L’organisation d’un débat collectif sur l’économie libérale – son idéologie omniprésente – lancée par Attac lors de son Université d’été, les 8 et 9 septembre 2006, nous paraît significative autant que cruciale dans la perspective d’une mobilisation pour un "autre monde", chose possible comme chacun sait, encore faut-il s’y prendre avec méthode, donc par ce qui détermine la forme de nos sociétés : l’économie.
Les contributions, éclairantes, stimulantes et critiques des intervenants de la "contre-attac" – on prendra avec un clin d’oeil ce jeu de mots provocateur – sont désormais sur la table, c’est-à-dire sur le site d’Attac, et il appartient à chacune et chacun de s’en emparer. Ils sont là pour cela, ces textes, signés de Réginald Savage, d’Yves de Wasseige et de Daniel Richard : pour alimenter la réflexion, le débat, la prise de conscience.
Cette discussion, cette contre-information est nécessaire pour bien saisir à quel point l’idéologie économique libérale agit aujourd’hui comme un rouleau compresseur.
Anormal égale normal
Dans la présentation orale de notre contribution en plénière, nous en avons donné quelques illustrations improvisées. Alignons-les à nouveau, en citant cette fois les sources. Il faut toujours aller aux sources.
C’est le fait qu’un directeur de La Poste puisse déclarer que les bureaux de poste doivent être "rentables" (Libre Belgique, 30 juin 2005) sans que personne trouve la chose anormale ou crie au fou.
Le fait, encore, qu’un journal puisse titrer sur une affirmation du patron de Carrefour (ex-GB) déclarant que les "caissières belges (lui) coûtent cher" (Libre Belgique, 15 mars 2006) sans être nulle part, dans ces mêmes colonnes, contredit, comme s’il disait là quelque chose de parfaitement normal.
Le fait, encore et encore, que cette même grande presse serve – très normalement – de courroie de transmission du discours patronal et, systématiquement, en présente les thèses comme autant d’"explications" (comprendre : des affirmations neutres et objectives) alors que, a contrario, toute voix critique sera présentée comme "dénonçant", "rétorquant", "prétendant" ou "estimant" ces propos (comprendre : discours partisan et suspect). Bel exemple que les licenciements chez le brasseur belgo-brésilien Inbev (ex-Interbrew), qui conduira tel journal à donner la parole au président de Solvay Daniel Janssens afin qu’il "explique" pourquoi il ne faut pas avoir "peur de la mondialisation" (Le Soir, 23 mars 2006).
Tout cela est "normal". Normal comme le fait, relaté par Serge Alarcia, animateur des débats et enseignant économiste, que la bureaucratie du système scolaire puisse considérer, et dès lors désapprouver et interdire en classe, une innocente comparaison didactique entre la fiscalité belge et celle des Etats-Unis – au motif que ce serait là faire de la politique ! Expérience vécue. On ne fait pas de la politique à l’école, Monsieur. Vous vous tiendrez au discours patronal, neutre et objectif...
Le poids des mots inculqués
D’une certaine manière, il n’y pas lieu de s’en étonner. Dans un exposé savant sur la pensée philosophique de Lénine à la Société française de philosophie en février 1968, Louis Althusser a rappelé ce fait général que l’intelligentsia, c’est-à-dire le petit groupe de mandarins qui ont accès aux tribunes publiques et, par là, contribuent à former la conscience de l’opinion, que ces gens donc fonctionnent "dans le système d’éducation bourgeois comme autant d’idéologues inculquant aux masses de la jeunesse étudiante les dogmes, aussi critiques et post-critiques qu’on voudra, de l’idéologie des classes dominantes." (Publié en 1972 dans la Petite collection Maspero sous le titre Lénine et la philosophie).
C’est dire l’énorme difficulté d’une contre-information.
