Dette payée, affaire clôturée ? Cela reste à voir. Le nouveau gouvernement argentin n’a pas tardé à chercher un accord avec les moins scrupuleux de ses créanciers, les fonds dits vautours. Le pays pourra dans l’immédiat s’adresser de nouveau aux "marchés financiers". L’impact social risque d’être lourd et, le précédent étant créé, les vautours vont se multiplier. Mais les pays du Sud s’unissent pour ne pas laisser faire.

« L’Argentine retrouve sa santé mentale », écrit un éditorialiste du Financial Times [1]. Que de félicitations ! Le pays a la bénédiction des milieux financiers ! Pourquoi ? Parce que Mauricio Macri, le nouveau président élu le 10 décembre dernier, a tendu la main, dès le Nouvel An, aux ‘holdouts’, ces fonds spéculatifs qui ont le pays sous leur férule depuis plus d’une décennie. On trouve dans son nouveau gouvernement « des gens issus de Wall Street qui savent ce qu’ils font », a dit Greg Saichin d’Allianz Global Investors [2]. Voilà qui explique tout…
Le terme de "holdouts", littéralement, ceux qui refusent et font obstacle à tout accord, désigne en l’espèce les fonds spéculatifs qui, au contraire des autres détenteurs de la dette argentine, ont refusé tout compromis pour son remboursement. Qui plus est, ils opèrent en toute "légalité". Le modèle de leur business fait cependant penser à une arnaque. Supposez, explique Yefen Li dans SouthViews, que vous allez aux soldes, que vous achetez un pantalon à moitié prix, disons à 50 euros, mais que vous retournez au magasin le lendemain pour réclamer la reprise de la marchandise en exigeant d’être remboursé 100 euros, c’est-à-dire à cent pour cent. Le magasin refusera sans aucun doute, et pour cause [3]. C’est pourtant très exactement ainsi que les "holdouts" ont organisé leur coup. En Argentine, les gouvernements de Nestor Kirchner, puis de Cristina Kirchner avaient carrément refusé ce marché de dupes.

Les lois de l’Argentine mises de côté

Mais ces fonds spéculatifs ont poursuivi l’Argentine de tribunal en tribunal. Cela a complètement bloqué toute entente. Il faut savoir que l’Argentine a réglé l’essentiel de ses dettes (93 %) à l’amiable avec la grande majorité de ses créanciers. Ceux-ci ont accepté une restructuration et n’ont été remboursés qu’à hauteur d’environ 35%. Les "holdouts" sont restés en dehors de cette restructuration, car ils exigeaient d’être remboursés à 100% pour des titres de dettes qu’ils avaient achetés, peu cher, en seconde main.
L’Argentine ne pouvait pas céder. Sa législation interdisait de favoriser les créanciers restés en dehors des restructurations. Les "holdouts" se sont donc adressés à la justice, entre autres aux États Unis. En 2012, ainsi, un juge à New York, le tristement célèbre Thomas Griesa, rendra un verdict en faveur de ces spéculateurs. Il intervient par là dans la législation argentine et oblige le pays à rembourser les "holdouts" à chaque fois que l’Argentine rembourse les créanciers qui avaient accepté les restructurations. Pour augmenter la pression, Griesa a ordonné le blocage de fonds déposés par l’Argentine dans une banque américaine en vue du remboursement de créanciers aux États Unis. L’Argentine refusait le remboursement à 100% des fonds vautours. Mais les actions en justice l’ont empêché de continuer à repayer les dettes restructurées comme le pays l’envisageait.

Le juge aux arguments politiques

Mauricio Macri et le nouveau gouvernement changent de cap. Ils offrent de rembourser aux "holdouts" le montant total de ce qu’ils demandent moins une remise de 30 pour cent. Si les "holdouts" acceptent cette prime au chantage, l’Argentine devra débourser 6,5 milliards de dollars. Deux de ces fonds spéculatifs y ont marqué leur accord, mais quatre "super holdouts" n’en veulent toujours pas. Une fois de plus le juge Griesa est intervenu. Dans une déclaration du 19 février 2016, il estime que l’Argentine dispose avec Macri d’un partenaire fiable pour les marchés financiers.

