Les concepteurs des accords de Bretton Woods, dès le début des années 40, ont ambitionné de bâtir un nouveau système monétaire international pour l’après-guerre. Leur volonté était de tout faire pour éviter le retour des mouvements de capitaux spéculatifs à court terme qui ont été le casse-tête des gouvernements européens et nord-américains dans l’entre-deux-guerres.

Les accords de Bretton Woods, signés le 23 août 1944 par les nations alliées, reposaient sur un système de parité fixe des monnaies par rapport au dollar. Ce dernier était défini par un poids en or. Une once d’or valait 35 dollars. Le rattachement du dollar à l’or suppose que les États-Unis ne connaîtront pas de déséquilibres majeurs de leur balance des paiements afin de préserver la valeur en or de leur monnaie conçue comme pivot du système. Précisément, cette condition ne va pas être respectée. Le stock d’or détenu par les États-Unis ne va, au fil des années, plus suffire à couvrir le volume des dollars circulant hors USA.

Le basculement

Or, le système de Bretton Woods laissait la possibilité à chaque pays, mais avec l’accord de tous ses partenaires dans le système, de procéder à des ajustements monétaires si nécessaire (dévaluation ou, au contraire, réévaluation). Tout pays partie prenante à la conférence de Bretton Woods, puisqu’il avait des réserves en dollars américains, pouvait décider de les changer contre l’or que les États-Unis possédaient. La situation du dollar a été bien caractérisée par l’économiste belge, Robert Triffin (1919-1993). Le paradoxe que Triffin repère dans les relations monétaires entre nations occidentales est le suivant. A la sortie de la guerre mondiale, l’Europe et le Japon font figure de terres ravagées en comparaison avec les États-Unis dont la production industrielle a doublé entre 1940 et 1945. Les États-Unis sont donc, à cette époque, clairement la nation qui accumulé un capital dont les autres nations sous parapluie américain ont besoin pour leur reconstruction. Le système de Bretton Woods fonctionne comme système de financement de la croissance des exportations américaines en solvabilisant la demande du Japon et des pays d’Europe occidentale.

Donc, à l’époque, logiquement, le dollar est la monnaie qui inspire confiance. En basant le système monétaire international sur le dollar, l’attrait pour ce dernier est pleinement consacré. Ce qui a pour effet, paradoxalement, de le fragiliser, car fournir des liquidités au monde occidental en plein effort de reconstruction peut conduire à un déficit de la balance des paiements des États-Unis. Jusqu’en 1958, la demande de dollars est énorme mais avec le temps, les émissions de dollars vont déstabiliser la politique monétaire de l’oncle Sam. Par ailleurs, les pays qui exportent vers les États-Unis accumulaient des dollars qui sont convertis dans les monnaies locales. Ce qui y alimentait l’inflation. L’Allemagne, traumatisée par l’hyperinflation de l’entre-deux-guerres, va alors commencer à faire rembourser ses dollars excédentaires en or. Comme les USA ne veulent pas entamer leurs réserves, ils suspendent la convertibilité or de leur monnaie nationale le 15 août 1971.

Les conséquences de l’adoption de taux flottants ont été importantes. Elle rendait caduques les mesures de contrôle des mouvements de capitaux qui, sous Breton Woods, permettaient de ne pas déstabiliser les taux de change fixes. Le coup d’envoi de la libéralisation financière était donné. L’approche macroéconomique, forcément globalisante, ne doit pas faire l’impasse sur les pratiques d’entreprise qui ont déstabilisé le système de Breton Woods. Pour saisir cet aspect de la question, il faut évoquer la naissance et le développement des eurodollars.

La finance privée au cœur du basculement

Le marché des eurodollars a commencé à se constituer à la fin des années cinquante et a connu ensuite une croissance fulgurante durant la décennie qui suivra. Plusieurs facteurs expliquent la naissance et le développement de ce marché nouveau.

Au départ de ce grand chambardement, les banques soviétiques sont à l’origine du placement de dollars chez leurs homologues européens. L’Union Soviétique disposait d’importantes réserves de la monnaie américaine. Et ce, pour deux raisons, sa balance commerciale excédentaire avec le monde occidental et les ventes d’or soviétique contre dollars sur les marchés occidentaux. Ces dollars étaient déposés dans les grandes banques américaines. Il est évident qu’en cas de durcissement des rapports entre l’Union Soviétique et les États-Unis, il existait un risque de saisie de ces devises par l’Oncle Sam. La Russie entreprit doc de déplacer, dès la fin des années cinquante, ces dollars principalement vers la City de Londres via des filiales de banques soviétiques.

