L’Amérique latine est le théâtre d’un débat autour de deux conceptions, diamétralement opposées, du "développementalisme". D’un côté, les gouvernements réputés progressistes qui tablent sur l’essor économique, particulièrement dans le secteur minier ("extractiviste"). De l’autre, une série de mouvements sociaux qui dénoncent ce choix sous le terme générique de "consensus des commodities" (ce dernier mot désignant, en anglais, les matières premières). Tour d’horizon avec Maristella Svampa, porte-parole de cette tendance.
Interview réalisé par Raf Custers
L’Argentine participe au "Consensus des Commodities" (dont la définition apparaîtra plus loin). C’est ce que soutient la sociologue argentine Maristella Svampa. Ce consensus était d’abord tacite. Mais depuis deux ou trois ans, il est devenu explicite. Les gouvernements misent sur l’extraction de matières premières, sans se soucier des conséquences et en persécutant ceux qui s’y opposent, nous dit Maristella Svampa. Elle est un témoin de premier ordre, pour avoir participé dans des luttes en Argentine et ailleurs en Amérique latine depuis des décennies. [1]
Nous nous rencontrons le mardi 17 décembre 2013, dans le Bar Aromi, Avenida Corrientes à Buenos Aires. Je lui montre une coupure d’un quotidien du même jour. L’entrepreneur Lazaro Baez est accusé d’avoir ‘subventionné’ le couple présidentiel Kirchner. Baez aurait payé des millions pour des chambres louées dans des hôtels qui appartiennent aux ‘K’. Maristella Svampa, de retour depuis deux jours d’un voyage en Equateur, n’est pas surprise. Elle a travaillé en France, nous nous parlons en Français.
Les millionnaires dirigent
L’Argentine est le théâtre de multiples paradoxes. Un gouvernement étiqueté "de gauche" par une certaine presse, un nouveau ministre de l’Économie (Alex Kichiloff) qui serait ‘marxiste’, une entreprise pétrolière (YPF) renationalisée... De l’autre côté, une répression féroce qui a laissé 11 morts parmi les opposants à une politique officielle d’ouverture aux entreprises transnationales. Comment apprécier ce théâtre ? Nous posons la question à Maristella Svampa, philosophe, sociologue, romancière et présente dans les luttes depuis les années 1990.
Maristella Svampa : C’est bien connu que les Kirchner sont millionnaires. Ils se sont enrichis durant ces trente dernières années, depuis la dictature militaire, parce qu’ils travaillaient dans des cabinets d’avocats et ensuite ils ont multiplié ce patrimoine pendant leur dix ans de gouvernement. Si je me rappelle bien ils ont augmenté de 900% leur patrimoine, surtout dans le sud de la Patagonie, à Santa Cruz. Ils sont propriétaires de pas mal de terres, d’hôtels mais surtout de biens dans le domaine de la construction. Mais oui, ils sont millionnaires ! Ce sont les présidents les plus riches depuis le président de Urquiza (ndlr - au pouvoir de 1854 à 1860), un caudillo et un des leaders de la réunification de l’Argentine. Il faut oublier l’idée que parce qu’ils se présentent comme progressistes, ils seraient austères. Pas du tout, ils ne sont pas du calibre d’Evo Morales (ndlr - président de la Bolivie).
Nestor Kirchner d’abord et puis son épouse Cristina sont à la tête de l’État. Comment le gouvernement est-il composé actuellement ? Est-ce une alliance de plusieurs tendances ?
M.S. : Ils sont à la tête du Frente para la Victoria, qui est une alliance électorale d’orientation péroniste. Vous devez savoir que le Péronisme contrôle la vie politique en Argentine depuis plus de 50 ans. Récemment, le 10 décembre, nous avons fêté 30 ans de démocratie. Le Péronisme a été néo-libéral dans les années ’90 et progressiste dans la dernière décennie. Le Péronisme a une matrice politique tout à fait élastique et pragmatique. Ils représentent à la fois l’officialisme et l’opposition. Les Kirchners sont l’expression d’un Péronisme qui a eu des succès dans le nouveau contexte international et latino-américain.
