Que s’est-il passé en Grèce en 2015 ? La crise aurait-elle pu être évitée par la Grèce ou est-elle la conséquence de l’organisation globale de la zone euro ? La zone euro est-elle vouée à l’éclatement ? Comment se positionner de façon progressiste dans ce contexte ? L’Union européenne est-elle socialement réformable ? Nous avons sollicité sur ces questions l’avis de l’économiste Henri Houben, auteur de La crise de trente ans : La fin du capitalisme ? (Aden 2011), membre d’Attac Bxl 2 et de l’équipe du Gresea.

Ensemble : Que s’est-il passé en Grèce pendant les six mois du premier gouvernement de Syriza ? Qu’en retenez-vous en qualité d’économiste ?

Henri Houben : Le programme de Syriza, qui visait à remettre en cause et à amortir socialement la politique d’austérité, s’est révélé incompatible avec la position de l’Union européenne (UE). Celle-ci a mis un veto à tout changement de cap et s’est révélée inflexible.

En janvier 2015, lorsque le gouvernement Syriza est arrivé au pouvoir, la situation économique de la Grèce était catastrophique. La dette publique était très importante et ne se résorbait pas, principalement parce que le Produit intérieur Brut (PIB) du pays (c’est-à-dire sa capacité productive) était en berne. Un des facteurs essentiels de cette production anémique était que les investissements ne reprenaient pas du tout. Plus personne n’investissait dans le pays, alors que celui-ci est déjà peu industrialisé. Structurellement, la Grèce a une balance commerciale déficitaire à hauteur de 15 % du PIB, c’est-à-dire qu’elle consomme 15 % de plus que ce qu’elle produit. L’endettement a longtemps permis au pays de faire face à ce déficit commercial. Dans ce contexte, l’UE est intervenue de deux façons. Lorsque, avant l’arrivée du gouvernement de Syriza, des doutes sont apparus sur la capacité de la Grèce à rembourser les emprunts qu’elle avait contractés auprès de créanciers privés, l’UE a organisé la reprise de cette dette par des institutions publiques. Les créances douteuses, qui étaient détenues notamment par les banques allemandes et françaises, ont été reprises par le Mécanisme européen de stabilité (MES), la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI). Lorsque le gouvernement de Syriza a été élu, la BCE a limité de façon drastique l’accès au crédit du la Grèce et lui a interdit de mener une quelconque politique sociale. Le deuxième volet de la politique menée par l’UE vise à rendre la Grèce « plus compétitive ». Vu que l’appartenance à l’euro n’autorise plus un pays membre à dévaluer sa monnaie pour rétablir sa balance commerciale, la seule politique menée par l’UE pour rétablir cette balance et la compétitivité a consisté à abaisser les salaires grecs (NDLR : les salaires grecs ont diminué d’environ 30 % entre 2008 et 2015). Mais cette décision n’a pas permis de relancer l’économie. En effet, en l’absence d’infrastructures, de base industrielle et avec un marché intérieur qui se contracte suite aux mesures d’austérité, les investisseurs ont snobé le pays. La Grèce est en compétition avec les pays de l’Est, dont le niveau salarial est beaucoup plus bas. Pour un investisseur étranger, la Tchéquie, la Pologne, la Slovaquie ou la Hongrie, sont mieux positionnés que la Grèce sur ce terrain. En outre, cette même politique d’austérité et de compression des salaires est simultanément impulsée par l’UE dans l’ensemble des pays membres. C’est donc dans le contexte défavorable d’un marché globalement anémié que la Grèce aurait dû gagner des parts de marché.

La poursuite de ces programmes d’austérité, imposée par l’UE et finalement acceptée par Syriza, peut-elle réussir à redresser la situation économique de la Grèce ?

Il y a d’autres facteurs externes qui peuvent jouer, comme l’évolution de la conjoncture économique mondiale, mais le plus probable est que cela ne fonctionne pas. Pour que le Grèce puisse s’en sortir, il faudrait qu’elle puisse bénéficier d’un défaut de paiement sur sa dette. Mais à ce stade, l’UE s’y oppose.

