Pendant des décennies la Banque Mondiale a dominé, avec son financement et ses maximes, le développement de la périphérie. Dorénavant elle devra supporter un homologue à ses côtés. Il a pris le nom de Banque asiatique d’investissement en infrastructures et a été créé à l’initiative de la Chine. Une Banque mondiale-bis vient de voir le jour. Cela peut bouleverser, demain, le monde.
Le 17 janvier dernier Beijing fêtait une victoire de taille. Ce jour-là s‘installait la Banque asiatique d’investissements en infrastructures. En peu de temps cette nouvelle banque de développement a pu attirer 57 pays membres. Parmi eux, la Grande-Bretagne et l’Australie, qui ont tout simplement fait fi de la forte opposition de Washington. Cette initiative positionne la République populaire de Chine dorénavant à côté de la Banque mondiale.
L’histoire de la Banque asiatique d’investissement en infrastructures (BAII) est courte. Le président chinois Xi Jinping a informé les pays voisins de sa création en octobre 2013. À peine 28 mois plus tard, cette nouvelle banque de développement voit déjà le jour. Signe de volontarisme poussé de la part de la Chine.
La BAII se dit une banque multilatérale de développement (BMD) "pour le 21e siècle". Elle se donne comme mission d’encourager le "développement d’infrastructures et d’autres secteurs productifs en Asie". Le modus operandi sera "lean, clean and green" lit-on sur son site web : souple, propre et vert !
Les besoins ne manquent pas en effet. En 2014 le Fonds monétaire international (FMI) trouve "qu’une percée internationale en infrastructures" est nécessaire, qu’elle devrait s’orienter surtout vers l’Asie émergente et l’Afrique subsaharienne où les capacités de génération d’électricité et les réseaux de lignes téléphoniques restent largement en deçà des autres parties du monde. [1] Mais les BMD existantes ne suffisent-elles pas pour financer les grands travaux ? [2] D’ailleurs, fin 2014 la Banque mondiale a créé le Global Investment Fund, un nouveau canal pour financer des grands projets – à exécuter par des partenariats publics-privés – dont les cofondateurs sont des banques privées et des fonds d’investissement. Pourquoi fallait-il alors créer cette nouvelle banque multilatérale de développement et en l’occurrence la Banque asiatique d’investissement en infrastructures ?
Grand jeu géopolitique
La Chine a ses raisons. Les premières sont d’ordre géopolitique. Elles concernent tout d’abord la position de la Chine dans les institutions dites de Bretton Woods, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Elles sont parmi les plus puissantes sources de financement au développement, mais aussi d’alignement politique sur le modèle néolibéral. La Chine, pourtant devenue la deuxième économie mondiale, y est toujours minorisée. Le Fonds monétaire avait envisagé une réforme en faveur des économies émergentes en 2010. Mais celle-ci a été bloquée par le parlement des États Unis. Selon Larry Summers, l’ancien ministre des Finances des États Unis, cela explique les soutiens à la Chine et à la nouvelle BAII. [3]
Ces soutiens viennent de tout bord. 57 pays sont actuellement membres de la BAII, la plupart situés dans le Sud-est de l’Asie et en Asie centrale. Mais des pays occidentaux, et non des moindres, ont aussi adhéré à la banque. Parmi eux le Royaume-Uni et l’Australie. Ils n’ont pas prêté l’oreille aux sermons des États-Unis qui ont tout fait pour les décourager. Washington n’a pas eu gain de cause et Londres et Canberra ont estimé les perspectives de la BAII trop prometteuses pour ne pas être de la partie. Le Britannique Martin Jacques, auteur du livre When China Rules the World, estime que l’accession de ces puissances occidentales va dénaturer l’objectif de la BAII. Elle ne se limitera pas à des activités dans la zone d’influence directe de la Chine, mais deviendra une banque de développement mondiale aussi importante, si pas plus, que la Banque mondiale. [4]
Pour Beijing, la création de la Banque "chinoise" est une nouvelle étape dans une stratégie de décloisonnement. On se souvient dans ce cadre qu’en octobre 2011 la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton avait annoncé "un pivotement" américain vers l’Asie pacifique. [5] La Chine veut sortir de ce qu’elle ressent comme un encerclement par Washington et ses alliés. Beijing a donc déployé des programmes de coopération économique avec ses voisins et la sous-région. Cet ensemble d’actions, lancé en 2013 et connu sous le nom de "One Belt One Road" (à traduire par "Un bassin un chemin") prend la forme d’un "réseau d’inter connectivités" [6]
Un "pivotement" chinois
Abordons enfin une dernière raison d’être de la Banque asiatique d’investissement en infrastructures. Elle est liée à la transformation économique interne entamée par la Chine avec le 12e Plan quinquennal (2011-2015). Ce plan tend à donner "un rôle décisif" aux forces de marché dans le fonctionnement de l’économie nationale. [7] Il n’est pas inimaginable que cette nouvelle orientation trouve une de ses traductions dans la création de la banque et dans la politique extérieure de la Chine ; il faudrait une recherche approfondie pour le démontrer. Mais il y a de toute façon synchronisation, puisque toutes ces initiatives ont vu le jour après 2010.