Il faut, je pense, distinguer des périodes. Entre 2003 et 2005, c’était un progressisme qui remet en question le Consensus de Washington pour mettre la politique au centre, devant l’économie. Rappelez-vous qu’en 2001-2002 nous avons connu une crise terrible. Kirchner a représenté un besoin de retour à la normale et il a eu pas mal de succès. En trois ans il a réorganisé l’Argentine, du point de vue politique mais aussi économique. Nous sommes ainsi entrés dans une nouvelle phase économique, que j’appelle le "Consensus des Commodities", surtout avec le soja comme matière première d’exportation, en phase au départ avec la reconstruction de la voie politique du progressisme.
Vers 2007-2008, nouvelle période de bifurcation avec, cette fois, une série de conflits dans différents secteurs du kirchnérisme. En 2008 le gouvernement se heurte avec les propriétaires de la filière du soja. Cela a débouché sur une brusque polarisation politique et idéologique.
Donc de 2003 jusqu’en 2007 le pouvoir s’est consolidé grâce à une expansion économique nourrie de conflits d’abord centrés sur les "piqueteros" et les chômeurs, pour ensuite se déplacer vers le champ syndical.
Mais à partir de 2008, cela a beaucoup changé. Le kirchnérisme a montré son côté beaucoup plus populiste. C’était le moment de l’exacerbation de la polarisation politico-idéologique. D’abord avec les propriétaires de terres et ensuite avec les médias, et surtout Clarin. En 2007 Cristina Kirchner est arrivé au pouvoir. Elle a été réélue après la mort de son mari en 2011. Le kirchnérisme va dès lors changer ses supports politiques en les trouvant dans certains secteurs des classes moyennes, parmi les jeunes ou dans la Campora, une organisation politique. Il est, à ce moment-là, une construction populiste axée sur les classes moyennes, les secteurs populaires devenant des acteurs subalternes.
Pendant ces dix ans le kirchnérisme a réussi a construire une hégémonie basée sur l’idée du développement national et sur une économie extractiviste. Le soja, la grande mine et maintenant aussi l’expansion des exportations de gaz et de pétrole avec les techniques de la fracture hydraulique et du fracking.
Le Consensus des Commodities
Vous parlez d’un Consensus des Commodities. Comment s’est créé ce consensus et entre qui ?
MS : Je parle du Consensus des Commodities, dans la mesure où les économies latino-américaines sont axées sur l’exportation à grande échelle de biens primaires, qu’on appelle (ndlr – en anglais) les "commodities", comme le soja par exemple qui a été répandu partout en Amérique latine avec l’agrobusiness ; puis les matières minérales, les métaux et les hydrocarburants. Mais cette orientation sur les exportations de matières premières implique aussi toute une infrastructure hydrique et énergétique liée à l’extractivisme et l’expansion de la frontière forestière, hydrique, énergétique etc.
J’utilise cette notion pour signaler la phase basée sur le boom des prix des matières premières et les avantages comparatifs que celles-ci offriraient aux pays du Tiers-monde et d’Amérique latine notamment. Non seulement les gouvernements conservateurs et néo-libéraux ont opté pour cette politique mais également les gouvernements progressistes, malgré les effets négatifs en termes d’augmentation des inégalités sociales, environnementales et politiques.
Cette dynamique s’est accompagnée d’une accélération des dépossessions de terres, de territoires et de droits. J’insiste en effet sur le fait qu’on assiste à un nouveau cycle de criminalisation des luttes, de violations de droits humains, surtout du droit lié à la dimension collective des indigènes et des droits environnementaux.
Le Consensus des Commodities n’est pas une notion simple. Elle comporte plusieurs niveaux, à partir desquels se trament aussi des continuités et des ruptures par rapport au Consensus de Washington. Je n’assimile pas l’un à l’autre, mais ces dernières années un accord tacite parmi les gouvernements s’est développé à propos de l’avantage comparatif et pour nier tous les antagonismes et les luttes socio-territoriales qui sont liés à la dynamique de l’extractivisme.
En parlant de Consensus des Commodities, je fais aussi allusion à l’idée, chère au Consensus de Washington, qu’il n’y aurait pas d’alternative et que l’extractivisme serait la seule voie. On a accepté un langage de résignation et les économies latino-américaines s’adaptent à la nouvelle division de travail mondial et à la globalisation asymétrique. Cela implique une forte stigmatisation des mouvements, des organisations et des intellectuels qui critiquent l’extractivisme.
