Dans le manuel de vocabulaire patronal, on confond classiquement les diverses formes de productivité : du travail, du capital et du travail-capital combiné. Pas innocent...

Le discours sur la productivité est, on s’en doute, un discours biaisé.

D’abord, on l’a vu, parce qu’il sert d’argument pour s’attaquer aux coûts salariaux (jugés trop élevés) ou au droit social (jugé trop "rigide") des travailleurs. Il est remarquable, dans ce contexte, que cet argument s’appuie sur une productivité mesurée sur le critère qui est le plus défavorable aux travailleurs, c’est-à-dire l’output par travailleur. Comme nous l’avons constaté dans la fiche précédente, l’output par travailleur, même égayé par des chiffres racoleurs, ne peut être manié qu’avec circonspection.

On ne s’étonnera pas de voir que c’est le critère le plus défavorable aux travailleurs qui a la préférence de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE -parfois appelée le "club des pays riches") ou de la Banque centrale européenne.

Rappelons en passant que ces deux institutions, n’ont en réalité aucune légitimité démocratique mais n’en remplissent pas moins une fonction de rouleau compresseur pour les tenants de l’idéologie économique libérale, laquelle, nota bene, n’a pas été d’application à l’origine aux Etats-Unis, mais bien dans d’anciennes dictatures sud-américaines, dont le meilleur exemple demeure à ce jour le Chili de Pinochet, qui a été le champ d’actions de toute une série d’expérimentations diverses en matière d’orthodoxie néolibérale dont les principales victimes furent bien entendu les classes les plus pauvres de la société chilienne. A ce sujet, John Kay, le chroniqueur du Financial Times, relève de façon iconoclaste le fait que, "les pays qui prônent le plus des prescriptions d’individualisme sans restrictions avec un gouvernement minimum appartiennent aux pays les plus pauvres de la planète. »...

Mais revenons à l’Organisation de coopération et de développement économiques et à la Banque centrale européenne. Elles avancent deux arguments massues. Primo, le marché du travail serait trop rigide. Secundo, la productivité européenne serait trop faible.

Concernant la rigidité du marché du travail, il s’agit d’une vieille rengaine classique, toujours avancée avec le dessein plus ou moins caché de détricoter la législation traditionnelle (fruit des luttes syndicales) sur le travail telle qu’elle se pratique (encore) dans nos contrées. Concernant le deuxième argument, la question qu’on est en droit de se poser est celle-ci : de quelle productivité est-il question ? Celle qui mesure l’output par travailleur, naturellement.

Cette manière de voir est doublement biaisée.

Primo, parce que la productivité est le plus souvent, on l’a vu, mesurée sur la base d’un critère qui en fausse le contenu réel (output par travailleur). Et, secundo, parce qu’on passe sous silence qu’il n’est question, ici, que de la productivité du travail. Dans les publications économiques sérieuses, on ne fait jamais ce genre d’amalgame. On précise toujours soigneusement de quelle productivité il est question. Et, s’il s’agit de la productivité du travail, ce sera toujours spécifié, en toutes lettres.

→ Lorsqu’on voit ou entend un discours où apparaît, de manière générale et non autrement qualifiée, le terme "productivité", il faut toujours se méfier.
On se trouve selon toute vraisemblance devant un discours idéologique et, donc, dénué de tout fondement scientifique. (C’est naturellement d’autant plus "traître" que le mot productivité est comme enrobé d’une aura scientifique.)

L’erreur, pourtant, est courante, même du côté syndical. Voici peu, dans un article [1] de la CSC appelant à la résistance devant les chantages à la délocalisation du patronat, objectif en soi louable, il était rappelé, à l’intention des travailleurs belges, que leurs entreprises bénéficient d’un "indice de productivité" supérieur à celui des pays de l’Est et que ceux-ci, dès lors, "ne sont donc pas nécessairement plus compétitifs (sic)".

Ce n’est pas faux. Ce n’est pas exact, non plus. L’indice de productivité, qui mesure le rapport entre coût salarial et productivité par travailleur, donne une image incomplète de la productivité d’une entreprise. Il ne prend en compte que la productivité du travail. Or, comme chacun sait, une entreprise est composée grosso modo de deux choses : du travail et du capital.

Il existe et on veillera donc à distinguer

  • une productivité du travail
  • une productivité du capital
  • et, combinant les deux, une productivité des facteurs de production.

Mais dans le discours patronal, le terme renvoie et se réduit en général à la première forme de productivité, c’est-à-dire la productivité du travail.

Et c’est logique : au-delà du fait que la productivité (du travail) s’inscrit classiquement chez les patrons dans un discours de réduction des coûts (du travail), on n’aime guère discuter, de ce côté, de la productivité des investissements, ni d’en remettre en question le bien-fondé.

Cette distinction, comme nous allons le voir, est particulièrement instructive dans ce cas de figures, notamment parce qu’elle peut réserver des surprises.

Passées au crible de la productivité sur la période 1960-1973, les sept plus grandes économies du monde ont affiché les résultats suivants [2] :

Durant ces treize années, la productivité du travail a augmenté, chaque année, de 4,5%. Un beau résultat.

Lorsqu’on examine, cependant, la croissance de la productivité de tous les facteurs (c’est-à-dire l’output par unité de travail et de capital combinés), on s’aperçoit qu’elle s’est en réalité ralentie en moyenne de 33%, et que la croissance annuelle n’était que de 0,8%. Dit autrement, la très faible productivité du capital a tiré la très haute productivité du travail vers le bas. Et pas un peu. On a en effet ici une équation très simple. Si la croissance annuelle de la productivité du travail était de +4,5% et celle du travail et du capital combinés de +0,8%, cela signifie qu’on se trouve en présence d’une croissance négative de la productivité du capital de –3,7%...

Et voilà bien une des raisons pour laquelle les milieux de l’orthodoxie du "laisser-faire", quand ils sortent des chiffres, évitent souvent de présenter tous les chiffres. C’est pratique, c’est commode, et ça leur permet finalement de brandir, quand ils le souhaitent, l’éternelle vraie fausse solution de compression des masses salariales. Or, comme on le voit, cette volonté de changer les résultats d’une équation simple, en n’en modifiant qu’une seule des données qui la composent n’est en définitive pas correcte.

(Chez les économistes, on parle parfois du "paradoxe de la productivité" pour décrire le décalage entre travail et capital. C’est en effet durant cette période, 1960-1973, que les ordinateurs ont commencé à se répandre de manière exponentielle dans l’appareil de production. Mais, donc, de manière fort "improductive". Citons le bon mot du Prix Nobel d’économie Robert Solow : "On voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité." )

→ Pour juger scientifiquement de la productivité d’une entreprise, il faut s’interroger non seulement sur la productivité des travailleurs, mais aussi sur celle du capital. A-t-il été investi (achats de moyens de production) judicieusement, ces équipements et machines sont-ils réellement productifs ?

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Troisième fiche : la productivité (du travail)", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1695



Notes

[1L’info (CSC), n° 19, 13 mai 2005.

[2"Economics – Making Sense of the Modern Economy", The Economist, 1999, page 61.