En séance, Réginald Savage a souligné à quel point le discours économique ambiant repose sur des "hypothèses simplificatrices". De son côté, Yves de Wasseige a rappelé que le blabla officiel sur la compétitivité – qui ne porte jamais dans sa version officielle, nota bene, que sur la compétitivité des pays et des régions, pas sur celle des entreprises, car ce serait remettre en question le patronat –, que ce bla-bla, donc, n’est qu’un "habillage de l’exploitation capitaliste". De même, Daniel Richard n’a pas manqué d’épingler la "fonction idéologique" de la Banque nationale qui, sous couvert de venir au secours de ladite compétitivité belge, fut parmi les premiers, à l’automne 2005, à inciter les syndicats à la modération salariale.
Le message Attac, c’est non
En séance, il était manifeste que c’est clairement autre chose, et une autre pensée, un autre monde que réclame le public d’Attac.
C’est, pour épingler les interventions les plus significatives et les plus représentatives, la volonté
- "de mettre en place non une économie de marché, mais des besoins"
- "de transformer le système"
- "de sortir du cadre que le capitalisme nous impose"
- "de remettre en question les valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’économie"
C’est encourageant. C’est la preuve que la pensée unique connaît des ratés dans sa mainmise sur les esprits. Une résistance conceptuelle prend forme.
Ces mêmes interventions ont en même temps mis en évidence des flottements, des contradictions, voire des naïvetés qui illustrent la nécessité de poursuivre le débat entamé par l’Université d’Attac, et de l’approfondir.
L’Europe et le reste
Parmi les naïvetés, on relèvera des affirmations telles que l’idée qu’il serait impossible de "consommer plus qu’on ne produit" ou que la chute du Mur aurait apporté la preuve de "l’échec des pays du marxisme".
La première correspond à une approche scolaire de l’économie et mélange budget des ménages avec celui des nations, valeur d’usage et valeur d’échange. Elle a en plus l’extrême inconvénient de s’inscrire dans le sottisier des idées reçues, répandues par les tenants de l’orthodoxie budgétaire : c’est, en d’autres termes, faire preuve de peu de recul et de distance critique vis-à-vis de la théologie économique de l’Union européenne, version Maastricht.
Soit dit en passant : l’intervention d’un participant réclamant qu’on "cesse de démolir l’Europe" est, à cet égard, significative – d’un débat trop souvent éludé : à quel niveau organiser les résistances ? Des voix critiques (notamment Serge Halimi, Samir Amin, Jean-Pierre Chevènement) ont attiré l’attention sur l’importance d’un combat axé sur ce qu’on nommera pour faire court l’autodétermination des nations, à rebours donc des sirènes de la "construction d’une (autre) Europe (sociale)". C’est un débat qu’il faudra mener, sur pièces. De même qu’entre "altermondialiste" et "antimondialiste", la discussion doit être possible entre "altereuropéens" et "anti-européens".
La seconde affirmation, qui confond temps court et temps long à l’échelle historique (le marxisme ne se ramène pas à une chronologie à la petite semaine), montre avant tout à quel point la propagande libérale américaine a réussi à séduire les esprits, et les défaire, les mettre en échec : utiliser l’expression "échec des pays du marxisme", c’est en effet reprendre mot à mot l’analyse du Pentagone et de Washington. On y reviendra.
Le reste, c’est en décroissance ?
Plus significatif, sans doute, est l’attrait exercé par le thème de la décroissance, que de nombreux participants voudraient inscrire à l’ordre du jour des mouvements sociaux. C’est bon signe, puisque cela revient à réclamer que, au contraire du système capitaliste (qui produit pour produire), l’économie soit au service des besoins des gens et non le contraire, donc remettre à l’honneur la planification économique, une économie des services publics, une économie nationalisée voire une économie socialisée ou socialiste. Est-ce pour autant de l’anticapitalisme ?
On n’épuisera pas le sujet ici. On se contentera d’y introduire un bémol. Quiconque cherche à se dégager des propagandes du discours libéral dominant évitera difficilement de s’interroger sur les raisons de la survenance (très médiatisée) du thème de décroissance au moment même où, partout, il y a, justement, décroissance, mais des salaires, du rapport de forces syndical et de l’égalité.
