Eté 1944, les alliés viennent de débarquer en Normandie et une issue victorieuse au conflit mondial est sérieusement entrevue. Les États-Unis de Roosevelt prennent les devants pour mettre en place les conditions d’un nouvel ordre économique et monétaire mondial. C’est lors de la conférence de Bretton Woods dans le New Hampshire qui se tiendra du 1er au 22 juillet 1944 que 44 gouvernements [1] vont jeter les bases de ce nouvel ordre et que plusieurs institutions internationales vont voir le jour (FMI, BIRD [2] qui deviendra la Banque mondiale).

Les pays européens étant pour la plupart trop affaiblis par le conflit en cours pour exercer une réelle influence, les deux principaux protagonistes de cette conférence seront la Grande-Bretagne et les États-Unis, emmenées par leur chef de file respectifs, John Maynard Keynes, un des plus influents économistes du XXe siècle et Harry Dexter White, un haut fonctionnaire du trésor américain.

Deux plans reflétant, les intérêts nationaux des deux pays s’opposent dès lors - bien qu’un certain nombre de positions soient partagées par les deux pays - pour la mise en place d’une nouvelle architecture du système économique mondial.

L’idée que les problèmes monétaires et financiers de l’entre-deux guerres doivent absolument être évités fait consensus. L’analyse des causes de la dépression des années 30 constitue aussi un point de convergence entre Anglais et Américains à ce moment. Le constat que l’instabilité monétaire (sortie de plusieurs pays de l’étalon-or) et les variations importantes de taux de change (monnaies surévaluées puis dévaluées) pendant les années 30 avaient été les principales causes de la grande dépression font alors l’unanimité. Un autre élément d’analyse partagé est le fait que des barrières commerciales ont pu également être déstabilisatrices pour l’économie mondiale tout comme les politiques déflationnistes menées.

C’est tout logiquement, en raison des interprétations faites à ce moment, que le système issu de Bretton Woods sera basé sur des taux de change fixes mais ajustables et se donnera pour objectif le développement du commerce international et l’essor des relations commerciales et monétaires multilatérales.

Plan et contre-plan

Mais, arrêtons-nous brièvement sur les deux plans proposés :

le "plan Keynes" : "Proposal for an international clearing union" (ICU)

L’idée de Keynes tourne autour de l’élimination de l’or – une "relique barbare" selon ses termes, du refus de donner le rôle d’étalon à une monnaie nationale et de l’injection massive de liquidités dans l’économie pour permettre la reprise de la croissance mondiale.

L’économiste britannique prône une extension des systèmes bancaires nationaux et la création d’une chambre internationale de compensation, une "banque centrale des banques centrales" – l’ICU- avec la capacité d’émettre une monnaie de réserve – le bancor – qui servirait pour les échanges entre banques centrales. L’ICU aurait le pouvoir d’imposer des dévaluations ou des réévaluations aux pays dont la balance commerciale serait excédentaire ou déficitaire.

Les réserves de chaque pays en bancor seraient alors fonction de la part relative des pays dans le commerce international sur les trois dernières années et la valeur de cette monnaie serait définie par un poids d’or [3], comme les monnaies nationales. Le plan prévoit que 25 à 30 milliards de dollars soient injectés mais avec pour contrepartie l’instauration d’un mécanisme qui permettrait de "pénaliser" les pays trop endettés (par des dévaluations par exemple) tandis que les pays créditeurs seraient tenus de réévaluer leurs monnaies, d’accroître leurs prêts internationaux pour le développement et d’augmenter leurs importations. Les capitaux seraient également strictement contrôlés dans ce plan afin de décourager la spéculation (sur les monnaies des pays débiteurs) et la déstabilisation du système de change fixe. L’ajustement dans ce plan est plutôt supporté par les pays créditeurs. Ce système aurait évidemment plus profité à la Grande Bretagne, alors débitrice, tandis que les pays créditeurs (les États-Unis notamment) seraient en charge du financement de politiques expansionnistes. Il y a là comme un parallèle avec les pays du centre (créditeurs) et de la périphérie (débiteurs) de l’Union européenne.

