y rend. Elle est invitée par le Caminho de Ferro de Benguela (CFB), propriétaire de la ligne de chemin de fer de Benguela en territoire angolais. À la fin de la réunion, les quatre parties signent un Acte. Il s’agit du CFB, de la SNCC, de Kisenge Manganèse et d’un "acheteur". Ce dernier signe "Shaze Tareli". D’après les premières rumeurs, il est Turc ou Tanzanien.

Un peu plus tard, il s’avère que derrière "Shaze Tareli" se cache un trader israélien.

Un peu plus tard, il s’avère que derrière "Shaze Tareli" se cache un trader israélien. Les quatre règlent les modalités du transport d’une cargaison de minerai de manganèse depuis la petite ville congolaise de Kisenge jusqu’à Lobito, au bord de l’océan. L’acheteur veillera à ce que 50 conteneurs soient disponibles. Le CFB mettra 25 wagons à disposition pour transporter les conteneurs. La SNCC garantit que le train de conteneurs puisse rouler en toute sécurité au Congo et Kisenge Manganèse doit faire fonctionner l’électricité au départ de sa mine. C’est ainsi que démarre l’Opération Kisenge, une véritable primeur car il y a plus de 30 ans qu’un train minéralier n’a plus roulé entre le Congo et l’Angola.

Le planning figure en Annexe 1 au contrat. Le timing est serré. Les 50 conteneurs devraient déjà être remplis de manganèse les 9 et 10 février à Kisenge. Une semaine plus tard, le train de conteneurs devrait revenir en Angola. Mais l’Opération prend du retard dès les premiers jours. Le train de conteneurs vides arrive à la gare de Luau le vendredi 9 février.

Une locomotive congolaise y va chercher le même soir les wagons porte-conteneurs. Des cadres de la SNCC attendent le train de marchandises à Dilolo. Parmi eux, Pierre Kiwele, directeur commercial, et Bertin Mukanya, responsable de l’entretien des voies. Ils coordonnent le transport depuis un train de travaux dans la gare, dans lequel ils logent également. Tout le monde est bien conscient de l’importance de cette opération. Si elle réussit, d’autres pourront suivre.

Les jours suivants, tous les hommes du chemin de fer se donnent à fond. Cela ne va pas de soi. Beaucoup de cheminots n’ont été payés que six mois sur douze en 2017. Il y a des années que cela dure. La compagnie ferroviaire ne réalise pratiquement pas de chiffre d’affaires, l’État a coupé ses subventions, il n’y a pas d’argent pour les rails, le matériel roulant, les bâtiments, sans parler des salaires. Et pourtant chacun fait des efforts. L’Opération Kisenge est complexe, mais elle doit réussir.

Cela tourne autour du manganèse

Il y a déjà plus longtemps que les directions du CFB et de la SNCC discutaient de la manière de renouveler la coopération. Elles avaient conclu une convention à ce propos en novembre 2017. Cette dernière s’inscrit dans la réalisation du ’corridor de Lobito’, un plan qui vise à relier les modes de transport de l’Angola à ceux du Congo et de la Zambie, deux pays enclavés dans le continent africain. La ligne de Benguela entre le Congo et l’Angola doit constituer l’épine dorsale du corridor de Lobito. Mais des routes, des ports et des aéroports en font également partie.

L’accélération de la fin 2017 tient à la nature de la marchandise, le manganèse de Kisenge. Le manganèse sert surtout à augmenter la résistance des alliages d’acier. Or, en 2017, le marché est à court. En Chine, le plus gros consommateur, la production de manganèse était en recul et il n’y avait pas beaucoup de manganèse en stock alors que la demande des aciéries était soutenue. Cette tension a fait doubler le prix du manganèse au cours de l’année. L’affaire devenait donc plus que lucrative et partout des traders étaient à la recherche de manganèse.

Au Congo, leur regard a été attiré par la mine de Kisenge. Il ne pouvait pas en être autrement. À l’époque coloniale, le Congo était, avec Kisenge, dans le groupe de tête des producteurs de manganèse. Longtemps après, Kisenge a continué à produire chaque année 300.000 tonnes de minerai de manganèse. Mais la mine est tombée à l’arrêt au début des années 90. Il n’y avait plus d’argent pour l’entretenir, une conséquence de la décadence généralisée sous la dictature de Mobutu.

Un gros stock de manganèse - « 400.000 tonnes » – attend à Kisenge que quelqu’un en fasse quelque chose.

Et même si la mine avait continué à tourner, le minerai ne pouvait plus en partir. Car la ligne de Benguela qui reliait la mine au monde extérieur était à l’abandon à cause de la guerre civile en Angola. Cela fait donc plus d’un quart de siècle qu’un gros stock de manganèse - "400.000 tonnes" – attend à Kisenge que quelqu’un en fasse quelque chose.

Le propriétaire de la mine, l’Entreprise Minière de Kisenge Manganèse (EMK-Mn), mène une vie bizarre. L’entreprise n’a pas de recettes et ne paie pas de salaires mais elle garde quelque 400 travailleurs à son service, sans les payer. Ils ont plus de 100 mois de salaire de retard, mais ils continuent à faire des bricoles.