Rappelons quelques données de base. Depuis trois décennies, le nombre des travailleurs a doublé au plan mondial tout en grossissant l’armée de réserve des travailleurs (dont 200 millions ruraux chinois) avec comme résultat une pression à la baisse générale des salaires (The Economist, 16 septembre 2006). Voici peu, devant cette situation, le président la Banque centrale américaine, Ben Bernanke, s’est inquiété de ce qu’une "répartition insuffisamment large des bienfaits de l’intégration économique mondiale" puisse se traduire en une opposition accrue à la mondialisation, s’attirant par là un commentaire caustique de l’hebdomadaire de la City : "Le hic, c’est que le nombre de perdants – en ce compris ceux qui verront baisser leur salaire réel – risque d’être plus important qu’il ne le pense (The Economist, 2 septembre 2006). En France, on n’a jamais compté autant de "smicards", ils représentent aujourd’hui 17% des salariés du secteur marchand, contre 11% il y a vingt ans (Le Figaro, 5 septembre 2006). Et la fameuse classe moyenne porteuse d’espoirs d’ascension sociale ne va guère mieux : une étude récente de Natexis-Banque indique que, malgré une explosion des profits des sociétés cotées françaises (+ 30% en 2005), "les classes moyennes voient se réduire les écarts vers le bas, mais pas vers le haut", phénomène qu’on appelait auparavant paupérisation des masses (Canard Enchaîné, 30 août 2006). Enfin, aux Etats-Unis, qui comptent 37 millions de pauvres, soit un Américain sur huit (Le Monde, 1 septembre 2006) et qui bloquent depuis 1997 le salaire horaire minimum à 5,15 dollars, les "smicards" doivent travailler une année entière pour obtenir un revenu égal à ce que les managers gagnent en moyenne en une matinée (The Observer, 2 juillet 2006)...
C’est dire que la concomitance de la décroissance des salaires et de la décroissance comme thème "altermondialiste" est riche en chausse-trappes et invite à une grande circonspection théorique pour que l’une ne rime pas avec l’autre et ne lui serve pas de discours d’accompagnement.
L’idéologie, encore et toujours
Un mot enfin du flottement suscité par la question d’un participant, qui s’inquiétait de l’absence de contre-offensive contre la "pensée unique", en tant que telle – un "virus" idéologique, pour reprendre l’expression de Samir Amin, que Daniel Richard a défini avec bonheur en disant que, "pour les syndicats, la pensée unique, c’est le libéralisme".
Mais, problème. En tant que telle, la pensée unique libérale ne suscite guère de mobilisation et l’Université d’Attac fait à cet égard un peu figure d’exception. Elle mériterait pourtant une analyse plus systématique, plus organisée et plus délibérée.
Pour reprendre le mot de Pascal Boniface, qui s’est plu à souligner que l’impact du 9-11 (attentat de New-York) est infiniment dérisoire à côté du 11-9 (chute du Mur) sur le plan idéologique, il y aurait lieu de faire l’inventaire des dégâts mentaux que 1989 et sa consécration de l’hégémonie économique, militaire et politique du pouvoir unipolaire étatsunisien ont entraînés, à commencer en termes d’alternatives au système capitaliste. Cette pente-là, on ne la remontera en ânonnant des leçons apprises sur "l’échec des pays du marxisme"...
Cette contre-offensive systématique, organisée et délibérée pourrait, pour commencer, en réunissant économistes hétérodoxes et dissidents, prendre la forme d’un travail de déconstruction du discours dominant, tel qu’il est quotidiennement relayé dans la grande presse et les tribunes publiques affidées, en produisant communiqués, articles d’analyse et "news" en ligne de contre-information.
Ce pourrait être une des prochaines tâches importantes d’Attac...