Le "plan White"

Les Américains de leur côté souhaitent la mise en place d’un système avec pour étalon l’or [4], et un régime de change fixe. L’injection massive de liquidité n’est pas la solution entrevue par les États-Unis pour qui de telles mesures constitueraient une incitation à s’endetter pour les pays en situation de déficit commercial et pourrait mettre en péril, à terme, le système monétaire international.

Le plan White prévoit la création d’un "fonds de stabilisation des Nations-Unies" en charge d’empêcher les politiques de change non coopératives et d’offrir des prêts aux pays nécessiteux de défendre la parité de leurs monnaies. Ce fonds disposerait d’une dotation de 5 milliards de dollars - soit 5 à 6 fois moins que ce que prévoyait le plan anglais – et serait alimenté par les pays membres via le versement d’une quote-part constituée d’or et de monnaie nationale.

Des pénalités, pour les pays dont les emprunts dépasseraient leurs quotes-parts, seraient possibles sous la forme de recommandation du Fonds qui aurait le pouvoir d’orienter la mise en place de politiques d’ajustement. C’est le début de ce que l’on nomme la conditionnalité. Dans ce modèle, à l’inverse du plan de Keynes, c’est sur les pays débiteurs que repose l’ajustement.

Le plan White comprend aussi la création d’une banque internationale pour la reconstruction et le développement, la BIRD, qui deviendra plus tard la Banque mondiale.

Si dans le modèle de Keynes l’idée était de créer un organisme au-dessus des banques centrales – où le rôle des États-Unis et du Royaume-Uni primerait - pour gérer le système monétaire, les Américains étaient plutôt partisans d’un système de coopération internationale basé sur l’or.

Les deux plans sont publiés en 1943 [5] et, au terme de neuf réunions rassemblant les négociateurs américains et britanniques à Washington, les Anglais finissent par renoncer au "plan Keynes" sous sa forme initiale, arrachant tout de même quelques concessions aux Américains, notamment sur les montants alloués au Fonds qui passent de 5 à 9 milliards de dollars. Le bancor et l’octroi massif de liquidités est abandonné.

En réalité, "les délégués n’eurent pas à choisir entre un plan Keynes et un plan White. Depuis longtemps déjà, Keynes, White et leurs collaborateurs avaient aplani leurs divergences de manière à ce qu’un seul plan, anglo-américain, soit présenté aux délégués à Bretton Woods" [6]

Pax Americana

Un compromis est rendu public le 1er avril 1944 : la déclaration conjointe des experts sur l’établissement d’un fonds monétaire international. C’est ce plan qui sera soumis aux participants de la conférence de Bretton Woods quelques semaines plus tard.

Il faut rappeler que le rapport de forces entre les deux pays était déjà tout à fait déséquilibré. Les États-Unis occupaient en effet la place de première puissance économique devant la Grande-Bretagne à ce moment. La période d’après-guerre laissait prévoir une situation où les États-Unis seraient largement créditeurs, tandis que le Royaume-Uni avait été amené à emprunter de façon conséquente auprès des pays du Commonwealth - mais aussi des États-Unis - pour financer l’effort de guerre et disposait d’une balance commerciale déficitaire.

L’idée de refonder le système économique n’est donc pas née de la conférence de Bretton Woods, les discussions et négociations ayant eu lieu depuis 1942. Ce sont principalement la répartition des quotes-parts et les détails des statuts finaux du FMI et de la BIRD qui seront discutés à Breton Woods.

Une série de mesures préfiguraient déjà la vision des États-Unis pour l’économie mondiale dès 1942. Les accords prêts-bails avec la Grande Bretagne – très endettée et face à un besoin de liquidités pour honorer les dépenses de guerre - entérinaient déjà le principe de non-discrimination en matière de commerce et celui de convertibilité des monnaies [7]. "Sir Stafford Cripps le rappellera dans la discussion aux Communes, faisant apparaître les accords de Washington comme l’aboutissement d’un choix antérieur, l’accomplissement d’une obligation déjà souscrite, sans doute sous la pression de la nécessité" [8].

