Le mardi 27 août, le quotidien économique de référence en Belgique francophone Les Echos estimait que l’Argentine avait enregistré une nouvelle défaite devant les fonds vautours NML Capital et Aurelius Capital Management.

En analysant les choses d’un peu plus près, on s’aperçoit que la réalité s’avère finalement plus complexe que la thèse soutenue par le quotidien financier bruxellois.

Nuée de vautours

En 2001, le gouvernement argentin faisait savoir à ses créanciers privés qu’il lui était impossible d’honorer sa dette. A cet instant précis, la valeur des obligations émises par le Trésor plongeait sur les marchés financiers. C’est ici que l’action des fonds vautours intervient. Ces derniers sont spécialisés dans le rachat d’obligations émises par l’émetteur (privé ou public) en difficulté dans le but de réaliser un bénéfice en refusant toute forme d’accord avec le débiteur et en estant en justice afin d’obtenir le remboursement de leur créance à sa valeur nominale (en plus des intérêts de retard).

Sous la présidence de Nestor Kirchner en 2005, l’Argentine restructurait sa dette en arrachant un accord historique. Le stock de la dette était restructuré à hauteur de 75% de son volume. Ce qui représentait la somme de 80 milliards de dollars, soit le plus grand défaut depuis 1983 comme l’établit le graphique suivant.

Défauts sur dette souveraine depuis 1983. L’Argentine championne du monde en 2001

Les créanciers de l’Argentine ont reçu des obligations à maturité plus longue et d’une valeur nominale allant de 25 à 35% de celle des titres originaux. En 2009, un second round de négociations était entamé avec les créanciers restés, jusqu’alors là, en dehors du processus de restructuration (dans le jargon de la finance, on parle de hold outs). Résultat : plus de 90% des créanciers de l’Argentine avaient accepté les termes de la restructuration de la dette portés à bout de bras par l’administration Kirchner. Depuis, NML Capital et Aurelius Capital Management n’ont eu de cesse de vouloir se placer au-dessus de la mêlée et faire avaliser cette posture par le pouvoir judiciaire (notamment états-unien). Les démêlés du gouvernement argentin avec la justice états-unienne pouvaient alors commencer. Une grande partie de la dette argentine ayant été libellée en dollars, ce sont les tribunaux américains qui ont été désignés comme arbitres en cas de litiges lors de la procédure d’émission des obligations (en espagnol, bonos) par le Trésor argentin.

En 2012, Thomas Griesa, ci-devant juge auprès de la United States Court for the Southern District of New York, statuait que « la République argentine devait verser aux [fonds vautours] requérants 100% des 1,33 milliard de dollars [775 millions d’euros, ndlr] dus en même temps ou avant de rembourser les titres restructurés » [1]. Depuis, un bras de fer a commencé entre les fonds vautours et Buenos Aires. Dès l’annonce de la décision du juge Griesa, les autorités argentines faisaient savoir qu’un dangereux précédent venait d’être créé par la justice US puisqu’il permettait à tous les autres créanciers de faire machine arrière et réclamer que leur soient appliquées les conditions avantageuses dont, d’après le juge Griesa, devaient bénéficier les fonds vautours.

Appels

Le gouvernement argentin faisait savoir qu’il rejetait les conclusions du juge Griesa, tout en rassurant les créanciers qui avaient adhéré aux termes de la restructuration. « Nous continuerons à payer comme nous l’avons fait jusqu’à présent » déclarait le ministre Hernan Lorenzino à l’agence officielle du gouvernement argentin Telam [2].

En considérant que les fonds NML Capital et Aurelius Capital Management et Capital Management avaient été lésés par le défaut argentin, le juge Griesa faisait un croche-pied à la réalité. En effet, les deux fonds n’ont jamais été détenteurs de bonos argentins avant le défaut de 2001. Dès lors, le gouvernement argentin estimait qu’ils n’avaient jamais été affectés par le défaut de 2001 et n’avaient d’autres choix que de se joindre aux conditions générales de la restructuration de la dette publique argentine.

Ainsi, les propriétaires de NML ont acquis pour 222 millions de dollars pour un prix d’achat de 48 millions (soit un quart de sa valeur) en 2008, soit sept ans après la déclaration de défaut du gouvernement argentin et trois ans après la première opération de restructuration de la dette publique impayée. Acheter un bien (en l’occurrence, des bons du Trésor) pour une valeur de 48 et obtenir, par décision de justice, un montant de 222, cela représente un taux de profit de 362,5% [3]. L’affaire était, somme toute, juteuse pour des institutions qui n’ont jamais vraiment participé au financement de la République argentine.

C’est sur ce nouveau montant que sont calculés les intérêts (en ce compris, les intérêts de retard) que l’Argentine devra payer à ses créanciers très spéciaux. Les calculs établis par le ministère des Finances argentin sont éloquents. La somme de 1,33 milliard de dollars à rembourser aux fonds vautours inclut une valeur nominale de 720 milliards pour les bonos et près de 600 millions de dollars d’intérêts de retard à percevoir [4].