En reprenant les créances grecques et en s’opposant à la restructuration de cette dette, l’UE a mis en place un mécanisme qui lui permet de dicter aux gouvernements grecs la politique qu’ils doivent appliquer. On retrouve des comparaisons historiques à cette situation de tutelle à l’époque coloniale : ce sont les mêmes mécanismes qui sont d’application. Par exemple, au XIXe siècle, l’Egypte était un pays indépendant (même s’il était officiellement assujetti à l’Empire Ottoman) mais endetté auprès de banques françaises et anglaises au point de ne plus pouvoir faire face aux intérêts. L’Egypte s’est alors vu imposer par ses créanciers la création d’une « Caisse de la dette », composée des créanciers, qui s’est octroyée un rôle de contrôle des recettes et des dépenses de l’état Egyptien similaire à celui assumé en Grèce par l’UE (en allant jusqu’à prélever directement le paiement de la dette sur le budget égyptien). Suite à un raidissement nationaliste égyptien, les Anglais furent amenés à occuper militairement le pays, puis à y déclarer un protectorat...

Peut-on parler d’une crise systémique liée à la façon dont a été construite la zone euro ?

En effet, en mettant les Etats en concurrence entre eux, l’UE crée une dynamique centrifuge qui tend à son éclatement. Cela génère un renforcement des régions les plus productives, et une désertification économique des régions qui ne le sont pas assez. C’est intenable. Ça marche mieux aux Etats-Unis, parce qu’il y a une plus grande possibilité de migration interne. Ici, nous sommes dans une situation où la culture, la langue, pratiquement tout est différent entre les pays de l’UE. Il est donc beaucoup plus difficile pour un Grec de migrer en Allemagne ou en Suède, dans une région où il y a de l’emploi, que ce n’est le cas aux États-Unis entre des régions séparées par une même distance. Une Union économique et monétaire ne peut tenir qu’avec des pays de même niveau de développement, à moins qu’elle ne soit accompagnée de mécanismes qui favorisent la convergence des économies. Les pays forts ont besoin d’une monnaie stable, et les pays faibles d’une monnaie qui dévalue. Ce n’est pas possible avec une monnaie unique. Dans le cadre actuel, quasiment tous les pays du Sud, à des degrés divers, pourraient connaître un scénario semblable à celui que nous avons connu en Grèce (le Portugal, l’Italie, l’Espagne, Chypre...) mais aussi une partie des pays de l’Est, notamment la Bulgarie et la Roumanie, qui pour le moment s’en sortent en exportant une partie de leurs ressortissants. L’Union monétaire ne peut être viable que si on y applique une politique qui favorise le rattrapage des régions moins développées, en leur donnant des moyens financiers pour combler leur retard. La situation des pays européens est économiquement interconnectée. Je ne dis pas qu’il faut nécessairement sortir de l’Europe ou de l’euro, mais un pays pourrait y être forcé.

Justement, en juillet 2015, le gouvernement Tsipras a été menacé d’être privé d’accès au crédit et expulsé de la zone euro s’il refusait la poursuite des plans d’austérité européens. Pensez-vous qu’il aurait dû maintenir son refus, quelles que soient les menaces ?

Je ne suis pas favorable à l’option qui a été prise par le gouvernement grec. Tant qu’un pays peut rester dans l’UE et la zone euro, je pense qu’il doit y rester, mais ça ne veut pas dire qu’il doit tout accepter à ce titre. S’il faut choisir entre l’acceptation de mesures d’austérité qui ont des conséquences sociales désastreuses et le risque d’une sortie, je pense qu’il faut prendre ce risque. Le gouvernement grec aurait dû adopter le projet défendu par son ministre des Finances (Varoufakis) de créer une monnaie parallèle interne équivalente à l’euro pour résoudre son problème de financement. La BCE et l’UE peuvent alors décider de bouter, par mesure de rétorsion, le pays hors de l’euro et de l’UE (même si la législation ne prévoit pas le cas de la sortie de l’euro), mais c’est différent de revendiquer soi-même une sortie de l’euro, notamment par rapport à sa propre opinion publique.


© Revue Ensemble - mars 2016.