Effets de rupture
Ce n’est pas un hasard si les gouvernements, et surtout les gouvernements progressistes disent qu’il n’y a pas une autre alternative et que ceux qui s’y opposent sont des fondamentalistes : Rafael Correa, le président de l’Équateur parle des "écologistes enfantins" ; le vice-président de la Bolivie, Alvaro Garcia Linera parle "d’ambientalisme colonial" pour discréditer les opposants et les ONG.
Ce n’était pas le cas pendant la période 2002-2007/08 lorsque de nouveaux gouvernements progressistes ont émergé. En Bolivie et en Équateur, à ce moment-là, des procès innovateurs voyaient le jour et il existait une tension créative émanant d’un discours fortement écologiste, fortement lié à la cosmogonie des peuples indigènes et les frontières de droits avançaient. Cette tendance coexistait avec le discours étatiste qui tendait à récréer l’État après des années de néo-libéralisme. Le discours étatiste est évidemment aussi lié à un langage de développement.
En Argentine, cela n’a pas fait débat. Le kirchnérisme a été développementaliste dès le début, avec une idée très conventionnelle et hégémonique du développement. L’actuelle présidente, Cristina Kirchner, n’a jamais entendu le mot extractivisme et n’a jamais inclus les peuples indigènes dans sa pensée. En Argentine, les peuples indigènes sont à la périphérie de la périphérie. Ce sont eux, les victimes de l’expansion de l’agrobusiness.
Dans un premier temps, le Consensus des Commodities a permis une articulation de discours différents. Elle était difficile mais elle avait lieu. À partir de la consolidation de ces gouvernements, cependant, ceux-ci ont posé un choix et les projets extractivistes se sont multipliés. On le voit lors du deuxième mandat d’Evo Morales en Bolivie, avec le Parti des Travailleurs au Brésil, on le voit maintenant en Equateur et ici en Argentine.
Regardez par exemple les différentes stratégies de développement de ces gouvernements. Vous avez le PAC, le Programme d’Accélération de Croissance au Brésil ; vous avez les allusions à un saut industriel, les programmes d’Evo Morales lors de son deuxième mandat, les programmes agro-alimentaires stratégiques 2010-2020 en Argentine, l’approbation d’une nouvelle loi sur la mégamine en Equateur.
Tout cela montre que des gouvernements si différents forment en fait un bloc. Et donc, je répète que les gouvernements progressistes ont fait le choix de parier sur l’extractivisme. C’est une rupture qui a donné lieu à des conflits emblématiques, dont ceux autour de la construction du méga-barrage de Belo Monte au Brésil, de la construction d’une autoroute dans le territoire indigène à l’est de la Bolivie ou encore contre la loi de l’eau et de la mégamine en Équateur ou en Argentine, avec les manifestations à Famatina en 2012. Vous pourriez ajouter la mine de Conga au Pérou.
Tout cela fait un paquet de conflits emblématiques qui ont rendu la politique de ces gouvernements (que j’appelle le Consensus des Commodities), qui de tacite, au début, est devenu visiblement explicite. La confrontation est devenue directe, entre d’un côté des mouvements socio-territoriaux indigènes et environnementaux, et différentes forces politiques qui critiquent l’extractivisme et, de l’autre côté, les gouvernements qui font le pari de l’extractivisme au nom du contrôle de la rente extractive. C’était une rupture, aussi, parce que cela rendait transparents les choix des gouvernements. Les conflits se sont endurcis et la criminalisation des mouvements s’est aggravée.
Politique des blocs ?
Cette rupture a surgi il y a deux, trois ans. L’ambiguïté dans les discours a été levée et, maintenant, c’est clair et net:l’UNASUR, l’Union des États de l’Amérique du Sud s’est ainsi réunie en session spéciale à Caracas il y a six mois, avec des intellectuels "officialistes" et avec la CEPAL, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. La CEPAL a soutenu et avalisé les nouveaux cadres régulatoires pour la grande mine dans les années 1990 et, ensuite, leur renouvellement. Aujourd’hui, la CEPAL soutient cette logique développementaliste et extractiviste aux côtés des gouvernements. A la réunion de l’UNASUR, ils ont unifié leur discours à ce sujet. C’est un moment important de visibilité du Consensus des Commodities.
