Combien de plans de lutte contre le chômage n’a-t-on pas entrepris depuis les années 70 ? Combien de programmes n’ont-ils pas promis de créer un nombre d’emplois important pour résorber un fléau qui touche officiellement plus de 26 millions de personnes dans l’Union européenne ?
Pourtant, sur ce plan, les chiffres demeurent inflexibles. Pire encore : avec la crise, les statistiques s’affolent. La question mérite donc d’être posée : fait-on réellement tout pour éliminer l’inactivité forcée ? Le marché de la force de travail n’est, à l’évidence, comparable à nul autre. Sur n’importe quel autre, par exemple celui des poires, le prix et la quantité sont censés être fixés par la rencontre de l’offre et de la demande. Ainsi, un tarif pour l’achat d’une poire sera établi. Celui qui le trouve trop élevé pourra se dire : « tant pis, je ne mangerai pas de poire, cette fois ».
Une telle considération est toutefois impossible pour l’emploi. Normalement et initialement, pas d’emploi, pas de salaire et donc pas de revenu pour vivre, même si aujourd’hui les mécanismes de solidarité entre travailleurs pour bénéficier d’une aide durant ces périodes ont été institutionnalisés à travers la sécurité sociale. La relation contractuelle est d’emblée inégale. Tout salarié potentiel sait qu’il va devoir passer sous les fourches caudines de l’employeur pour obtenir le sésame qu’il attend.
Pile je gagne, face tu perds
Cependant, le rapport de forces ne s’arrête pas là. Le patronat tente de jouer sur les deux côtés à la fois. Non seulement il détermine la demande, mais en outre il influence l’offre. En période de prospérité, là où il pourrait être en manque de main-d’œuvre, ce qui pourrait élever le salaire, il pousse d’autres gens à postuler. Une fois la crise arrivée, il interrompt le processus d’intégration.
Ainsi, lors des « Trente Glorieuses » (entre 1945 et 1975), les employeurs ont encouragé la venue des femmes sur le marché. Ils ont incité les politiques d’immigration massive, de sorte qu’une série d’activités que des Belges ne voulaient plus faire à ce revenu-là soient exercées par des étrangers. Mais, une fois 1973 et le début de la récession, ces stratégies ont été arrêtées brusquement.
Dès ce moment, les dirigeants d’entreprise ont revu à la baisse les prétentions des travailleurs embauchés. Dans un certain nombre de pays, l’indexation des salaires a été supprimée. Les allocations de chômage ont été limitées dans le temps. Les statistiques des pays capitalistes avancés montrent toutes, depuis la seconde moitié des années 70, une réduction de la part des rémunérations salariales dans le revenu national, à l’avantage des profits bruts.
Sur ce plan, la situation et les stratégies patronales ne semblent guère avoir évolué depuis 1867, lorsque Karl Marx écrivait : « C’est là l’effet général de toutes les méthodes qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l’offre et la demande de travail cessent d’être des mouvements partant de deux côtés opposés, celui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l’offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions la loi de l’offre et la demande de travail consomment le despotisme capitaliste. » [1]
Tout pour la compet’
Pour le patronat européen, cela ne suffit pas. Son objectif est d’obtenir que les autorités communautaires décident que la compétitivité devienne le centre stratégique majeur des politiques socio-économiques et qu’elles aident ainsi les firmes face à leurs rivales américaines et asiatiques. Il s’agit d’un changement fondamental, car, dans ce cadre, les entreprises doivent pouvoir produire sur le continent, mais vendre ailleurs. Le salaire n’est plus vu comme une partie de la demande, mais essentiellement comme un coût qu’il faut diminuer à tout prix.
Or, les employeurs se rendent compte que le chômage de longue durée ne permet plus d’exercer une pression suffisante sur le marché de l’emploi. En effet, une personne dans cette situation, après avoir dépensé beaucoup d’énergie à chercher du travail sans résultat, va se décourager inévitablement. Elle n’enverra plus son curriculum vitae tous azimuts. Elle ne se présentera plus à chaque proposition d’embauche et le directeur des ressources humaines se retrouvera, au total, face à dix candidats, au lieu d’en avoir plus d’une centaine.
