Le concert de lamentations qui s’est exprimé en France autour du besoin d’un "choc de compétitivité" pour relancer une industrie décrite comme déclinante et malade de ses coûts salariaux (ceci expliquant naturellement cela) mérite un examen sérieux. Dans le même temps, en effet, on pouvait lire, dans une information de presse – non destinée au grand public, cette fois – que le problème est d’une tout autre nature...
Le casino des capitaux
Était montré en épingle ici que les entreprises européennes, assises sur un fort matelas d’argent, n’ont consacré "que" 460 millions d’euros en rachats d’actions (buybacks) au cours des douze derniers mois clôturés à la fin du mois d’octobre 2012, soit presque cinq fois moins que le montant (2,2 milliards) versé au cours des douze mois précédents. Voilà, note le journal financier, qui doit être source d’inquiétudes. Ce bas niveau correspond aux pires moments de 2009 et, viendra préciser un analyste bancaire de l’ABN Amro, ce n’est pas une bonne nouvelle : les rachats d’actions, souligne-t-il, ont valeur de "signe de confiance" dans le monde des entreprises – et, là, elle est en berne. [1]
Il faut s’y arrêter. Car on a bien lu, dans cette logique, une entreprise en bonne santé et confiante en elle-même est une entreprise qui s’appauvrit, qui n’investit pas et qui, au contraire, détruit son propre capital en pure perte. Racheter ses propres actions revient en effet à troquer de l’argent frais contre une monnaie de singe, les titres rachetés, dont le seul effet, pour l’entreprise, se traduira par une dette vis-à-vis d’elle-même. Absurde. Et, pourtant, c’est tendance. Aux États-Unis, rapportait en 2008 l’économiste William Lazenick, le montant cumulé des rachats d’actions et des dividendes représentait en 2007 140% des revenus nets des 500 grosses entreprises répertoriées par Standard & Poor, tandis que les seuls rachats d’actions atteignaient, pour les mêmes entreprises, la somme astronomique de 1.400 milliards de dollars entre 2005 et 2007 [2].
Récapitulons. Les entreprises européennes disposent d’une trésorerie en liquidités gigantesque, quelque 2.000 milliards d’euros en mars 2012, rien que dans la zone euro [3]. Donc, largement de quoi investir, embaucher, relancer l’économie. Au lieu de cela, ce qu’on entend, ce sont des lamentos. Pourquoi ? Parce que le retour sur investissement est insuffisant, parce que, sur douze mois, les entreprises européennes n’ont gratifié les "investisseurs" que d’une maigre somme de 460 millions d’euros en rachats d’actions, alors qu’en des temps meilleurs, précise le journal financier précité, on a connu des pics de 3 milliards [4]...
Ou encore, parce que les "charges" sociales et le "coût" du travail seraient trop élevés. Les réduire, cependant, aura vraisemblablement pour principal effet d’encore grossir le matelas de liquidités et, partant, fournir l’occasion de procéder à de belles opérations de rachats d’actions en faveur des boursicoteurs. Cherchez l’erreur.
Une industrie sous influence
Il y a plus gênant. Lorsqu’on parle de l’industrie européenne et des politiques qui pourraient peser sur son évolution, il faudrait savoir d’abord de quelle marge de manœuvre elles disposent. Disons-le tout de suite. Elle est maigre.
En caricaturant un peu, mais pas tellement, la situation qu’on connaît aujourd’hui en Europe est comparable à celle que vivait le Tiers-monde lorsqu’il était essentiellement constitué de colonies occidentales. Le pouvoir politique se trouvait en "métropole", à mille lieux des pays où ce pouvoir s’exerçait. Il y a eu entre-temps des luttes d’indépendance et cette forme rustique de domination appartient au passé. On n’en dira pas autant du pouvoir économique qui, au contraire du pouvoir politique, demeure pour la plupart des nations un "colonisateur" sans visage, agissant à distance de manière voilée – sauf "incident" : c’est lorsque Ford décide soudain de fermer l’usine de Genk, en Belgique, et celle de glop, en Grande-Bretagne, que le vrai visage du pouvoir économique de Ford apparaît, la "métropole" est à Detroit, USA.
Cette forme de "colonialisme" est bien documentée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 1982, les investissements directs à l’étranger (IDE) ne représentaient que 5,1% du PIB mondial. En 1990, ils montent à 7,8%. En 2005, ils atteignent 27,4%. En 2009, c’est 34,5%, plus du tiers [5].