Est-ce que cela veut dire : ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous ?
MS : Certainement. Avant, il y avait des allers et des retours, aussi parce que ces gouvernements ont émergés avec le soutien de nombreux mouvements sociaux qui sont dans l’opposition aujourd’hui. Dans le cas de la Bolivie, Evo Morales est né des entrailles des mouvements sociaux, il vient de là-bas. Lui aussi estime qu’il faut rendre des comptes aux mouvements sociaux. Là, aussi : ambivalences et contradictions. Avec le conflit autour de l’autouroute à Tipnis, c’est fini.
Je vais vous raconter une anecdote. Quand j’étais en 2009 en Bolivie, il y avait des organisations qui exigeaient le droit de consultation basé sur la convention 169 de l’OIT qui est inséréé dans toutes les constitutions latino-américaines. Les organisations indigènes (CIDOB, Conamaq, etc.) y étaient plutôt indifférentes, parce que, à ce moment-là, ils avaient de bons rapports avec le gouvernement d’Evo Morales. Ils croyaient que le gouvernement allait leur donner le contrôle du territoire et, par là, des ressources naturelles. Mais ces attentes n’ont pas été satisfaites par le gouvernement qui a décidé de renforcer l’État central et non pas de structurer les autonomies. C’était une première grande rupture entre ces organisations indiennes et le gouvernement.
Il ne faut pas démoniser les ONG. Elles ont été la voie d’expression et de soutien pour de nombreux intellectuels et organisations critiques. Maintenant, lorsqu’ils critiquent la politique extractiviste du gouvernement, les autorités les qualifient de colonialistes. Vous savez : je reviens de l’Équateur et, là, le président Rafael Correa vient de fermer la Fondation Pachamama. C’est incroyable. Il y a maintenant une politique de contrôle et de criminalisation très forte. Et les ONG qui ont un regard critique sur la politique extractiviste en sont les victimes.
Nous comptons rencontrer des syndicalistes. Qu’est-ce que nous pouvons attendre des syndicalistes du secteur minier ? Les syndicats sont-ils également étroitement liés avec la politique ?
MS : Ah oui. Il y a pas mal de syndicalistes dans la politique aujourd’hui mais le mouvement est fortement divisé en Argentine. La CGT est divisée par rapport au kirchnérisme. Hugo Moyano, un leader qui a été du noyau dur du kirchnérisme et chef du secteur du transport, est actuellement dans l’opposition. Il a un langage plutôt national-populaire à l’ancienne. Puis, vous avez l’autre branche de la CGT, qui a négocié avec tous, avec les néo-libéraux, les progressistes : cette branche n’a pas d’idéologie, elle n’a que des intérêts économiques. On les appelle les "gordos". Ils ont détruit le syndicalisme dans les années 1990. Puis vous avez la CTA, la Centrale des Travailleurs Argentins, qui a été une force importante de lutte contre le néo-libéralisme dans les années 1990 mais qui a été fortement divisée avec l’émergence du kirchnérisme. On observe cela dans tous les secteurs, ils se sont divisés en 2009.
Est-ce que cela aussi fait partie du Consensus des Commodities ?
MS : Non. Le Consensus des Commodities ce n’est pas dans une logique ami-ennemi. Ce Consensus fait le pari d’un modèle de développement qui nie toutes les conséquences négatives, tout en présentant ce modèle comme inéluctable.
Populismes…
Je crois que la consolidation du Consensus des Commodities trouve ses origines dans le populisme qui est répandu partout en Amérique latine. C’est un inflexion de type nationale-populaire qui nie aussi l’idée d’un renouvellement politique inspiré par le discours indigène. Le discours indigène est différent, c’est une autre "cosmovision". Ici nous avons à faire à un narratif classique, où l‘État va articuler l’idée de développement national avec des arguments de la globalisation.
