Cet article doit beaucoup aux propos de Michel Capron (Fopes – UCL) recueillis lors d’un entretien le 20 février 2012.
Au début des années 1970, l’industrie sidérurgique, épine dorsale de l’économie wallonne, est une grande pourvoyeuse d’emploi. Elle occupe toujours à l’époque près de 55.000 travailleurs [1]. Aujourd’hui, après nombre de crises, de fusions et acquisitions apportant leur lot de restructurations, il ne reste en Wallonie que quelque 7.000 emplois dans la sidérurgie. Des emplois rendus pour la plupart plus précaires par la crise de 2008.
Entre-temps, Cockerill est entrée de plain-pied dans la mondialisation. Comme dans un jeu de poupées russes, elle est successivement devenue la filiale belge de groupes français, européen puis mondial. Cette "transnationalisation" sera, comme souvent, synonyme d’une perte d’autonomie croissante. Derrière la lente agonie de l’entreprise liégeoise qui s’est accentuée en octobre 2011, se pose donc aussi la question de la capacité de la Belgique ou de l’Europe à organiser une véritable politique industrielle autonome. Retour sur des occasions manquées…
L’État de crise manifeste
A partir de 1974, les effets du premier choc pétrolier et du ralentissement de l’économie mondiale commencent à se faire sentir dans les bassins industriels wallons. Cockerill n’y échappe pas. Entre 1976 et 1977, les pertes de l’entreprise sont passées de "1,9 à 7,3 milliards de francs belges". [2] L’entreprise liégeoise n’est pas la seule dans le cas. L’ensemble de la sidérurgie européenne n’arrive plus à écouler sa production face à une concurrence de plus en plus exacerbée. En 1913, seuls neufs pays de par le monde produisaient de l’acier. En 1980, on en compte 57 [3]. Ces années noires poussent la Commission européenne a déclarer en octobre 1980 "l’état de crise manifeste" et à imposer des règles aux sidérurgistes européens : quotas de production, fixation des prix…
Cette crise va avoir une double conséquence pour Cockerill. Une intervention massive des pouvoirs publics belges tout d’abord et, le 26 juin 1981, la fusion des deux bassins sidérurgiques wallons, Liège et Charleroi, dans une nouvelle entité : Cockerill Sambre.
En 1966 déjà, pour faire face à la première récession (1964-1966) et répondant entre autres aux demandes patronales, l’État se porte au chevet du malade. Ce sera cependant sans commune mesure avec ce qui va se passer au début de l’année 1979. L’État belge, puis la Région Wallonne entrent alors massivement dans le capital de la plupart [4] des sidérurgistes en Wallonie.
Malgré l’intervention publique et différents plans de rationalisation de la production, la situation financière de Cockerill reste désastreuse. En 1980, l’endettement total du groupe atteint 1.363 milliards d’euros [5]. C’est dans ce contexte que le 16 janvier 1981, Julien Charlier et Albert Frère, respectivement PDG de Cockerill et de Hainaut-Sambre annoncent la fusion des deux entités.
Cockerill est quasiment nationalisée. Les pouvoirs publics détiennent alors près de 82% du capital, part portée à plus de 98% à la fin de la décennie. A leur côté, on retrouve le Groupe Bruxelles-Lambert d’Albert Frère (2,5%), ou encore la Société Générale de Belgique (2%) [6].
La gestion quotidienne du groupe reste cependant aux mains des groupes financiers et des holdings. Le refrain fait déjà recette à l’époque, l’État n’a pas vocation à s’occuper de… sidérurgie. En outre, comme le montre Henri Houben [7] dans ce numéro, Albert Frère par l’entremise de sa participation majoritaire dans les Etablissements Frères-Bourgeois prend soin de conserver un monopole sur la commercialisation des produits sidérurgiques.
Malgré plusieurs plans de restructuration et une cure d’amaigrissement drastique au niveau de l’emploi, Cockerill Sambre reste un géant malade. En 1983, le gouvernement belge confie alors à Jean Gandois, un ancien de Rhône-Poulenc, la mission de rendre à nouveau l’entreprise rentable.