Griesa le dit ainsi : « Sous les gouvernements précédents, la République n’a jamais véritablement agi pour trouver un accord. Elle s’est au contraire engagée dans une rhétorique, en appelant les plaignants des « vautours » et des « terroristes financiers »… Un intermédiaire a fait tout ce qu’il pouvait, mais il n’a pas pu persuader (en anglais : "coax", sous-entendant l’acte d’embobiner) la République de négocier avec les plaignants en bonne foi en 2014 et 2015. Tout cela a changé. Le président Macri a promis pendant sa campagne qu’il amènerait à bonne fin cette poursuite judiciaire et il a tenu sa promesse » [4]. L’observateur candide se demandera comment il est possible qu’un juge parvienne à tenir des propos aussi nettement politiques. Mais, comme suite à cette déclaration, l’impasse est levée.

Super-profits pour les "superholdouts"

Le 29 février l’Argentine signe ainsi un accord avec les quatre fonds spéculatifs restants. Il s’agit de la NML Capital de Paul Singer, d’Aurelius Capital de Marc Brodsky, de la Davidson Kempner Capital Management (25 milliards de dollars en "gérance") et du Bracebridge Capital ("hedge fund" de Boston). Ils recevront 4,65 milliards de dollars de remboursements, soit 75 pour cent de la somme totale (principal et intérêts) qu’ils ont si longtemps réclamée. L’Argentine doit rembourser cette somme avant le 14 avril 2016.

Les quatre fonds vautours font une bonne affaire. Pour eux, l’accord est « extrêmement profitable ». NML Capital, par exemple, aurait acheté les titres de dette argentine en 2008 pour 48 millions de dollars et… recevra maintenant un remboursement de 620 millions de dollars « ce qui représente un retour de 38 pour cent sur huit ans » [5]. Cela valait la peine de tenir bon, note l’agence de presse financière Bloomberg, qui précise que NML Capital et son propriétaire Paul Singer toucheront 2,28 milliards de dollars de remboursements pour un investissement de 617 millions de dollars. Singer empoche donc un retour de 369 pour cent [6]. Des profits faramineux.

S’endetter pour payer ses dettes

L’Argentine devra maintenant abolir deux lois qui ont régi le remboursement de sa dette. Cette abolition devra être votée et approuvée dans les deux chambres du Congrès. Le gouvernement n’y a pas la majorité, mais la presse assure que le Congrès ne s’y opposera pas en dernière minute. Elle insiste sur le fait que l’Argentine est confrontée à une situation économique difficile, avec une inflation autour de 25 pour cent et un déficit primaire fiscal important. Le raisonnement dominant est que le pays aurait d’urgence besoin de liquidités auxquelles il pourrait accéder grâce à l’accord avec les « superholdouts ».
Mais rien n’est réglé de manière structurelle. Le gouvernement Macri va de nouveau devoir s’endetter pour rembourser les fonds spéculatifs. Le pays émettra à cette fin pour 15 milliards de dollars d’obligations. Mais, investisseurs et fonds spéculatifs font déjà comprendre qu’ils n’achèteront ces obligations que si les taux d’intérêt dépassent 10 pour cent » [7]. Qui garantit que le gouvernement – qui fait preuve d’un extrême zèle d’austérité contre fonctionnaires et travailleurs - ne répercutera pas cet endettement sur la population ? [8]

En terminer avec les vautours

Rien n’est réglé avec les fonds vautours non plus. Dans le cas de l’Argentine, ils reçoivent des incitants hors proportion venant récompenser leur ténacité. Cette espèce de spéculateurs pourra donc se reproduire rapidement. Mais l’indignation causée par leurs pratiques fait émerger des contre-initiatives. Des États membres de la zone euro commencent à inclure des clauses d’action collectives dans leurs contrats de dette. Ces clauses stipulent que « si une majorité des détenteurs d’obligations acceptent un effacement de dette, tous les autres porteurs de titres doivent s’y soumettre » [9].