Emploi industriel (déclinant) : de quoi parle-ton ? Tout article de presse qui se respecte évoquera, lorsqu’il est question de "désindustrialisation", la chute vertigineuse de l’emploi industriel en Europe. Dans un article du journal Le Monde (*), ainsi, on pouvait lire –exemple entre mille autres du même tonneau – que, en France, "l’industrie a perdu 36% de ses effectifs entre 1980 et 2007". De l’avis de Jean-Louis Levet, haut fonctionnaire français, cité dans le même journal, ce raisonnement ne tient pas la route. Pour se faire une idée correcte de l’emploi industriel, dit-il, il faut tenir compte des trois cercles industriels actuellement à l’œuvre : l’industrie manufacturière au sens strict, englobant nota bene "tous les services qui y sont liés", ensuite "les industries de réseau" (télécom, transport, électricité) et, enfin, le cercle des produits futurs (biotech’, nanotech’). "Selon cette définition large", dit-il, "l’industrie, c’est 35 à 40% de notre PIB, loin des 14% des statistiques classiques." Cet effacement statistique (erroné) de l’emploi industriel n’est pas sans évoquer le discours, devenu habituel, de la disparition de la classe ouvrière, « nouvelles autoroutes de l’économie de l’information » aidant. Comme souligne avec quelque ironie Samir Amin : « Dans les centres du système (la triade États-Unis, Europe occidentale, Japon) le capitalisme des monopoles généralisés a entraîné la généralisation de la forme salariale. (..) la prolétarisation généralisée que la forme salariale suggère s’accompagne de la multiplication des formes de segmentation du front du travail. Autrement dit le "prolétariat" (dans les formes qu’on lui a connues dans le passé) disparaît au moment même où la prolétarisation se généralise." (‡) (*) Le Monde, mardi 9 octobre 2012, dossier "L’emploi industriel dans la tourmente". (‡) Samir Amin, L’implosion du capitalisme contemporain, éd. Delga, 2012, page 138. |
Les IDE, pour mémoire, consistent essentiellement en des prises de contrôle effectuées par une société transnationale sur une société étrangère. Le résultat en Belgique est assez éloquent. En Région wallonne, en 2010, un emploi industriel sur quatre dépend d’un IDE, donc d’une production déterritorialisée dont le centre de commandement est à l’étranger – idem pour les deux tiers des exportations wallonnes et près des quatre cinquièmes de la recherche/développement [6].
Dans un dossier examinant l’emprise étrangère sur l’économie belge, il était souligné comme un fait assez symbolique que deux entreprises, GDF Suez et Inbev, qu’on qualifiera difficilement comme des fleurons belges, représentent à elles seules 58% de la capitalisation des entreprises cotées à la Bourse (le Bel-20) [7]. On observe les mêmes tendances en France.
Mais pas aux États-Unis. Comme relevait en 2005 une étude des rapports entre désindustrialisation, délocalisation et marchés financiers [8], si la part de l’actionnariat étranger dans les entreprises cotées françaises (CAC 40) est passée de 10% en 1985 à 44% en 2003, elle demeure, aux États-Unis, en dessous de la barre des 10%.
Y fait écho le président chinois, Hu Jintao, au 18e congrès du parti communiste lorsque, dans son discours d’ouverture, il réaffirme que la Chine – où, nota bene, quelque 60% de leurs fabuleuses exportations sont à hauteur de 60% le fait de sociétés contrôlées par l’étranger [9] - "doit fermement renforcer la vitalité des secteurs économiques contrôlés par l’État et donc leur capacité d’influencer l’économie et d’y agir comme des leviers." [10] Si on veut mener une politique industrielle, il faut s’en donner les moyens.
L’industrie : de quoi parle-ton ? Dans son livre sur "L’Europe à la recherche de son avenir industriel" (Labor, 1983), Pierre Maillet évoque les difficultés d’une définition de son objet. Le terme "industrie manufacturière" lui paraît périmé tandis que les cloisons, érigées cinquante ans auparavant (80 ans aujourd’hui…) par Colin Clark, entre secteurs primaire, secondaire et tertiaire sont entre-temps devenues bien poreuses. Ce qu’il illustre par le petit tableau ci-dessous où le poids de l’industrie, dans ses diverses acceptations, est rapporté au PIB français du début des années 1980. ![]()
De l’industrie "au sens strict" et l’industrie au sens large, on le voit, son importance pour l’économie passe progressivement du simple au (presque) double. Lorsqu’on lit dans un texte sur l’industrie, au détour d’une phrase, que son auteur considère son objet "au sens strict", il n’est pas inutile de garder en mémoire le sens qu’il convient d’attacher à cette expression, d’apparence anodine. |
UE : politique zéro
Est-ce le cas en Europe ? On se rapportera utilement, ici, au bilan dressé il y a quelque trente ans lorsque l’économie européenne, ébranlée par le choc pétrolier, invitait à l’introspection. Dans une étude réalisée en 1981, Kenneth Courtis notait ainsi que le Traité de Rome ne dit mot d’une politique industrielle et que ce qui – déjà ! – lui en tenait lieu était la politique de concurrence, "pièce maîtresse de la stratégie de la Commission" [11].