Jusque dans les années 60, l’acier est une marque de puissance pour un État. Ce statut disparaît à partir des années 70. Les sidérurgistes deviennent des "sous-traitants", travaillant pour d’autres multinationales comme celle de l’automobile. Il ne s’agit plus seulement de produire, il faut surtout répondre aux exigences de ses clients. C’est le leitmotiv de Jean Gandois. Dans ce contexte, la commercialisation est rachetée aux Etablissements Frères-Bourgeois.
En quelques années, les contours de Cockerill Sambre sont profondément modifiés. L’entreprise acquiert véritablement le profil "d’un groupe sidérurgique intégré" [8] même si à Liège, la distance entre les sites reste un handicap qui ne sera jamais surmonté. En outre, l’excellente conjoncture des années 1988 et 1989 permet au groupe de voir l’avenir sous de meilleurs jours. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières rumeurs de privatisation de Cockerill Sambre.
Le "stand alone", une occasion manquée ?
S’il n’est pas encore à l’époque question d’une privatisation, la Région Wallonne qui, depuis 1988, est aux commandes de Cockerill Sambre procède à une augmentation de capital par l’émission de 35.000 nouvelles actions, soit près de 13% du capital de l’entreprise [9]. Outre le remboursement de certains prêts accordés par son actionnaire principal, la Région Wallonne, cette hausse des fonds propres - quelque 190 millions d’euros - doit permettre à l’entreprise d’investir dans la modernisation des installations, dans la distribution et surtout dans la diversification de ses métiers.
Ainsi, pour se mettre à l’abri des flux et ressac du marché de l’acier, Cockerill Sambre s’aventure entre 1990 et 1992 dans le traitement des déchets (Vulcain Environnement) ou dans l’équipement automobile en achetant l’allemand Ymos. Une politique de diversification qui s’avéra désastreuse et trouvera son épilogue dans le démantèlement progressif de l’équipementier automobile à partir de 1997.
Si le retour au cœur du métier, la sidérurgie [10], s’impose, la direction de Cockerill Sambre pose également le constat que le stand alone n’est pas soutenable à long terme. Plusieurs raisons ont alors été invoquées. Il y a tout d’abord la "rupture technologique" qui contraindra Cockerill Sambre à investir près de 124 millions d’euros chaque année à partir de 2005 pour rester compétitif. Il y a aussi les règles environnementales européennes toujours plus contraignantes et coûteuses. Enfin, il y a cette fameuse "taille critique", jamais vraiment définie par aucun économiste, mais que Cockerill Sambre n’atteint pas face à des groupes multinationaux (Thyssen-Krupp, Usinor, Arbed) qui, concentration oblige, deviennent de plus en plus puissants.
Après un premier échec d’alliance avec le luxembourgeois Arbed au début de la décennie 1990, deux alternatives s’imposent alors à la direction de l’entreprise et à son actionnaire principal, la Région Wallonne. Un partenariat avec une entreprise de taille similaire, l’autrichien Voest Alpine par exemple. Cette formule aurait pu permettre de conserver certains leviers décisionnels en Wallonie. Une occasion manquée ? La question restera sans réponse. En effet, cette solution sera rapidement balayée au profit d’une autre : l’absorption de Cockerill Sambre par un groupe multinational.
Usinor, un candidat tout désigné
Le 29 juin 1998, seuls trois candidats restent en lice pour absorber Cockerill Sambre : Arbed, Thyssen-Krupp et Usinor. Pour diverses raisons, Arbed et Thyssen-Krupp se désisteront et le 1er décembre 1998, la Région Wallonne et Usinor signent la convention de "partenariat" qui formalise la cessation de 53,77% du capital de Cockerill Sambre à Usinor pour le montant de 644,5 millions d’euros [11].
Comprendre le choix du sidérurgiste français impose de remonter un peu dans le temps et de délaisser pendant quelques lignes la région liégeoise pour se diriger un peu plus à l’Ouest vers Charleroi et sa Fabrique de Fer. En effet, en septembre 1997, alors que Cockerill Sambre se cherche un partenaire, le groupe Boël décide de vendre la Fafer qu’il propose d’abord au management de Cockerill Sambre qui refuse arguant qu’il ne s’agit pas d’une activité faisant partie de ses métiers. Usinor emporte alors la Fafer dont les installations jouxtent la phase à chaud de Cockerill Sambre à Charleroi. Le loup est entré dans la bergerie. L’histoire ne dit cependant pas si le management du sidérurgiste wallon a agi sciemment ou pas dans la volonté de faciliter un rapprochement futur.
