L’Union européenne, tant dans ses documents fondateurs que dans ses déclarations, fait abondamment référence aux valeurs de démocratie, de justice sociale et de promotion des Droits humains. Mais face à la défense de ses intérêts dans le monde, a-t-elle vraiment la volonté et les moyens de traduire dans ses politiques de si louables intentions ?
En mai 2015, Emily O’Reilly, Ombudsman [1] de l’Union européenne (UE), demande formellement à la Commission d’évaluer au plus vite l’impact sur les droits humains qu’aurait la conclusion de l’accord commercial en projet avec la République du Vietnam. La Commission rejette cette pétition et l’accord est conclu en décembre dernier.
Or, mener une étude d’impact préalable à la signature de cet accord était pour l’Ombudsman une mesure indispensable pour que soit respecté l’article 21 du traité de Lisbonne qui stipule que : « L’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international. » [2]
Cette passe d’arme entre l’Ombudsman et la Commission ne fait que refléter une difficulté permanente à laquelle se heurte l’Union européenne : celle de mettre en cohérence le respect des principes qui la fondent et la défense de ses intérêts dans un monde marqué par de violentes compétitions politiques et économiques.
Dans ses relations avec le reste de la planète, l’UE ne cesse de mettre en avant les principes démocratiques et en faveur des droits humains. Ceux-ci seraient une plus-value face au réalisme d’autres acteurs tels les États-Unis, voire des pays dits émergents comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde et Chine). Pourtant, au moment de défendre les intérêts de ses membres et de leurs entreprises, ces beaux principes ne semblent pas toujours peser de tout leur poids. Des contradictions qui émeuvent de façon croissante des forums citoyens aux quatre coins du monde. Dans le Sud, l’image d’une UE offrant un visage alternatif au cynisme ambiant en ressort écornée.
Ainsi, les pressions exercées sur les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) pour qu’ils signent avec l’UE des APE (accords dits de « partenariat économique », mais qui sont surtout des accords de libre-échange défavorables aux plus faibles) ont terni la réputation européenne au sein de la société civile africaine. L’Accord de Cotonou qui lie les ACP à l’Europe, et dont ces accords représentent spécifiquement le volet commercial, regorge de références aux Droits humains, au partenariat, au respect mutuel … Mais si, au final, l’Europe se comporte comme d’autres grandes puissances, pourquoi se préoccuper de ces valeurs ? Pourquoi ne pas traiter plus intensément avec les Chinois, les Américains ou les Brésiliens … qui ne s’embarrassent guère de grands principes lorsqu’il s’agit de faire des affaires ? Un raisonnement qui repose autant sur un ressenti parfois exacerbé que sur des faits malheureusement établis.
L’UE commence à s’inquiéter de ce déficit d’images qui traduit un manque de cohérence dans ses approches. Et ceci, d’autant plus que ses propres citoyens partagent de façon croissante les critiques qui se multiplient dans le Sud.
On en voudra comme autre exemple, la récente déclaration de la Commission sur « le Commerce pour tous » [3]. Préoccupée notamment par les vagues croissantes d’opposition à la conclusion d’un accord de libéralisation commerciale avec les États-Unis (connu sous son acronyme anglais de TTIP), la Commissaire européenne au Commerce, Mme Cecilia Malmström, y écrit : « qu’il est essentiel que le processus d’élaboration des politiques soit transparent et que le débat s’appuie sur des faits. L’élaboration des politiques doit répondre aux préoccupations des citoyens concernant le modèle social de l’UE. La Commission doit poursuivre une stratégie qui bénéficie à l’ensemble de la société et encourage les normes et les valeurs européennes et universelles, à côté des intérêts économiques fondamentaux. Pour ce faire, elle doit davantage mettre l’accent sur le développement durable, les droits de l’homme, la lutte contre l’évasion fiscale, la protection des consommateurs et le commerce équitable et responsable. »
Incohérences tous azimuts
Mais cette cohérence, qui ne concerne d’ailleurs pas que les politiques commerciales et d’investissement, est-elle un objectif réaliste ? La Commission est loin d’être la seule actrice concernée par cette problématique. Elle est, d’une part, sous surveillance des États membres, jaloux de leurs prés carrés et leurs propres intérêts sur la scène internationale. Elle est aussi sous la pression de milliers de lobbyistes représentant en majorité les intérêts des grands acteurs financiers et économiques pour la plupart desquels il n’y a pas photo : gagner de l’argent vaut tous les beaux principes du monde. Les incohérences ne tombent pas du ciel. Elles procèdent souvent des intérêts en compétition entre acteurs privés ou entre États membres.