Avec, au titre de présupposé implicite, l’idée que l’industrie européenne allait progressivement se spécialiser sur la base de l’avantage comparatif pour s’affirmer sur le plan international. Cela n’a pas été le cas. De plus en plus, les structures industrielles des principaux pays membres sont devenues similaires et la concurrence, plutôt que de s’exercer vis-à-vis du reste du monde, a trouvé à s’aiguiser à l’intérieur de l’Europe.
Durant la période de "croissance rapide", années cinquante et soixante, cette politique a conduit les pays européens à se concentrer sur les exportations : "aucune autre région du monde", souligne Courtis, "n’était devenue aussi dépendante des exportations". Et, partant, ajoute-t-il, "aussi vulnérable". Un tableau résume cela assez bien.
1951 | 1960 | 1970 | 1976 | 1951-76 | |
Belgique | 24% | 30% | 48% | 60% | +150% |
France | 8% | 10% | 13% | 16% | +100% |
RFA | 8% | 13% | 18% | 24% | +200% |
Hollande | 16% | 24% | 37% | 48% | +200% |
Italie | 4% | 7% | 14% | 17% | +325% |
Gd-Bretagne | 14% | 13% | 16% | 20% | +43% |
Volume des exportations en % du PNB. The Economist, 14 janvier 1978 (Courtis, p.273).
Tant en valeur absolue que relative, ces chiffres parlent d’eux-mêmes. La Belgique, par exemple, partie d’un profil où seul un quart de son produit national brut dépendait d’une demande extérieure pour, 25 ans plus tard, voir cette dépendance multipliée par deux et demi et correspondre à près de deux tiers de son produit national brut.
Presque à la même époque, relevait Pierre Maillet dans un ouvrage qui, déjà, s’inquiétait d’une désindustrialisation du Vieux continent [12], les exportations extra-communautaires de l’industrie en Europe représentaient environ 11% de son PIB, dit autrement, l’Europe "travaille 8 mois par an pour alimenter le marché intérieur et 3 mois pour l’exportation" (le 12e mois des congés payés étant défalqué). En 2010, on est à près du double : les exportations intra-communautaires, pèsent 20,7% du PIB de l’UE-27. Il s’agit là, certes, des exportations toutes catégories confondues. Elles ne manquent pas, cependant, de mettre à jour des disparités révélatrices :

Source : Eurostat et calculs propres.
Des disparités et des constantes : la part intra-communautaire "moyenne" (UE27) des exportations reste élevée (62%) et dénote une certaine "autosuffisance", ce que confirme encore le fait que, sur les onze mois effectifs de l’année, seuls trois mois et demi doivent être consacrés à l’exportation. Cette image rassurante se morcèle cependant au niveau des pays, certains d’entre eux, dans l’échantillon choisi, se voyant cantonnés au rôle de quasi sous-traitants (cas de la Belgique et des Pays-Bas : forte pour ne pas dire extrême dépendance aux exportations), d’autres, principalement l’Allemagne, trouvant une sorte d’équilibre entre ouverture (interdépendance avantageuse) et fermeture (indépendance industrielle), tandis qu’un autre groupe, à l’instar de la France, de l’Italie ou de l’Espagne, se contente largement des débouchés offerts à l’intérieur de leurs frontières pour les richesses qu’il produit.
La Belgique, donc, est devenue "l’économie ouverte" par excellence. Ce n’était pas une fatalité, ni une évolution "naturelle" ; elle est le fruit d’une "politique industrielle" tacite à laquelle il ne manquait que le nom. Et qui, le tableau le montre bien, n’avait rien de typiquement belge : beaucoup de pays repris dans le premier tableau ont suivi le même mouvement – avec, certes, des marges de manœuvre fort différentes, puisque tous, sauf la Hollande, disposaient encore en 1976 d’une économie dépendant aux trois quarts d’une demande intérieure.
