Jeudi 29 janvier 2009, grève générale en France à l’appel du front commun syndical. En toile de fond, dans un climat de crise (des rouages financiers, des valeurs, des idées de gauche), la réunion des élites économiques à Davos et celle des altermondialistes à Belém. Peu auparavant : 6 octobre 2008, en Belgique, la grève générale FGTB-CSC d’avertissement pour la défense du pouvoir d’achat. Avec, le lendemain, 7 octobre 2008, le lancement par une coalition syndicats-ONG d’une campagne nationale contre la mise en concurrence mondiale des travailleurs sous la bannière du "travail décent". La juxtaposition des ces faits ne doit rien au hasard, ils s’abreuvent à même source.
Ce jeudi 29 janvier 2009, réunis dans un front unitaire inhabituel, les huit syndicats français appellent les travailleurs français à une grève générale d’une journée. Pour dire quoi ? Entre autres ceci que la crise ne doit pas rimer avec recul social mais conduire à des politiques de protection de l’emploi, de revalorisation des revenus et de réduction des inégalités. Le message est assez inattendu pour qu’on s’y attarde. Ici, en Belgique, les faiseurs d’opinions se sont entendus pour répéter que ce n’est vraiment pas le moment. Pas de demande de hausses de salaire, s’il vous plait. La crise enfonce le clou. Marge salariale : zéro. La part qui revient au travail dans le PIB a beau être en recul depuis des années, c’est donc "business as usual", continuons comme cela. Tout le monde n’est pas de cet avis. Ni les syndicats, ni les ONG qui ont entamé une campagne sous la bannière du "travail décent", ni la "communauté internationale" qui voit avec crainte l’opinion mondiale rejeter la mondialisation. Il y a là comme un fil conducteur.
L’idée d’universaliser le "travail décent" fait suite aux conclusions de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation mise en place par l’Organisation internationale du Travail (OIT), conclusions que l’Assemblée générale des Nations unies fera siennes lors de sa 60e session, en 2005.
Si l’on veut enrayer le mouvement populaire de rejet de la mondialisation, affirme en substance le raisonnement [1], il importe que toutes les nations mettent en œuvre des politiques visant au travail décent et au "plein emploi productif". On n’avait plus entendu cela depuis longtemps.
En Belgique, la revendication du travail décent sera popularisée par le slogan "Les travailleurs ne sont pas des outils", création de l’agence publicitaire bruxelloise VVL BBDO qui voyait là une manière [2] de mettre au goût du jour le célèbre appel de la première association internationale des travailleurs (1864) invitant à l’union "des prolétaires du monde entier" et qui fait d’évidence écho à la non moins célèbre position de principe de l’OIT consacrée en 1944 dans sa Déclaration dite de Philadelphie : "Le travail n’est pas une marchandise".
Le problème, naturellement c’est que c’en est une, justement. Le "marché de l’emploi" est là pour ramener sur terre les doux rêveurs.
Travail décent Généalogie d’un concept Lancée publiquement le 7 octobre 2008 pour se développer durant deux années, la campagne internationale "travail décent" associe en Belgique une large coalition d’acteurs sociaux chapeautée par les deux coupoles d’ONG fédérales (le Centre National de Coopération au Développement/CNCD et son homologue flamand 11.11.11) dont font notamment partie les syndicats et, naturellement, le Gresea (site : http://www.travaildecent.be ). Ce qui justifie cette action pour des salaires corrects partout, comme indique la FGTB est une situation bien connue de tous : "Les firmes transnationales se livrent à une course à la compétitivité dans laquelle les travailleurs sont devenus des ressources potentielles en vue de créer un maximum de profits à court terme." [Echo-FGTB, septembre 2008]. D’où action sur quatre axes : exigence d’un revenu qui permet de satisfaire les besoins essentiels, respect des libertés syndicales, défense des systèmes de protection sociale et promotion du dialogue social. Avec un accent particulier sur la régulation des acteurs privés, les fameuses firmes transnationales. Ce n’est pas tombé du ciel. En instituant en 2002 la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, l’Organisation internationale du travail (OIT) notait avec inquiétude que les "effets inégaux sur les gens de la mondialisation, qui en exclut beaucoup de ses bienfaits, suscitent un malaise persistant dans le public qui n’en voit pas correctement les potentialités positives." [ILO Forum on Decent Work for a fair globalization - Issues papers - Lisbon, 2007 – source également des citations suivantes]. Comment sortir de cette impasse et quel lien avec le travail décent ? Le voici : faisant rapport en 2004, la dite Commission insistera sur le fait qu’une "mondialisation équitable" est chose "possible, et même indispensable" – mais, pour cela, il faut que "la promotion d’un travail décent pour tous soit un dispositif central dans la création d’un processus d’intégration économique plus équitable." En effet, note-t-elle, "Le travail est un élément central dans la vie des gens. Pour les hommes et les femmes, partout, l’emploi est le révélateur de la réussite ou de l’échec de la mondialisation. Le travail est source de dignité, de stabilité, de paix et de crédibilité pour les gouvernements et le système économique." Tel est l’enjeu, telle est la menace. Le message sera reçu cinq sur cinq par L’Assemblée générale des Nations unies, qui embraiera le pas lors de sa 60e session en septembre 2005 : "Nous apportons un soutien ferme à une mondialisation équitable et nous nous engageons à faire de l’objectif de plein emploi productif et de travail décent pour tous un élément central de notre agenda politique national et international." Toute chose obéit à des intérêts. Là, ils sont devenus plus visibles. |
Le travail est une marchandise et, en tant que telle, une denrée plutôt dépréciée. Partout, en Europe, les mauvais emplois se multiplient. En France, un tiers du salariat relève de la catégorie des bas revenus [3], en Allemagne, une enquête a établi qu’un quart des entreprises étudiées ont allongé le temps de travail entre 2003 et 2007 avec perte sèche de salaire pour un travailleur sur deux [4] et, en Belgique, entre 1995 et 2005, les temps partiels sous contrat de travail temporaire sont passés de 21 à 24% chez les hommes, et de 40 à 51% chez les femmes [5].