Ces dernières années, les régimes progressistes ont évolué vers un modèle de domination traditionnelle, accompagné d’un langage national-populaire très ancré sur la figure du leader. On voit cela au Venezuela, en Équateur, en Bolivie et en Argentine, avec une exacerbation national-populaire. En Équateur et en Argentine, c’est plutôt l’expression d’un populisme des classes moyennes, tandis qu’en Bolivie ou au Venezuela, c’est un populisme des classes populaires. Des pays comme l’Uruguay, le Brésil et le Chili ont une autre tradition politique où le développementalisme est plus institutionnalisé mais aussi plus conservateur.
C’est une période de grands défis en Amérique latine, mais aussi un moment très paradoxal parce que nous ne sommes plus devant des gouvernements néo-libéraux mais leur politique post-néolibérale du Consensus des Commodities laisse tout de même les pays hypothéqués, à tout point de vue.
Avec un accroissement de la "primarizacion", donc une priorité au secteur primaire ?
MS : On voit effectivement que l’importance du secteur primaire augmente. Les économies sont davantage orientées vers la production de matières premières. [2] Mais cela va de pair avec des dépossessions et une emprise même militaire sur les territoires et des droits collectifs. Ici ne se pose pas uniquement la question du développement, mais aussi la question de la démocratie : quel type de démocratie est-on en train de construire ?
N’est-ce pas aussi une question de recolonisation, car les entreprises transnationales imposent leurs schémas ?
MS : Je parlerais plutôt de dépendance, de la matrice de dépendance. Beaucoup de gens ici parlent de recolonisation. Mais le terme "colonisation" a été abâtardi et je préfère utiliser celui de dépendance parce que cela renvoie aux débats latino-américains des années 1970. Mais il est certain que la présence de grandes corporations transnationales et la concentration économique sont beaucoup plus fortes dans les dernières dix ans qu´auparavant.
De la résistance vulnérable aux mobilisations massives
L’autre jour, nous avons parlé à des activistes à la Plaza del Congreso, ici à Buenos Aires. Une dizaine de personnes, ils sont là depuis deux mois, dans des tentes, pour mener entre autres une campagne contre Monsanto. C’était assez triste à voir. Une personne nous disait : "Nous ne sommes pas une organisation, nous nous sommes "autoconstitués". Cela ne donne pas l’image d’une force véritable. Or, dans vos textes et interventions, vous parlez d’une transition vers le post-extractivisme. N’est-ce pas un projet politique ? C’est-à-dire ne faut-il pas pouvoir imposer cette idée au niveau politique ? Pour cela, il faut une vraie force sur le plan politique. Mais cette force existe-t-elle en Argentine ou en Amérique du Sud ?
MS : Le débat à propos de la transition et le post-extractivisme vient seulement de commencer. Il n’est pas hyper-développé, parce qu’il n’y a pas une possibilité d’écoute dans les différents pays, à part certaines discussions en Équateur. L’idée de transition a été lancée par l’Uruguayen Eduardo Gudynas, du CLAES (Centre d’écologie sociale d’Amérique latine). Nous avons un groupe de travail latino-américain qui réfléchit principalement à deux niveaux. D’abord, nous pensons que nous sommes en face d’un projet macro-économique et social et que, dans le cadre du Consensus des Commodities, il faut aussi une réponse à ce niveau. Il faut donc penser en termes de politique publique et en tirer des hypothèses de transition. Ensuite, au niveau micro, il faut donner une expression et une visibilité à de nombreuses expériences en Amérique latine qui, depuis une décennie, proposent une économie alternative axée sur le social, avec des nouvelles formes d’organisation.
Je le répète, il y deux niveaux. Au premier niveau, il faut chercher un soutien politique et constituer une force. Le débat doit surtout avancer dans le domaine culturel. Et là, on est carrément au début, même si le gouvernement équatorial parle déjà d’une transition ou d’un autre modèle alternatif. Lisez par exemple le nouveau projet stratégique de développement de l’Équateur où ils parlent d’une sortie de l’extractivisme. Mais ce n’est jusqu’ici qu’un discours.
Il faut avoir une force sociale politique mais il faut aussi un regard, une vision latino-américaine pour sortir de l’extractivisme et, aujourd’hui, on ne l’a pas. Nous essayons cependant de le mettre à l’agenda, d’en débattre, de mobiliser les gens, de provoquer aussi une conscience culturelle des dangers futurs et présents, et ce dans un contexte de forte asymétrie et de forte dénégation, mais on avance.