Cette politique s’est avérée un échec au tournant des années quatre-vingts, elle tablait sur l’émergence de champions européens susceptibles de s’affirmer – devenir compétitifs – au plan international, elle a surtout vu croître une concurrence intra-européenne autodestructrice (Volkswagen contre Renault, Arcelor contre ThyssenKrupp, Fortis contre ABN Amro, etc.) avec les résultats qu’on sait.
Mieux : à l’époque, la Commission européenne classait, parmi les industries en déclin, le textile (450.000 emplois détruits entre 1973 et 1976), les chantiers navals et, déjà, la sidérurgie – une évolution qu’il n’appartenait pas aux pouvoirs publics de contrecarrer, que du contraire, il fallait se concentrer sur l’aéronautique, le matériel militaire et... l’informatique/télématique où la domination des États-Unis était et reste absolue. Avec le recul : pas nécessairement le meilleur plan.
Novlangue pour un cache-sexe
C’est ce plan, cependant, qui prévaut toujours. Le maître-mot demeure la compétitivité. Elle s’est trouvé un nouveau vocabulaire et de nouveaux miroirs aux alouettes, bien condensés par l’économiste Jean-Louis Levet, auteur en 2012 de "Réindustrialisation, j’écris ton nom" (éditions Jean Jaurès) [13], ce seront la "société post-industrielle" dans les années 1980, la "nouvelle économie" (de la connaissance) dans les années 1990 et les "entreprises sans usine" dans les années 2000, bref, comme y insiste Levet, "la marginalisation des activités productives n’a ainsi rien d’un phénomène naturel, comme une grande partie du monde économique, financier (glop)".
Mais sans doute faudrait-il plutôt parler ici, non pas de l’Europe, mais des "Europe", au pluriel majestatif. Cela ressort bien du tableau du top 5 des excédents et déficits dans la zone euro (2011, en milliards de dollars) :
Excédent | Déficit | ||
Allemagne | 183 | 80 | Italie |
Pays-Bas | 65 | 75 | France |
Autriche | 15 | 60 | Espagne |
Finlande | 8 | 25 | Grèce |
Irlande | 2 | 20 | Portugal |
+ 273 | - 260 |
Source : Martin Wolf, FT 2/11/2011.
Les déséquilibres sont pour ainsi dire harmonieusement équilibrés comme dans un bilan où actif et passif doivent être – et sont – au même niveau : à peu de choses près, les créanciers sont à égalité avec les débiteurs, les uns ont besoin des autres et vice versa – dans le meilleur des mondes, c’est-à-dire dans le cas de figure où l’Union européenne (sa zone euro) cherchait à résoudre à l’intérieur de la "Communauté" et, donc, entre ses "États membres", pour utiliser les formules consacrées de la diplomatie.
Ce n’est pas la direction prise par les poids lourds de la décision européenne, qui tend au contraire à rendre les débiteurs seuls responsables de leur situation, sans autre porte de sortie que celle d’un "assainissement" interne par la réduction drastique des dépenses, toutes catégories confondues : investissements, services publics, santé, éducation, etc. Pareille politique ne peut d’évidence que comprimer la demande et peut sembler, à première vue, suicidaire pour les créanciers dont la rutilante machinerie productive avant tout exportatrice verra une à une ses parts de marché se réduire comme peau de chagrin. Un dernier tableau laisse entrevoir que le problème se pose en réalité autrement.
Balance commerciale (marchandises) de l’Allemagne rapportée à son PIB 1988-2011 (en % du PIB)
Source : Henri Houben – calculs propres sur la base d’Eurostat, International Trade, Database : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/international_trade/data/database.
Extrait de l’analyse que mon collègue Henri Houben s’est livrée sur l’évolution de la crise européenne [14], ce tableau permet bien de visualiser la politique de décrochage du modèle allemand : jusqu’en 2007, abstraction faite d’un affaissement momentané dû à la crise asiatique de 1997, les exportations allemandes en direction du "marché commun" épousent assez fidèlement celles dont les débouchés sont hors de l’Europe (à 27). Dit autrement, le créancier allemand peut très bien "vivre" avec un marché européen appauvri, voire claudiquant – mieux : la pression à la baisse sur les salaires de ses ex-partenaires commerciaux ne saurait avoir que des effets bénéfiques pour modérer les éventuelles ardeurs salariales dans les usines dont l’Allemagne dispose dans son hinterland de l’Europe de l’Est…