Le gouvernement Tsipras a agi de manière naïve. Dès son accession au pouvoir, il aurait dû prévoir un « plan B ». Il aurait dû, dès le départ, expliquer à la population qu’il allait entamer des négociations avec l’UE, mais qu’il préparait également la mise en place d’un « plan B » au cas où ces négociations n’aboutissaient pas à une issue favorable. Entrer dans une négociation sans alternative, c’est se priver de crédibilité. Quitte à, à un moment donné, devoir appliquer ce « plan B »... Mais je n’aurais pas présenté la création d’une monnaie parallèle comme une sortie de l’euro. La sortie de l’UE ou de l’euro n’améliorent pas en soi la situation d’un pays en récession. Le seul avantage est que cela ouvre la possibilité de réorganiser l’économie, tandis qu’en restant dedans, aux conditions fixées par l’UE, le pays est obligé d’appliquer des politiques économiques catastrophiques, sans aucune reprise en main de l’économie. Cela dit, à la différence de Frédéric Lordon, je ne pense pas que la sortie de l’euro doive être un objectif en soi pour la gauche.
Je trouve plus intéressant d’essayer d’inverser les politiques ou du moins d’organiser la résistance à un niveau supra national. Je n’exclus d’ailleurs pas que les multinationales européennes, qui souhaitent pouvoir s’adosser à une Union d’envergure européenne pour asseoir leurs activités, mettent elles-mêmes le holà à la dynamique centrifuge en cours et deviennent un jour plus favorables à une Union politique et de transfert. Des personnes comme Verhofstadt (VLD) ou Cohn-Bendit (Verts) sont, par exemple, déjà porteuses d’un projet fédéraliste européen (que je ne partage pas, certes).

Force est de constater que l’un et l’autre ont été de féroces opposants aux demandes de Syriza allant dans le sens des politiques de cohésion économique et sociale européenne que vous évoquiez...

En l’occurrence, ils ont été avant tout inspirés par leur opposition politique à Syriza. Mais la construction d’un Etat fédéral européen, et le déploiement à l’intérieur de celui-ci de politiques keynésiennes n’est pas en soi impossible...

Pas impossible, mais néanmoins très improbable ?

Pour l’instant, c’est improbable. Mais les choses changent, à l’horizon de cinq ou dix ans, je ne sais pas ce qu’il en sera... Dans l’immédiat, je discerne trois scénarios possibles. Le premier est l’éclatement de l’Union européenne. Le second est celui du fédéralisme européen promu par Verhofstadt, en le « keynésiant » pour que ça tienne. Et le troisième, sans doute pour l’instant le plus probable, est la reconfiguration de l’UE uniquement avec les pays les plus forts, comme semble le promouvoir le ministre des Finances Allemand, Wolfgang Schäuble.

N’êtes-vous pas étonné, tant au niveau politique que syndical, par l’absence de débat et de positionnement concernant l’avenir de la zone euro, son éclatement possible ?

C’est surtout au niveau syndical que c’est inquiétant. Si le mouvement avait plus d’ampleur, il serait relayé politiquement. C’est assez consternant, mais c’est sans doute lié à la façon dont les organisations syndicales se sont construites à l’échelon européen. La réponse des syndicats n’est pas à la hauteur des enjeux européens. Je crains que leur discrétion puisse être expliquée par la connexion entre une partie de la direction syndicale européenne et certaines forces politiques très favorables à l’Europe. La Confédération syndicale européenne (CES) n’a pas à ce stade de véritable capacité d’impulsion et est aujourd’hui pour partie financée par l’UE elle-même, ce qui peut brider sa capacité d’action. Pour ce qui est de la Belgique, on peut sans doute lire ce peu d’intérêt comme l’expression d’une forme de tradition anarcho-syndicaliste, plus orientée vers les questions socio-économiques qu’ouvertement politiques.

Vu le verrouillage néolibéral organisé par les traités européens, l’absence d’espace public commun et l’éclatement des forces politiques et sociales européennes, pensez-vous que l’Union européenne soit réformable en un sens social ?

Je ne crois pas à la réforme de l’Union européenne, ni dans un sens social, ni dans un autre. Le principal apport « positif » de l’existence de l’Union européenne dans les circonstances actuelles est de démontrer à tous que les décisions importantes, surtout en matière socio-économique, sont prises à une échelle européenne et que le patronat est généralement uni à ce niveau. Cela devrait inciter à une réaction syndicale et progressiste combative sur ce plan. Mais sur quoi ceci va-t-il déboucher ? Je laisse la question ouverte. Cela dépend de tellement de facteurs. L’histoire nous le montrera.

P.-S.

Interview de Henri Houben parue dans la revue Ensemble N°90 de mars 2016.