Une des dispositions du jugement « Griesa » faisait, à l’époque, l’effet d’une bombe au sein des milieux financiers. En effet, le juge Griesa avait intimé l’ordre à Buenos Aires de déposer 1,33 milliard de dollars sur un compte bloqué et lui interdisait un remboursement quelconque des autres créanciers tant que les fonds vautours n’auraient pas été dédommagés. Le spectre d’un défaut de l’Argentine refaisait alors surface.

Pour éviter un tel scénario catastrophe, le gouvernement argentin décidait d’interjeter appel de la décision du juge Griesa. Ce recours étant suspensif de la décision du juge Griesa, les créanciers de l’Argentine pouvaient souffler. C’est à ce stade de la procédure que selon le journal L’Echo, l’Argentine aurait perdu la partie.

Dangers

Les choses ne sont, d’évidence, pas si simples. L’Argentine a, certes, manifesté sa décision de ne pas payer 1,33 milliard de dollars aux fonds vautours mais, en même temps, a toujours fait valoir qu’elle honorerait ses dettes auprès des créanciers. Ce qui impliquait que les fonds vautours se voient attribuer le même traitement que tous les autres créanciers. Cette stratégie, déterminée en mars 2013, n’a pas été modifiée d’un iota par la décision de la Cour d’Appel de New York.

De toute manière, l’Argentine va interjeter appel auprès de la Cour Suprême des États-Unis. Par conséquent, la décision du juge Griesa confirmée par la Cour d’Appel est suspendue. Bref, jusqu’à présent, l’Argentine n’a perdu aucune partie. D’ici à ce qu’une décision intervienne, Buenos Aires pourra même compter sur d’intéressants soutiens. Cet été, la France avait annoncé soutenir l’Argentine et avait manifesté son intention d’intervenir auprès de la Cour suprême américaine afin de l’informer "des implications potentielles de sa décision sur le bon fonctionnement du système financier international". [5] Le gouvernement français ne faisait, en cela, que suivre la Cour de Cassation et avant cela, les Cours d’appel de Paris et de Versailles qui avaient donné raison à l’Argentine contre le fonds vautour NML. Ce dernier réclamait que des arriérés d’impôts dus par les filiales argentines des firmes Total, BNP Paribas et Air France au gouvernement argentin soient saisis à titre de provisions sur les sommes dues [6]. On notera avec intérêt que cette victoire de l’Argentine dans son match contre les fonds vautours n’a guère été commentée dans les média occidentaux.

L’Argentine pourrait recevoir le soutien de la Maison Blanche. Le ministère de la justice US analyserait la possibilité de produire un document visant à promouvoir et à « défendre le concept d’immunité souveraine qui permet aux nations [ayant restructuré leurs dettes] de bénéficier d’une protection » contre les exigences des fonds vautours [7]. Rien ne permettait, à l’heure où ces lignes étaient écrites, de présager de l’attitude des États-Unis dans ce dossier. En effet, un groupe de parlementaires du parti républicain invitait l’administration Obama à ne pas aider l’Argentine. Il va de soi que devant une juridiction aussi politique que la Cour Suprême, le soutien de la Maison Blanche pèsera de tout son poids.

Cet éventuel [8] soutien témoignerait d’une juste et saine compréhension des enjeux liés aux restructurations de dettes dans le monde plus que d’une conversion du gouvernement états-unien au Tiers-mondisme. L’administration Obama ne faisait, sur ce point, que suivre l’avis du Fonds Monétaire International (FMI) qui, par l’entremise de Christine Lagarde, s’inquiétait des conséquences que ne manquerait pas d’avoir l’entêtement doctrinaire de la justice américaine sur la stabilité financière internationale. En effet, la décision du juge Griesa s’avère problématique dans la mesure où elle remet en cause la viabilité et la stabilité d’un processus de restructuration de dette publique à l’avenir. On notera que ces considérations ne sont pas dénuées d’intérêt à l’heure où des restructurations de dettes sur la base du modèle argentin ne sont pas à exclure au sein de la fort vacillante zone euro [9].

P.-S.

Xavier Dupret sur La Première dans l’émission "Samedi +" le 07/09/2013 sur "la crise économique et les pays émergents" : http://www.rtbf.be/radio/podcast/player?id=1851305&channel=lapremiere

Notes

[1The Economist, édition mise en ligne le 22 octobre 2013.

[2Telam, édition mise en ligne le 30 mars 2013.

[3Formule du calcul : ((222-48)/48)*100.

[4Pagina/12, édition mise en ligne le 25 novembre 2012.

[5Pagina/12, édition mise en ligne le 23 juillet 2013.

[6Buenos Aires Económico, édition mise en ligne le 5 avril 2013.

[7Buenos Aires Económico, édition mise en ligne le 13 juillet 2013.

[8Force est cependant de reconnaître qu’à l’heure où ces lignes étaient écrites, aucun de ces soutiens ne s’était concrétisé et que l’Argentine restait fort seule face aux vautours.

[9Financial Times, 9 août 2013.