Prenons un autre exemple : les pressions exercées sur la République Démocratique du Congo en vue qu’elle adapte, au détriment de ses petits paysans, une attitude plus accueillante pour les investisseurs internationaux. En 2011, ce pays avait adopté une législation défendant les populations vivant de l’agriculture vivrière. Son article 16, vilipendé par les cercles d’investisseurs, visait à protéger les paysans des phénomènes d’accaparement des terres, trop répandus sur le continent. En 2012, le ministre belge des Affaires étrangères demanda ouvertement la révision de cette législation pour la rendre plus « amicale » envers les investisseurs. L’Allemagne mit la même condition à l’octroi d’une aide destinée à soutenir l’agriculture. Ces pressions entraînèrent une réorientation de la politique congolaise vers des priorités plus compatibles avec les intérêts de l’agro-industrie [4].
Cet exemple n’est qu’un des multiples indicateurs soulignant l’absence de cohérence entre les diverses politiques européennes. Dans de nombreux documents officiels [5], l’UE a replacé en tête de ses priorités de coopération au développement le soutien à l’agriculture, et plus particulièrement à la production à petite échelle. On pourrait s’attendre à ce que ses autres engagements (par exemple en matière de commerce international, de politique agricole commune ou d’investissements en zones rurales) s’adaptent à cette vision dans le cadre de sa volonté déclarée de construire une cohérence de toutes ses politiques en faveur du développement. Un principe inscrit jusque dans le traité de Lisbonne dont l’Article 208 demande à l’Union de tenir compte des objectifs de la coopération au développement dans la mise en œuvre des politiques qui sont susceptibles d’affecter les pays en développement. [6]
Mais les contradictions que manifeste l’UE entre défense de ses valeurs et défense de ses intérêts vont bien au-delà du champ de la cohérence entre commerce/investissement et développement. Diplomatiquement, il est en général de bon ton de fermer les yeux sur de graves manquements aux Droits humains lorsque les intérêts sécuritaires ou commerciaux de l’Union sont en jeu. On ne reviendra pas ici sur l’accord passé entre l’UE et la Turquie visant à contenir le flux des réfugiés qui veulent gagner l’Europe. Cet accord multiplie les coups de canifs dans les valeurs que celle-ci prétend défendre. Mais faut-il s’en étonner alors que dès décembre 2003, le Conseil de l’UE adoptait un document de Javier Solana, haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’époque, intitulé « Une Europe sure dans un monde meilleur » Celui-ci prônait déjà une intervention plus active dans les crises qui menacent la sécurité de l’UE , en utilisant l’ « ensemble des instruments en matière de gestion des crises et de prévention des conflits (…) y compris des actions au plan politique, diplomatique, militaire et civil, commercial et dans le domaine du développement ». [7] Notons que la nouvelle haute représentante, Mme F. Mogherini se propose de revoir cette année la stratégie globale de l’UE pour les politiques étrangères et de sécurité. Concord, la Confédération européenne des ONG, constate dès à présent avec inquiétude que le projet discuté au sein des Institutions européennes repose trop sur une vision étroite de la sécurité qui ignore les liens entre les défis posés par cette dernière et les objectifs de développement.