Un exemple. Deux économistes péruviens ont fait l’exercice d’imaginer la transition au Pérou, en tenant compte des questions sociales et environnementales. Ils ont élaboré un scénario de transition. [3] Ils ont supposé qu’il y aurait un moratoire sur les projets extractivistes, qu’une supertaxe soit levée sur la rente extractive et qu’il y aurait un sévère contrôle environnemental. Très différent, donc, comparé à la situation actuelle. Cette transition hypothétique ne menait pas à une crise fiscale au Pérou. Ils ont démontré qu’une telle politique est possible, qu’on peut aller de l’extractivisme déprédatoire vers un extractivisme plus raisonnable, en suivant une autre logique. Cela doit se faire par étapes. On ne va pas en finir avec l’extractivisme actuel du jour au lendemain, comme le veulent de nombreux mouvements sociaux. Ce n’est pas possible, c’est un scénario chaotique. Il y a la possibilité d’une transition en étapes. Mais les gouvernements progressistes n’ont pas cette intention.
Nous parlons d’un moratoire alors que le gouvernement multiplie les projets extractifs. La politique des gouvernements progressistes est de plus en plus agressive. Par rapport au soja, par exemple, le plan agro-alimentaire de 2010-20 de l’Argentine table sur une augmentation de 60% de la production. Il y aura donc plus de déforestation et une forte extension de la frontière du soja ; il y aura plus d’agrotoxiques, avec des conséquences au niveau sanitaire et avec une criminalisation accrue et plus de déplacements de communautés indigènes et de paysans. C’est clair.
Je lis qu’il existe des assemblées en Argentine, dans douze provinces, organisées dans l’UAC. Qu’est-ce que c’est ?
MS. L’Union des Assemblées Citoyennes un espace, un réseau d’organisations sociales. Il est important de savoir que ces dernières années, se sont développés des réseaux régionaux. La particularité en Argentine est qu’ils se sont organisés, non pas dans des ONG, mais dans des assemblées "autoconvoquées". Elles sont souvent petites. À Mendoza, le mouvement se fait bien entendre. Dans d’autres villes et régions, en Patagonie à Neuquèn, dans la province de Rio Négro, ils se sont récemment constitués. Là-bas, la montée du "fracking" (pour exploiter le gaz non-conventionnel) a donné une impulsion forte. Les assemblées y sont plus petites, mais il y en a partout. Grâce à cette résistance, entre 2003 et 2011, sept provinces en Argentine ont interdit la mine à ciel ouvert avec l’utilisation de substances toxiques. Ce mouvement a commencé il y a dix ans à Esquel.
Espaces intersticiels
C’est compliqué. A Allen, ma ville natale, il y a une petite assemblée. Là, toute une économie centenaire de production de poires et de pommes est en train d’être déplacée par l’industrie pour la production de gaz et de pétrole. Nous y avons tout perdu. C’est triste. A Neuquèn Capitale, par contre, toute une opposition multisectorielle contre le fracking existe, qui réunit pas mal d’organisations, les travailleurs de l’État, des syndicats, des organisations sociales, des représentants des communautés mapuches.
Pourquoi vous écrivez des romans ?
MS : Parce que, dans des romans, on peut dire autre chose, on touche un autre registre, c’est un autre côté du cerveau et les choses sortent d’une manière inconsciente. J’ai toujours écrit de la fiction, mais je l’ai professionnalisé depuis dix ans.
En 2013 j´ai publié mon troisième roman, "Le mur", dont l’histoire se passe en Patagonie, mon territoire littéraire. En plus, j´essaie de faire une fiction de type social ou de prendre comme point de départ des questions qui sont aujourd´hui au centre de la conjoncture politique. Ainsi, dans mon deuxième roman "Où sont enterrés nos morts" publié en 2012, j´ai raconté l´histoire d´un petit village imaginaire où se mêle beaucoup de problèmes dus à l´extractivisme et aux économies d´enclave : prostitution, pauvreté, corruption, grandes entreprises…
Est-il important pour vous d’être dans les luttes, avec les gens qui se battent ?