Il faudra renforcer ce système de protection. C’est pourquoi, en septembre 2014, l’Argentine a porté la question des dettes de pays souverains devant les Nations unies. En septembre 2014, l’assemblée générale avait chargé la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (Cnuced) d’élaborer les principes d’un mécanisme pour mieux régler les restructurations de dettes [10].
Le comité ad hoc a présenté neuf principes de base en septembre 2015 [11]. Une résolution les reprenant a été adoptée par une grande majorité (136 voix pour) de l’assemblée générale. 41 pays se sont abstenus, 6 ont voté contre : les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon, le Canada et Israël.

Ce vote, écrit Bhumika Muchhala dans South Bulletin, reflète bien les rapports géopolitiques, avec d’un côté les pays en développement qui veulent accroître la stabilité et l’équité du système financier international et de l’autre côté, « les pays développés les plus puissants qui bloquent ces mesures en disant qu’on peut uniquement en discuter dans les institutions financières internationales » [12]. Mais trop nombreux sont les cas qui prouvent qu’un mécanisme pour résoudre les dossiers de dettes souveraines est nécessaire.

 


Pour citer cet article :

Raf Custers, "Quand l’Argentine s’offre aux vautours", Gresea, mars 2016. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1491



Notes

[1The end of the Argentine debt impasse is in sight, Financial Times, 2 mars 2016.

[2Moore, Elaine & Politi, Daniel, Argentina eyes $15bn bond sale for debt market return, Financial Times, 3 mars 2016.

[3Yuefen Li, Implications of Argentina’s deal with ‘super holdouts’, SouthViews, n° 126, 5 mars 2016.

[4« Under prior Argentine administrations …The Republic never seriously pursued negotiations toward settlement. Instead, the Republic’s leadership engaged in rhetoric, calling plaintiffs “vultures” or “financial terrorists,” while showing open contempt for this court’s rulings. Despite the best efforts of the Special Master, he could not coax the Republic to negotiate with plaintiffs in good faith in 2014 and 2015. All that has changed. President Macri pledged during his campaign that he would seek to resolve these long-running lawsuits—and he has honored that promise. » Judge Thomas P. Griesa, Case 1:11-cv-04908-TPG Document 47 Filed 02/19/16, US District Court for the Southern District of New York, p.13

[5Stevenson, Alexandra & Gilbert, Jonathan, Argentina reaches deal with hedge funds over debt, New York Times, 29 février 2016.

[6Porzecanski, Katia, Singer Makes 369% of Principal on Argentine Bonds in Debt Offer, Bloomberg, 1 mars 2016.

[7Moore, Elaine &Politi, Daniel, O.c.

[8Le gouvernement Macri a licencié environ 20.000 employés dans la fonction publique. Avec sa soi-disant politique de « coup de poing », un total de 107.000 personnes dans le secteur public et le secteur privé ont perdu leur emploi. (Source : "Argentine : 108.000 licenciés en 2 mois", traduit de Cubadebate, 7 mars 2016.)

[9Couet, Isabelle, Depuis l’Argentine, la chasse aux fonds « vautours » est déclarée dans le monde, Les Echos, 4 mars 2016.

[10Voir aussi Custers, Raf,Argentine-Fonds vautours : 1-0, Gresea, 9 septembre 2015 – en ligne
http://www.gresea.be/spip.php?article1413

[11unctad.org/meetings/en/SessionalDocuments/a69L84_en.pdf

[12Bhumika Muchhala, UN adopts landmark debt resolution on principles for sovereign debt restructuring, South Bulletin, Genève, 9 octobre 2015, p.2.