Sécurité et Droits Humains ne font pas toujours bon ménage
Dans ses rapports avec l’Amérique centrale, l’UE (qui est liée à cette dernière par un accord d’association en voie de ratification) met également et de façon croissante en exergue les questions de sécurité. Certes, lutter contre la violence endémique qui endeuille cette région mérite une coopération renforcée, car les populations locales en sont les premières victimes. Mais pour l’UE il s’agit aussi d’endiguer des circuits mafieux et des flux migratoires qui menacent sa propre sécurité. Ici encore, l’objectif serait légitime s’il n’amenait pas les Européens à fermer les yeux sur la passivité, voire la corruption, des autorités locales ainsi que sur le rôle joué par certaines entreprises dans la dégradation des Droits humains et les atteintes à la démocratie. Protection des ONG, des défenseurs des droits humains, des syndicalistes, des journalistes, approfondissements des normes sociales et environnementales indispensables pour encadrer les investissements notamment européens… ne progressent guère tandis que le volet commercial de l’accord poursuit son chemin… [8]
Ainsi va l’Europe. Depuis le début du siècle, l’UE intègre dans ses accords internationaux des références de plus en plus nombreuses à des valeurs telles que la promotion des Droits humains et le développement durable. Mais au moment de questionner des relations qu’elle veut avant tout profitables au commerce, à l’investissement et à la sécurité, que pèsent encore ces déclarations ? Un des premiers grands accords bilatéraux promus par l’UE, celui avec le Mexique conclu en 2000, comportait déjà une clause dite « démocratique » liant l’opérationnalisation des relations entre les partenaires avec le respect par ceux-ci des Droits humains. Plus de 15 ans après sa signature, et alors qu’entre-temps, l’UE et le Mexique ont aussi conclu une alliance stratégique qui implique un dialogue politique de haut niveau, le bilan reste faible. Pour les institutions européennes, pas question de questionner l’accord même devant les pires manquements aux Droits humains… Comme nous le déclarait dernièrement une fonctionnaire du Service d’action extérieure : « la clause démocratique est comme une bombe atomique ; on la brandit, mais on peut jamais l’utiliser ; elle sert à renforcer le dialogue ». Soit. Mais avec quels résultats ? En attendant, les affaires vont bon train. Et la révision de l’accord avec le Mexique, prévue en 2016, devrait encore leur donner plus d’espace. Pourquoi ne pas profiter de cette révision pour rendre la clause démocratique plus opérationnelle ?
Les contradictions de l’UE se manifestent en de nombreux domaines, même si souvent elles mettent en jeu les mêmes piliers de sa politique étrangère : le commerce et la sécurité. Mais les tensions entre ceux-ci et ses valeurs affirmées peuvent concerner de nombreux domaines. Prenons l’intégration régionale. Favoriser le développement de blocs régionaux dans le Sud est un des objectifs avoués et légitimes des accords que l’Europe promeut avec presque toutes les régions du monde. Mais elle entend que l’intégration régionale se conforme aux intérêts de l’UE et de ses firmes.
Prenons l’exemple de la Communauté Andine des Nations (C.A.N.) avec laquelle l’UE a cherché à conclure un accord d’association. Elle était composée, à l’époque des négociations (2006) de quatre pays : deux dirigés par des gouvernements d’inspiration très libérale (Pérou et Colombie), deux autres (Équateur et Bolivie) qui proposaient des relations commerciales prenant plus en compte les asymétries économiques entre les régions ainsi que les facteurs sociaux et environnementaux.
Il est vrai que la CAN se trouvait à l’époque déjà affaiblie par le retrait du Venezuela. Mais, malgré leurs visions divergentes, les quatre gouvernements membres de l’alliance avaient convenu de négocier ensemble un accord adaptable à chaque réalité. Malheureusement, les exigences européennes en vue de libéraliser certains secteurs contribuèrent à briser cette belle, mais fragile unanimité. En 2012, des accords commerciaux furent signés séparément avec le Pérou et la Colombie. Dernièrement, l’Équateur, sous pression notamment de ses exportateurs bananiers, cherche à les rejoindre malgré les multiples précautions oratoires de son président. D’intégration régionale, il n’est plus guère question…
Vers un retour aux valeurs ?