Wal-martisation sociale
C’est un mouvement que Jacques Rigaudiot, haut fonctionnaire français et ancien conseiller de Rocard et de Jospin, caractérise dans son livre "Le nouvel ordre prolétaire" sous le terme de "wal-martisation sociale" car il conduit à faire coexister, et à mettre en concurrence, salariés stables et salariés précaires dans un climat d’insécurité générale où – le paradoxe n’est qu’apparent – tout recul du chômage rend cette insécurité plus grande [6].
Le sociologue Robert Castel ne dit pas autre chose lorsque en analysant dans une tribune récente [7] les orientations sociopolitiques du gouvernement français. On en est arrivé au point, observe ce sociologue, où ceux et celles qui ont un emploi doivent s’estimer heureux d’appartenir à la classe privilégiée des travailleurs pauvres et, par-là, échapper à la catégorie du pauvre tout court : mieux vaut être un travailleur pauvre qu’un "mauvais pauvre, un misérable parasite assisté".
Ceux-là, aussi, sont mis en concurrence. C’est dans le programme. Les grands traits de cette offensive contre les salaires et le monde du travail ont été décrits et analysés dans le livre que le Groupe de recherche pour une Stratégie économique alternative a publié l’an dernier [8].
L’indice pivot est chinois
Logique, donc, que cela grince. Le pouvoir d’achat ? Les syndicats n’ont besoin d’aucun calicot pour révéler ce que chacun sait et dont les chiffres s’étalent jour après jour dans les journaux, à savoir que le coût de la vie ne cesse d’augmenter et, donc, les salaires et revenus de baisser. En frappant particulièrement les gens qui ont déjà difficile à joindre les deux bouts. Cela ressort bien des chiffres relatifs à ce que les spécialistes appellent les dépenses des ménages dites contraintes, c’est-à-dire les dépenses quasi incompressibles, débitées automatiquement, loyers, assurances, abonnement téléphonique, etc. En France, mais la situation n’est guère différente ici, ces dépenses sont passées en 45 ans de 22 à 45% du budget familial, et jusqu’à 75% chez les ménages les plus modestes [9]. Marge de manœuvre ? Quasi nulle.
Quel rapport avec l’idée d’universaliser le travail décent ? Elle est propulsée par un même contexte, la division internationale du travail et la mise en concurrence générale des travailleurs. Comme l’économiste François Chenais l’a résumé, aujourd’hui, "c’est, de façon tendancielle, le salaire des travailleurs chinois qui sert de repère à la fixation des salaires ailleurs dans le monde." [10] Ces mêmes bas salaires asiatiques ont permis aux Etats-Unis de vivre à crédit (3.000 milliards d’euros), de contenir inflation et salaires, et... de jeter les bases de la bulle financière qui crève aujourd’hui sous nos yeux. Tout se tient.
Sortir de cette spirale exigera cependant de mieux comprendre – théoriser – le rôle que jouent mondialement les salaires dans le système économique, de plus en plus jugé insoutenable et insupportable, et qu’une position syndicale véritablement internationaliste puisse en extraire une ligne politique commune. On en est loin.
Il y a une alternative ?
Une des options nées de la dynamique OIT sur le travail décent consiste à rendre universels les droits sociaux fondamentaux, donc les étendre aux pays du Sud, ce qui est une manière de renchérir le prix de la marchandise travail dans les pays à bas salaires et, par ricochet, protéger ici les acquis sociaux, freiner un peu les délocalisations, la mise en concurrence des nations. Elle se heurte, au Sud, au fait que ces bas salaires représentent un de leurs rares avantages comparatifs, un des seuls atouts qu’ils possèdent pour se moderniser et poser les jalons du progrès social.
Une autre option est de s’attaquer au système de bénéfices extravagants que les entreprises multinationales tirent de cette division internationale du travail. En 2004, grâce à leurs filiales étrangères, les multinationales américaines ont exporté pour 2.620 milliards de dollars, soit un montant six fois supérieur à celui obtenu à partir du sol propre [11]. Et en 2007, les 500 entreprises les plus importantes des Etats-Unis ont reversé l’équivalent de 139% de leur revenu net à leurs actionnaires, par ponction sur les bénéfices reportés [12]. Cela suppose d’en revenir à une analyse, classique à gauche, de la face immergée des salaires, c’est-à-dire au surplus que le travail permet de dégager.
A la grosse louche, on prendra pour repère de la répartition des richesses produites. Elle situe assez bien les choses. En Europe, en un quart de siècle : dégringolade. Les travailleurs renonçaient à quelque 30% de la valeur ajoutée qu’ils avaient produite en 1975 ; en 2007, ils en lâchent 42%, soit un recul de plus de 12 points [13].
Enrayer cette offensive – indécente – suppose, ici comme là-bas, et là nous fermons la boucle, par une connaissance – donc un droit à l’information – sur la structure des salaires, des entreprises, de la formation des richesses. La connaissance est pouvoir, comme disait Francis Bacon.
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "Travail "décent" : la marchandise travail vous salue bien.", Gresea, octobre 2008 – version actualisée de février 2009. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1661