Quelles que soient les raisons multiples ayant prévalu à l’intégration de Cockerill Sambre dans le groupe français, un constat s’impose à partir de décembre 1998 : l’avenir de la sidérurgie wallonne et de ses travailleurs ne se décidera plus en Belgique…
Concentration tous azimuts oblige, en 2003 Usinor fusionne avec Arbed et Aceralia pour constituer le plus grand groupe sidérurgique mondial, Arcelor. Rapidement, le plan d’investissement mis en place par Usinor lors de la reprise de Cockerill Sambre est abandonné. Guy Dollé, PDG d’Arcelor, distingue les sites maritimes et les sites continentaux. Ces derniers coûtent trop cher. Selon Dollé, une tonne d’acier coûte 100 euros plus cher si elle est produite au centre des terres plutôt qu’en bord de mer. Le site liégeois est particulièrement visé. En janvier 2003, Arcelor décide de fermer les deux Hauts Fournaux liégeois à Seraing (HF 6) et à Ougrée (HF B). L’opposition syndicale et les manifestations à Liège puis à Luxembourg obligeront le groupe à revoir quelque peu sa feuille de route. Si le haut fourneau de Seraing est fermé en 2005, celui d’Ougrée est maintenu.
Une parfumerie indienne
En 2006, Mittal steel lance une OPA sur Arcelor. Il propose 18,6 milliards d’euros pour Arcelor, dont 25% payables en cash. Pour Guy Dollé, il faut choisir entre produire des parfums avec Arcelor ou de l’eau de Cologne avec Mittal. Les acteurs de la finance s’occupent généralement peu de la qualité, pourvu que les produits sidérurgiques soient rentables. Les investisseurs institutionnels choisissent la carte Mittal qui s’offre finalement pour 37,45 milliards d’euros le groupe Arcelor [12]. L’acquisition fait bondir le titre en bourse. De son côté la Région Wallonne, à la recherche d’argent frais pour financer le premier plan Marshall se désengage presque complètement de la sidérurgie liégeoise. En conservant moins de 1% du groupe ArcelorMittal, les pouvoirs publics s’interdisent tout droit de regard sur les orientations futures données par Lakshmi Mittal à sa filiale wallonne.
Si l’arrivée du milliardaire indien à la tête de Cockerill Sambre a pu laisser entrevoir une embellie, celle-ci fut cependant de courte durée. Rapidement, il s’avère que, comme pour Arcelor, les hauts fourneaux continentaux sont les variables d’ajustement de la stratégie du groupe en Europe. En période de bonne conjoncture, comme en 2007 et 2008, les hauts fourneaux liégeois s’avèrent nécessaires à la politique d’ArcelorMittal. Par contre, dès que les ventes d’acier diminuent, ceux-ci sont mis sous cocon. Malgré des promesses de relance, la phase à chaud liégeoise sera arrêtée définitivement en octobre 2011.
Aujourd’hui, le laminoir de Chertal (Liège) et la phase à froid liégeoise [13] sont fournis en brames par le site de Dunkerque en France. On est donc très loin d’une sidérurgie intégrée dont on a tant vanté les mérites par le passé. En outre, le site français devait également, jusqu’il y a peu, alimenter le site de Florange (France). Cela fait beaucoup et les aléas de cette chaîne d’approvisionnement trop longue hypothèquent également le futur du froid à Liège.
Un schéma industriel difficilement tenable à terme et renforcé par un début de désengagement du groupe de l’industrie sidérurgique européenne. Plusieurs sites sont fermés (Gandrange en 2007, la phase à chaud de Liège ainsi que Madrid en 2011 ; Florange est mis sous cocon au moins jusqu’en juin 2012) . Autant de conséquences d’une stratégie industrielle et financière qui change. En effet, depuis plusieurs années, la part de l’activité minière dans le chiffre d’affaires du groupe n’a cessé d’augmenter pour atteindre près de 30% aujourd’hui. Et lorsque des investissements sont prévus dans le secteur sidérurgique, ils sont le plus souvent orientés vers les pays émergents comme le Brésil. C’est définitivement l’indicateur boursier qui guide la politique industrielle du plus grand sidérurgiste mondial.