La deuxième raison du développement des eurodollars réside dans le retour à la convertibilité (externe) des monnaies des dix pays les plus riches du monde. Ce retour s’effectuera à la fin de l’année 58. La "convertibilité limitée" désigne la conversion des monnaies entre elles, assurée pour toutes les transactions courantes. Ce qui exclut les transactions en capital. C’est ici que le capital financier intervient. Les banques commerciales américaines, sous le régime de l’inconvertibilité, devait céder les devises en leur possession à la banque centrale émettrice. Après 1958, ce n’est plus le cas. Vu la demande de dollars en Europe à l’époque, la rémunération des comptes libellés en dollars par les banques du Vieux continent s’avère plus intéressante qu’outre-Atlantique. Les banques d’affaires US vont, à l’extrême limite de l’illégalité, envoyer des dollars vers la City de Londres. Au cours des années 60, le secteur financier s’est donc montré à même de faire imploser les dispositions de Breton Woods.

Dès 1958, la première puissance mondiale connaît son premier déficit de la balance des paiements. Les capitaux empruntés aux banques américaines (mais aussi les dépenses militaires et les investissements directs étrangers) sont à pointer parmi les causes de cette dégradation. La fuite des capitaux va inquiéter, au début des années 60, le gouvernement américain. En 1965, l’administration Johnson crée la taxe d’égalisation des intérêts (Interests Equalization Tax). La taxe en question était destinée à annuler le différentiel de taux d’intérêt expliquant l’accumulation des dollars outre-mer. Les banques américaines ont bien été contraintes, à l’époque, de diminuer les transferts de dollars à destination de la City. La demande de crédit se déplaça, dès lors, des États-Unis vers la City où se trouvaient les eurodollars. Ce qui renforça leur attractivité et dont, le taux d’intérêt pratiqué par la City pour des dépôts réalisés en dollars.

A rendre les affaires monétaires internationales profondément dépendantes du dollar, l’architecture de Breton Woods a fini par montrer ses limites. Pour comprendre le moment exact où les conditions sont réunies pour le grand basculement, il convient de se pencher sur la "Q regulation ". Cette dernière va favoriser le développement des eurodollars. La régulation Q imposait un plafond au taux que les banques américaines offraient sur les dépôts à terme de plus de 30 jours. La "Q regulation" n’était pas conçue pour un monde où la lutte contre l’inflation prenait le pas sur la volonté de créer les conditions de la croissance. Il faut savoir que la "Q regulation" avait, en effet, été promulguée en 1933 alors que les États-Unis cherchaient à lutter contre les effets de la grande dépression. Parmi ces derniers, on signalera, comme manifestation de peur devant l’avenir, la thésaurisation pratiquée par les acteurs économiques. En limitant les possibilités de thésaurisation à court terme, l’administration Roosevelt ambitionnait de réinjecter de la liquidité dans l’économie.

Or, en 1966 et 1967, la priorité de la Fed n’est plus de lutter contre le chômage de masse mais de diminuer l’inflation. La solution envisagée était d’ordre monétaire et consistait, à cette époque, en une augmentation des taux d’intérêt. L’élévation des taux d’intérêt n’a pas affecté la totalité des comptes. En effet, les comptes soumis à la "Q regulation" étaient plafonnés en termes de taux d’intérêt. Les plafonds fixés par la "Q regulation". Une partie des capitaux américains se sont alors déplacés vers la City où les taux, pour des placements à court terme, étaient beaucoup plus élevés qu’aux États-Unis. Et dès la fin des années soixante, le marché des eurodollars est devenu plus important que le marché monétaire domestique américain.

Pour répondre à la crise en cours, un certain nombre de voix insistent sur la nécessité de reconduire un nouveau Breton Woods. S’il est indéniable qu’un régime de taux de change flottants est intrinsèquement lié à la liberté de circulation des capitaux et que le développement de la finance dérégulée est à la base de la crise actuelle, il n’en reste pas moins que limiter l’effort de régulation à la seule sphère macroéconomique ne sera guère opérant. Il faut s’intéresser à l’acteur bancaire privé. On retiendra, pour s’en convaincre, que les eurodollars, comme produit financier, ont été développés dans le plus grand secret et qu’ils ont été mis en œuvre par le jeu de prêts en cascade entre banques occidentales. Voyons maintenant quelles ont été les conséquences du démantèlement de Breton Woods sur le fonctionnement et la structuration du secteur bancaire.