MS : Ce n’est pas seulement important, c’est indispensable. Vous savez : la véritable pensée critique en Amérique latine est toujours sortie des luttes sociales. On construit des concepts et des instruments en dialogue avec les savoirs dont les mouvements et les luttes sociales sont porteurs. Cela vaut spécialement par rapport aux luttes socio-territoriales et environnementales. Il s’agit de construire un savoir expert et indépendant des pouvoirs économiques, politiques, judiciaires et médiatiques. Pour moi c’est clair. Ce rapport aux luttes est indispensable. Je ne pourrais concevoir la pensée critique sans ce rapport-là.
Les luttes peuvent-elles se tromper ?
MS : Absolument. Non, je corrige. Les luttes font des choix parfois erronés, pas tellement dans les revendications mais dans les stratégies. Il arrive que je ne sois pas d’accord. J’ai accompagné le mouvement très célèbre des "piqueteros", les chômeurs, entre 1999 et 2004. C’est le mouvement de chômeurs le plus important sur tout le continent. Je pense qu’ils ont commis beaucoup d’erreurs stratégiques, ouvrant la voie à la criminalisation de leur lutte.
Transitions transitoires ?
Dans le cas des mouvements socio-territoriaux, je trouve que la radicalisation empêche parfois de voir des mesures à moyen et long terme. Prenez l’idée de la transition. Nous avons débattu beaucoup avec des mouvements qui n’en acceptaient pas l’idée. Ils veulent l’arrêt de projets extractivistes immédiatement. Mais ce n’est pas possible.
Un mouvement qui, pour moi, a fait des choix erronés du point de vue stratégique est celui de Gualeguaychu, la ville frontalière sur le Rio Uruguay, en face de la ville Fray Bentos en Uruguay. L’assemblée de Gualeguaychu a mené une longue action contre une nouvelle "pastera", une usine de cellulose qu’on allait implanter en face, en Uruguay. C’était une erreur d’utiliser des propos nationalistes contre l’Uruguay. Cela a déplacé les véritables enjeux. L’assemblée n’a pas non plus accepté de faire une consultation publique. C’est leur principale faute. Ils ont réussi à mobiliser beaucoup de gens et, donc, ils n’avaient pas le choix : il fallait organiser une consultation. La question de la consultation est centrale. Elle donne une légitimité à des mouvements et, en plus, quand la situation change, la consultation impose un cadre qu’on ne peut pas abandonner. Mais l’assemblée de Gualeguaychu ne l’a pas voulu. De surcroît, la position de l’assemblée de Gualeguaychu a marginalisé les environnementalistes en Uruguay, qui était traités comme des pro-Argentins. Ajoutez les ressentiments historiques qui existent dans les deux pays et qui ont refait surface. Tout cela a créé une opposition entre les deux pays, le grand pays qu’est l’Argentine et son petit voisin. Il en est sorti la pire des choses, dans les deux pays. Le mouvement de Gualeguaychu a tenu ses piquets pendant deux ans sur le pont international. Mais il n’y avait pas de possibilités d’échanger et de faire des liens avec les gens de l’Uruguay, que du contraire.
Les assemblées contre la mégamine et le fracking sont très vulnérables. Il y a là une asymétrie incroyable, parce que les États agissent en alliance avec les grandes entreprises. La vulnérabilité ne peut être dépassée qu’au moyen d’une mobilisation massive. Heureusement, ces mobilisations existent aussi. A Famatina, dans la province de Rioja, existe un mouvement depuis 2007. Les femmes y ont joué un rôle très important. Elles ont été pendant des années très seules. Mais, tout d’un coup, en 2012, toute la population est sortie dans la rue. C’est là que la question de la mégamine a été mise à l’agenda national pour la première fois.
Donc l’effet de masse est possible. On l’a vu à Esquel. Il faut faciliter le passage du petit groupe vulnérable à la vague de masse. A certains endroits, on en est très loin, à Neuquèn ou en Rio Negro, parce que la politique étatique y est très forte. Neuquèn est une province qui est dépendante de la production de pétrole depuis des décennies. Il est donc difficile pour les gens de concevoir leur existence économique sans le pétrole.
Le champ du débat est ouvert. Sur de nouvelles polarisations socio-politiques. Tendance lourde ou phénomènes de transition transitoires : l’avenir le dira…