C’est pourquoi le patronat va demander à la Commission européenne de prendre cette affaire en main, alors qu’au départ ce n’est pas une matière communautaire. Il en résultera d’abord la définition d’une stratégie européenne pour l’emploi en novembre 1997, au sommet extraordinaire de Luxembourg. Celle-ci sera reproduite de façon plus contraignante à Lisbonne, en mars 2000.
À cette occasion, les chefs de gouvernement des quinze États membres de l’époque vont préciser qu’ils ont l’intention de faire en 2010 de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » [2]. En matière de travail, ils vont s’orienter dans deux voies principales : d’une part, la multiplication des emplois flexibles et précaires, ceux dont on dit qu’ils ne permettent pas d’en vivre réellement ; d’autre part, l’activation des chômeurs, autrement dit l’obligation pour ceux-ci de montrer leur engagement continuel à rechercher un poste, même s’il y a peu de chance d’en décrocher un.
Les autorités européennes se focalisent sur un indicateur : le taux d’emploi, c’est-à-dire le rapport entre les personnes actives et la population en âge de travailler, soit de 15 à 64 ans, qui devait atteindre 70% en 2010 [3]. Mais pour être considéré comme actif, il suffit de travailler une heure par semaine. De la même façon, le chômage ne sera plus comptabilisé officiellement comme le nombre de chômeurs recensés, mais comme l’estimation sur base d’enquête de ceux qui combinent les trois caractéristiques suivantes : 1. ne pas avoir travaillé au moins une heure durant la semaine de l’investigation ; 2. être disponible immédiatement pour être engagé éventuellement ; 3. rechercher activement du travail, preuve à l’appui.
Les politiques belges entrent dans ce cadre. L’activation est poursuivie de façon de plus en plus intensive. Et le gouvernement Di Rupo a décidé la dégressivité des allocations, de sorte que les chômeurs de longue durée soient de plus en plus forcés de sortir de leur situation et acceptent quasi n’importe quoi pour éviter la mendicité.
Au profit de qui ?
Il y a lieu de s’interroger sur ce genre de moyens pour tenter de résorber le chômage. Comment croire raisonnablement que c’est mettant la pression sur les personnes sans emploi qu’on en créera ? Cela tient de la méthode Coué.
Ensuite, des emplois à temps partiel, précaires, mal payés, très éloignés des études effectuées ou des desiderata de l’employé, sont aux antipodes de ce qui serait souhaitable pour le salarié. Les politiques qui les privilégient sont-elles réellement au service de la lutte contre le chômage ? Ne sont-elles pas plutôt destinées à offrir au patronat européen la main-d’œuvre bon marché qu’il souhaite ? S’il y a vraiment trop de travailleurs sur le marché, pourquoi ne pas promouvoir plutôt une réduction des heures de travail, sans perte de revenu ?
Enfin, l’objectif de compétitivité est lui-même très discutable. Il s’agit, en effet, d’aller vendre à l’étranger, donc de demander au reste du monde de payer une marchandise ou un service qui sera produit chez soi et qui rapportera de ce fait. C’est envisageable s’il y a réciprocité ou s’il faut acquérir des biens qui n’existent pas sur son territoire. En tant que moyen pour sortir de la crise, comme le présentent les dirigeants européens, cela signifie essayer d’exporter son chômage.
L’économiste britannique John Maynard Keynes fustigeait déjà cette orientation en 1930 : « Si un producteur déterminé ou un certain pays diminue les salaires, ce producteur ou ce pays sera en mesure de se tailler une meilleure part de la demande globale tant que les autres ne l’imiteront pas. Mais si on diminue les salaires partout à la fois, le pouvoir d’achat de la communauté dans son ensemble sera réduit du même montant que les coûts, et, ici non plus, personne n’y gagnera. » [4]