Changement de paysage

Bretton Woods avait créé un régime de liberté conditionnelle pour les banques et les institutions financières. Des barrières de nature essentiellement réglementaires garantissaient aux banques des différents pays une rente de situation sur le territoire de leur pays et les empêchaient d’opérer à l’extérieur. La libéralisation va prendre l’exact contrepied des dispositions de Breton Woods.

Ainsi, dans les années 70 et 80, assistera-t-on au démantèlement des conditions d’encadrement du crédit octroyé par les banques ainsi qu’une élimination, plus ou moins complète et rapide selon les pays, du contrôle des changes réglementant l’achat et la vente de devises étrangères.

Le lien avec les eurodollars est, à cet égard, des plus évidents quand on sait que le montant des dépôts bancaires en dollars effectués par des ressortissants non états-uniens a été multiplié par 40 entre 1970 et 1980 et dépassera, à cette époque, les 2.000 milliards de dollars. L’encadrement du crédit n’est tout simplement plus praticable à l’époque, la circulation des capitaux qui s’est rétablie de facto a permis aux banques d’accumuler une masse de capitaux, dans un système monétaire parallèle, disponible pour des prêts ultérieurs.

Ce fait est important. Il prouve que les débats sur les politiques monétaires ne peuvent jamais être posés indépendamment d’une réflexion centrée sur les stratégies d’acteurs des institutions financières.

La libéralisation financière crée dont les conditions pour une concurrence accrue entre les banques. Face à la chute potentielle de leurs revenus, ces dernières ont entrepris la longue marche de l’innovation financière qui est allée de pair avec une élévation du niveau de risques auquel étaient soumises leurs opérations.

Banques européennes et libéralisation

C’est à partir de ces années que le modèle bancaire européen va connaître une métamorphose d’envergure. A partir de la deuxième moitié des années 1980, la construction européenne s’est accompagnée de la formation de conglomérats financiers à l’échelle de l’Europe continentale. La vague des fusions-acquisitions va donner lieu à la naissance de conglomérats dans le secteur bancaire.

Un conglomérat financier désigne un regroupement de "sociétés sous un contrôle commun dont les activités consistent dans la prestation de services significatifs dans au moins deux secteurs financiers distincts (la banque, la gestion d’actifs et l’assurance)" [1]. C’est ce que l’on appelle la "banque universelle" en Europe. La Directive sur les conglomérats financiers de l’Union européenne donne, par ailleurs, une définition mettant en avant la dimension de transnationalité. En effet, le droit européen lorsqu’il parle de grands groupes financiers, désigne explicitement "des grands groupes actifs dans différents secteurs, souvent de manière transfrontalière" [2].

En Europe, la libéralisation financière a été impulsée de manière décisive par l’Acte unique européen de 1986. Ce dernier se présente comme une série de réformes qui visent progressivement et radicalement à faire disparaître de l’espace européen les entraves à la circulation des personnes, des marchandises et des capitaux. La libéralisation des mouvements de capitaux va concerner les transactions en capital, les opérations à court terme, les opérations sur titres en autorisant l’achat de titres étrangers par des résidents ainsi que l’entrée sur les marchés des capitaux des États membres de titres étrangers.

La libéralisation va viser à mettre fin à un certain nombre de limitations aux mouvements financiers. Les limites réglementaires auxquelles il va être mis fin à cette époque concernent les quantités, les prix et les frontières entre activités et actifs. D’un point de vue quantitatif, la libéralisation va consister en un démantèlement des conditions d’encadrement du crédit octroyé par les banques et, d’autre part, en une élimination, plus ou moins complète et rapide selon les pays, du contrôle des changes. Ce dernier consiste en un ensemble de mesures prises par un gouvernement pour réglementer l’achat et la vente de monnaies étrangères par ses ressortissants. La suppression progressive du contrôle des changes a débuté dans les années 70 et s’est achevée dans les pays de l’Union européenne dans les années 90.

Pour maintenir leurs marges, les institutions financières ont mis en œuvre des stratégies de concentration dans le secteur. Ces dernières ont permis d’accroître les parts de marché des nouvelles mégabanques apparues au terme de ce processus. Les législateurs des différents pays occidentaux vont entériner l’élimination des barrières entre les activités d’investissement et de dépôt des banques. Aux États-Unis, où le traumatisme du krach de Wall Street en 1929 était resté vivace, c’est pas à pas que la distinction entre les secteurs investissement et dépôt a été complètement remise en cause.