Le directeur général les a encore convoqués tous en janvier dernier. Il leur a annoncé qu’un client avait acheté 100.000 tonnes de manganèse et a dit que le personnel devait maintenant prendre ses responsabilités. Les travailleurs de EMK-Mn se sont mis immédiatement au travail. Ils ont nettoyé les accotements le long de la voie depuis la gare ferroviaire de Kisenge jusqu’à la mine et ont arraché les mauvaises herbes.

Pas une semaine sans déraillements

La SNCC survit depuis cinq ans grâce à un don de la Banque mondiale. Elle fonctionne principalement depuis la grande agglomération de Lubumbashi. Ces derniers temps, elle envoie à nouveau des trains de la grande ville minière de Kolwezi à Dilolo. Ils permettent de respirer à une région qui n’était plus accessible que par la route.

La circulation des trains est irrégulière mais cette modeste routine nécessite quand même une concentration constante. C’est dû à l’état de l’infrastructure. On compte plusieurs déraillements de train par semaine sur les 3600 kilomètres du réseau de la SNCC. C’est dans ce contexte que s’ajoute maintenant l’Opération Kisenge.

Dès le départ du train porte-conteneurs à Lobito, les cheminots de la SNCC résolvent un problème après l’autre. Par exemple, Shaze Tareli fait acheminer de Lubumbashi une grue télescopique pour décharger et charger les conteneurs à Kisenge. La grue est transportée par train.

Mais la locomotive quitte les rails près de la gare de Kiala. Des inconnus ont trafiqué les aiguillages. L’incident provoque plusieurs jours de retard. Ce n’est que le mardi 13 février que le train traverse avec la grue la gare de Mutshatsha. Une fois encore, des cadres supérieurs de la SNCC accompagnent le convoi.

Les aiguillages sont bloqués par la rouille, on vole la caténaire, les traverses métalliques (certaines datent encore de 1929) ne sont pas remplacées.

Le grand souci est l’équipement de la voie. Sur certains tronçons, il y a encore des traverses en bois vermoulues sous les rails et même une petite motrice diesel ne peut pas y rouler à plus de 25 kilomètres-heure. À d’autres endroits, des creuseurs artisanaux ont endommagé le talus. Les aiguillages sont bloqués par la rouille, on vole la caténaire, les traverses métalliques (certaines datent encore de 1929) ne sont pas remplacées.

Pour l’Opération Kisenge, seul le tronçon de quelque 140 kilomètres qui sépare la petite ville minière et Dilolo est sur le qui-vive. La SNCC y fait travailler des cantonniers mais aussi des femmes sous contrat journalier. Ils dégagent les rails, sans quoi les roues des locomotives patinent.

Les rails sont fragiles. Sur les derniers kilomètres avant l’Angola, les profilés pèsent à peine 29 kilos par mètre voire même la moitié du poids des nouveaux rails posés au-delà de la frontière, en Angola. Pour ne pas endommager la voie, la SNCC limite le tonnage du train. Les locomotives ne peuvent pas tracter plus de 960 tonnes, alors qu’elles devraient en tirer 1200. De ce fait, les conteneurs ne sont pas remplis jusqu’au plafond à Kisenge. Quand le premier train minéralier en partira, il transportera 1000 tonnes de manganèse. Shaze Tareli devra donc affréter plusieurs transports pour faire sortir sa commande de Kisenge.

Entre-temps, d’autres traders sont déjà en pourparlers avec Kisenge Manganèse en vue d’acheter du minerai. Une firme belge qui a un bureau au Kenya dit vouloir en acheter 117.000 tonnes. Elle aussi est très intéressée par la logistique : une telle charge peut-elle être acheminée à Lobito par train dans un délai et à un coût raisonnable ? Et sans que des transports fréquents démolissent la voie ?

Le lundi 5 mars, des excellences angolaises et congolaises affluent sur le quai de la gare de Luau. Ils assistent à l’arrivée du « premier train minéralier depuis 34 ans ». On trouve notamment parmi les personnes présentes, le ministre congolais des Mines, Martin Kabwelulu.

Le signal est évident : sans minerais, la ligne internationale ne pourra pas revivre. Ce même jour, Néhémie Mwilanya, directeur de cabinet du président Kabila, fait une déclaration dangereuse. Ce trafic ne va plus s’arrêter, dit-il, les problèmes qu’a connus la SNCC font partie du passé. Que cet homme descende un peu auprès des cheminots qui ont permis la réussite de l’Opération Kisenge. Il tombera alors de son nuage rose.

Ce reportage a été rédigé avec le soutien du Journalismfund et de l’asbl Gresea et fait partie d’une collaboration avec le journaliste John Grobler.

 


Ce reportage a paru dans Mo Magazine

Pour citer cet article :

Raf Custers, "Après l’opération Kisenge ? Temporiser" Gresea, avril 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/Apres-l-Operation-Kisenge-Temporiser]



Article traduit du néerlandais par Geneviève Prumont.

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