Soyons de bon compte : les institutions européennes ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde. Ainsi en est-il de l’ombudsman cité dans l’affaire vietnamienne ci-dessus. Ainsi en est-il parfois du parlement européen qui conteste certaines options de la Commission. Sur des thématiques comme les Droits humains ou le respect de la Démocratie et de l’État de Droit, les alliances en son sein ne recoupent pas toujours les clivages politiques traditionnels. Apparaissent ainsi des dynamiques inédites qui questionnent les intérêts défendus par la Commission et le Conseil. Même si son poids est surtout moral, le Parlement suscite des missions d’étude dans les régions problématiques et produit des rapports qui ont parfois le mérite de ramener les valeurs au sein de débats trop pragmatiques [9]
Tel est aussi le rôle de la Cour de justice européenne (CJUE) comme l’atteste l’affaire suivante : en décembre 2015, elle a annulé la décision du Conseil ouvrant la voie à un nouvel accord de libéralisation commercial avec le Maroc et cela, sur requête du Front Polisario. Ce mouvement défend le peuple sahraoui dont le territoire est occupé illégalement par le Maroc. La CJUE a rendu son verdict en expliquant que l’UE n’avait pas réalisé d’étude d’impacts sur les retombées négatives que pourrait avoir l’accord sur la population du Sahara occidental.
Le Conseil, mené par des pays comme la France et soutenu par la Commission européenne, a introduit un recours contre ce verdict, estimant que le Maroc est un partenaire stratégique clé et un havre de stabilité digne du soutien de l’UE dans une région africaine hautement instable. Aucun État membre ne veut donc compromettre cette relation. [10] La cour s’est placée du côté des valeurs. La Commission et les États membres du côté d’une real politique qui donne priorité aux intérêts commerciaux et sécuritaires de l’Union.
Tout ceci nous amène finalement à nous poser une question cruciale : dans le contexte d’un monde où plus que jamais l’argent est roi, où commerce et investissements sont sacralisés, où les angoisses sécuritaires (souvent produites par les injustices socio-économiques) taraudent les citoyens : l’UE et ses États membres peuvent-ils agir différemment ? Ou dit plus précisément : l’attention qu’ils portent à la promotion des Droits humains, de la démocratie, d’un développement durable et équitable… ne se fait-elle pas nécessairement au détriment de leurs intérêts financiers, commerciaux et sécuritaires ? Répondre affirmativement serait cautionner la politique des petits pas actuellement en vigueur : interventions diplomatiques feutrées, refus de questionner fondamentalement les manquements des partenaires commerciaux et des alliés politiques, écoute attentive des lobbies économiques et financiers, utilisation de la société civile comme moyen de pression, mais sans réelles remises en cause des politiques. Avec un sentiment croissant de régression démocratique et d’impasse sociale. C’est notamment le constat dressé par les mouvements populaires latino-américains lors de leurs congrès tenus début avril à Montevideo. Ils soulignent le recul imminent des processus démocratiques mis en place durant les dernières décennies dans le continent et l’urgence d’une intégration croissante des peuples afin de défendre la démocratie et de freiner les Traités de libéralisation commerciale… vus comme instruments de régression sociale.
Pour sortir des gesticulations constantes cherchant souvent en vain à concilier valeurs et intérêts, il faudrait un courage politique accru, une approche novatrice qui propose aux peuples du monde (et d’abord à ceux d’Europe) un autre modèle de développement plus compatible avec une réelle promotion des Droits humains, de la participation citoyenne, de la justice sociale. Un modèle qui, à court terme, bouleverserait sans doute les relations internationales, mais qui imposerait progressivement l’Europe comme une alternative en phase avec ce qu’exige l’avenir du monde et ce qu’attendent la plupart de ses habitants.
L’UE et ses membres ne semblent pas prêts actuellement à s’engager dans cette voie. Au contraire, ils paraissent condamnés à multiplier les politiques contradictoires et les incohérences qui braquent contre eux de plus en plus de citoyens du monde sans apporter de solutions durables aux défis de la planète.
Intérêts et valeurs peuvent se conjuguer, mais pas sur le chemin emprunté aujourd’hui. Il faudra remettre la politique et la primauté des valeurs fondamentales au centre des processus décisionnels plutôt que d’aduler dogmatiquement le commerce, l’investissement à l’étranger et la finance comme piliers du développement. À long terme, même ces politiques et, en général, la construction européenne auraient tout à gagner d’un monde plus juste et pacifique qu’elle aurait contribué à promouvoir.
Pour citer cet article :
Gérard Karlshausen, "L’Union européenne entre intérêts et valeurs", Gresea, décembre 2016, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1559