L’élimination de la réglementation Glass-Steagall ne fut acquise, aux États-Unis, qu’en 1999, sous la présidence de Bill Clinton. La séparation des métiers en Europe était moins rigoureuse qu’outre-Atlantique. Durant les Trente glorieuses, les banques européennes vont de nouveau mêler les deux grands registres d’activité. Elles le feront toutefois en donnant la priorité à des missions de recueil de l’épargne du public et d’octroi de crédits aux particuliers et aux entreprises. C’en sera fini de cette prédominance au milieu des années 80 avec le démantèlement des contrôles publics. Ainsi, en France comme en Belgique, la réorganisation du secteur bancaire voit l’État privatiser les grands groupes publics.

La suppression de l’encadrement du crédit constitue un fait central pour saisir la nature de la libéralisation financière car, en définitive, "l’innovation financière", depuis les années 80, a poursuivi comme principal objectif le développement et la facilitation du crédit. C’est depuis cette époque que l’on signale le recours de plus en plus systématique des banques d’affaire à l’effet de levier. L’effet de levier consiste à avoir recours à l’endettement pour augmenter la rentabilité des capitaux propres.

Pour que l’effet de levier fonctionne, il faut que le taux de rentabilité du projet soit supérieur au taux d’intérêt à verser pour la somme empruntée. Les effets levier sont devenus de plus en plus importants avec le temps. Ce qui n’est évidemment pas sans poser problème. Ainsi, au printemps 2008, les banques d’investissement de Wall Street avaient des effets de levier qui oscillaient entre 25 et 45. Cela signifie que pour un dollar de fonds propres, elles avaient emprunté entre 25 et 45 dollars. Par exemple, Merrill Lynch avait un effet levier de 40. Une institution qui a un effet de levier de 40 à 1 voit ses fonds propres effacés avec une baisse de 2,5% de la valeur des actifs acquis.

Une logique aujourd’hui sur la sellette

Le modèle bancaire qui s’est imposé avec la libéralisation mêle, comme on l’a vu, un certain nombre de fonctions et de rôles bancaires dont l’unité ne va cependant pas de soi. Cette unification des fonctions bancaires s’est effectuée sous la bannière du passage à la banque universelle promue par la Commission européenne. Le passage à la banque universelle représente l’exact contrepied des régulations adoptées dans la foulée de la crise de 1929.

Les partisans de la banque universelle ont longtemps fait valoir que ce modèle bancaire contrebalançait le caractère hasardeux des activités spéculatives de la banque d’investissement par les liquidités importantes des banques de dépôt. Dans cette optique, les fonds propres importants résultant de la collecte de dépôts permettent de faire face à des dépréciations boursières.

Avec le recul, la crise de 2008 constitue la preuve empirique qu’adosser des opérations spéculatives aux dépôts ne permet même pas aux banques de se couvrir d’un risque faillite. Les endettements interbancaires étaient devenus trop importants pour être équilibrés, en dernière instance, par les comptes des particuliers.

Dès lors, répondre à la crise suppose de rompre avec les schémas qui ont rendu possible l’intenable hypertrophie du secteur financier par rapport reste de l’économie. La libéralisation financière s’est, comme nous l’avons vu, caractérisée par le démantèlement des établissements publics de crédit et d’épargne. Et lorsque la crise financière de 2008 a éclaté, les États sont entrés au capital des banques. Mais rien, jusqu’à présent, n’a été mis en œuvre pour socialiser davantage les établissements bancaires. Cet état de choses doit continuer à être dénoncé. Bien des partisans d’une plus grande régulation du système financier négligent ce point. Ils ont tort.

"Au contraire, une véritable réforme consisterait à créer tout au contraire des relations internationales fondées sur la coopération, qui permettent d’aider enfin au développement de tous les hommes en favorisant leur accès à des financements sans devoir se soumettre pour cela aux règles glacées de la valorisation maximum des capitaux". [3]

P.-S.

Cette analyse a été publiée le 18 décembre 2012 dans la Revue Transform n°11.

Notes

[1Joint forum on Financial Conglomerates, Bank for International Settlements, Bâle, 2001, p.5.

[2Directive 2002/87/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2002 relative à la surveillance complémentaire des établissements de crédit, des entreprises d’assurances et des entreprises d’investissement appartenant à un conglomérat financier.

[3Pierre Ivora in L’Humanité, 20 octobre 2008.