Chose certaine : la Chine cherche des nouveaux emplois pour les considérables réserves de devises étrangères amassées grâce aux exportations de ces dernières décennies. Ces devises étaient utilisées en bonne partie pour acheter des titres de dette publique des États Unis. Mais cela semble prendre fin. Il faudrait maintenant investir dans des projets productifs de l’économie réelle en dehors de la Chine, comme la BAII l’affirme elle-même. Se faisant, le pays gagne évidemment une place dans la "gouvernance globale". [8]
La Chine certes fait preuve d’une plus grande assertivité, même territoriale. Les tensions avec le Japon (et les États-Unis) pour ses expansions dans la mer de Chine du Sud persistent et sont régulièrement accentuées par des médias occidentaux. [9] Mais Beijing s’empresse pour dire que la BAII doit concilier plutôt que polariser.
La nouvelle banque n’aurait pas l’ambition de concurrencer la Banque mondiale, les deux pouvant travailler côte à côte. Elle ne mettrait pas en péril la nouvelle banque de développement (NBD) des BRICS non plus. [10] La mise en chantier de cette dernière avance lentement depuis qu’elle a été proposée par l’Inde en 2012. L’explication serait que la NBD est constituée à part égale par cinq économies émergentes (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), ce qui rendrait sa construction bien plus compliquée que celle de la BAII où la Chine est au commandement. En plus, la Russie et le Brésil, deux des cinq fondateurs, traversent actuellement une récession économique ce qui peut saper les engagements avec leurs pairs.
Investissement Sud-Sud
Est-ce que cela signifie que la Chine utilisera la BAII exclusivement pour sa politique internationale ? Ce n’est pas probable, puisque les autres participants auront leur mot à dire. Le capital de la BAII est de 100 milliards de dollars (quelque 91 milliards d’euros). Mais les actions sont réparties entre les participants selon le poids de leur économie (le produit intérieur brut). Le Japon ne prend pas part à la BAII. Mais le jour où il déciderait de le faire, la Chine pourrait théoriquement se trouver mis en minorité.
On ne peut pas exclure que la Banque asiatique d’investissements en infrastructures devienne active au-delà de son premier théâtre opérationnel et notamment en Afrique. Deux des membres fondateurs sont l’Égypte et l’Afrique du Sud. Et Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement, a exprimé l’espoir que BAII et BAD coopéreront "pour combler le déficit de financements pour les infrastructures dans les pays africains". [11]
Mais là les rivalités réapparaissent. Pour reprendre l’exemple de l’électricité, dans ce secteur l’Afrique veut réaliser l’accès universel d’ici à 2025. Cela suppose un effort surhumain, sachant qu’aujourd’hui sur un total de 234 millions de familles africaines seulement 101 millions de familles (soit 43 pour cent) ont accès à l’électricité. [12] Or, le gouvernement des États Unis (en accord avec leurs grandes corporations du secteur) a promis de dépenser 7 milliards de dollars pour "doubler l’accès à l’électricité en Afrique subsaharienne". [13]
Tout dépend alors des standards utilisés par les "partenaires" : se fatiguent-ils pour les populations (Africaines en occurrence) ou cherchent-ils des débouchés pour leurs entreprises ?
Pour citer cet article :
Custers, Raf, "Made in China : une "alter-Banque mondiale" ?", Gresea, février 2016, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1487