Keynes écrira, à propos de l’épisode de Bretton Woods, dans une correspondance avec Richard Kahn [9] : "Les Américains n’ont aucune idée sur la manière de placer ces institutions dans une perspective d’intérêt international, et leurs idées sont mauvaises dans presque toutes les directions. Ils sont pourtant complètement déterminés à imposer leurs convictions sans considération pour le reste d’entre nous. [...] Ils croient posséder le droit de donner le ton à propos de pratiquement tous les points abordés. S’ils connaissaient la musique, passe encore, malheureusement ils ne la connaissent pas", note Pierre Uri [10].

Le 29 décembre 1945 sont ratifiés les statuts du FMI par 29 gouvernements. Harry Dexter White est nommé administrateur américain au FMI par le président Truman le 23 janvier 1946. Alors que tout le monde s’attend à ce que White, dont le plan a largement influencé la création du FMI en soit nommé le premier directeur, c’est le belge Camille Gutt qui devient le premier directeur général du Fonds le 6 mai 1946 [11]. Eugène Meyer, un Américain, devient quant à lui le premier président de la Banque mondiale. Une répartition des postes entre Europe et États-Unis qui fera tradition jusqu’aujourd’hui.

P.-S.

Le numéro 77 du Gresea Echos à paraître début avril 2014 sera consacré à l’étude des interventions du FMI depuis les années 1970 jusqu’aujourd’hui, tant au Sud qu’en Europe. En supplément, et en guise d’introduction, deux analyses dont voici la première sont ainsi proposées. Elles concernent la naissance du FMI et son action sous le système monétaire international dit de Bretton Woods (1945-1973).

Notes

[1L’Allemagne et le Japon sont absents, l’Union soviétique participe mais sans réellement vouloir peser dans les négociations tandis que les gouvernements européens sont représentés par leurs gouvernements en exil- c’est le cas de la France qui sera représentée par P Mendès-France alors membre du gouvernement provisoire d’Alger. Très peu de pays "en développement seront présents (Chine pré-communiste, Inde, Brésil et quelques pays latino-américains).

[2La Banque internationale pour la reconstruction et le développement.

[3Le bancor, dont la valeur pourrait varier, ne serait alors pas convertible en or ou en monnaie nationales bien que sa valeur soit libellée en or.

[4Il faut rappeler que les deux tiers du stock d’or mondial étaient détenus par les États-Unis à ce moment, ce qui permettait de fait aux Américains d’occuper une place centrale dans le dispositif.

[5Pour plus de détail sur la genèse des plans américains et anglais ainsi que les débats préliminaires à Bretton Woods, lire : Dostaler, Keynes et Bretton Woods, dans Interventions économiques. Pour une alternative sociale, n° 26, automne 1994 - hiver 1995 (Dossier : De l’ordre des nations à l’ordre des marchés. Bretton Woods, cinquante ans plus tard.) (pp. 53 à 78)

[6Dostaler (1994), ibid

[7L’existence de la zone sterling, et d’un système qui obligeait les colonies britanniques –Inde, et Égypte notamment – à dépenser leurs excédents au sein de l’empire constituait une forme de discrimination commerciale. Les colonies n’avaient pas non plus le droit de convertir leurs monnaies avec d’autres monnaies hors du bloc sterling, particulièrement les dollars

[8Uri Pierre. L’accord financier anglo-américain. In : Politique étrangère N°1 - 1946 - 11e année pp. 5-24. Disponible ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342x_1946_num_11_1_5445

[9A qui l’on doit l’idée du multiplicateur d’investissement popularisée par Keynes dans sa Théorie générale

[10Keynes, XXVI, p. 217, traduit in Hession, 1985, p. 424, tiré de Dostaler, 1994

[11Ironie de l’Histoire, White ne fut pas nommé directeur général du FMI car il était soupçonné d’être un espion au service de l’URSS. Cette affaire n’éclata pas au moment de la nomination du premier dirigeant du FMI car les élections américaines approchaient et l’affaire risquait de faire le jeu de l’opposition républicaine. Ce n’est qu’en 1948 que les témoignages de deux agents des services secrets américains évoqueront publiquement les soupçons qui pèsent sur White. White décèdera d’une crise cardiaque quelques semaines plus tard. La déclassification d’archives du FBI et du KGB dans les années 1990 confirmera le rôle de White comme informateur de l’Union soviétique et ce dès les années 30.