La Cnuced sera au centre de la redéfinition des rapports nord-sud à Doha du 21 au 26 avril. Deux thèses, deux blocs, deux communautés internationales s’y affrontent. En jeu : l’avenir d’un espace de critique du modèle économique dominant.
Ce texte a été publié dans une version un peu plus courte dans La Libre en date du 20 avril 2012.
Les préparatifs à la réunion de la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement (Cnuced) auront une nouvelle fois fait un pied de nez à la notion de "communauté internationale". La réunion aura lieu à Doha du 21 au 26 avril 2012.
La Cnuced est un organe permanent des Nations unies et la réunion a pour objet d’en déterminer le mandat durant les quatre prochaines années. Avec les Nations unies, on peut sans problème parler de communauté internationale, tous les pays y sont représentés. Mais ils n’ont pas tous le même point de vue, ni le même poids. Il y a une communauté internationale minoritaire qui cherche à imposer aux autres ses choix et il y a une communauté internationale majoritaire qui bien souvent les subit. On le voit dans les préparatifs sur le mandat de la Cnuced.
Les blocs font bloc
Un petit document de synthèse transmis par le gouvernement belge fait apparaître deux gros groupes. Il montre assez bien que, dans le registre de la publicité politique, la communauté internationale a des problèmes existentiels. D’un côté, pour discuter du mandat de la Cnuced, on a l’Union européenne qui s’aligne sur les États-Unis et le Japon. Ce groupe est présidé par la Suisse et compte également la Nouvelle Zélande, le Canada, la Norvège et l’Australie. Le groupe "occidental", on pourrait dire. De l’autre côté, présidé par la Thaïlande, on a le G77. Le G77 est en quelque sorte le syndicat des pays du Tiers-monde, ils étaient 77 à sa création en 1964, ils sont maintenant 132 : c’est la communauté internationale majoritaire [1]. Par un jeu de mots facile, on pourrait dire qu’il y a, d’un côté, le groupe des alignés et, de l’autre, le groupe des non alignés. (Il y a aussi un petit bloc regroupant les pays auparavant liés à l’ex-URSS.) Et ils ne sont pas d’accord.
Le groupe du Sud, par exemple, n’apprécie guère l’introduction du terme "économies émergentes" que le bloc occidental veut lui imposer pour, estime-t-il, le diviser. Il rejette également les notions de "respect des droits humains", "d’État de droit" et "d’égalité des sexes" que le bloc occidental voudrait voir intégrées dans le mandat de la Cnuced. Le bloc du Sud les qualifie de "liste d’emplettes" (shopping list) chargées d’arrière-pensées politiques. Fait controverse également, la volonté du Sud d’obtenir plus de marges d’autonomie. On dit "policy space" en anglais – mais ce terme technocratique de "espace de manœuvre politique" gagnerait plutôt à être recadré dans la renaissance d’une lutte pour l’indépendance et contre la (néo)colonisation. Elle n’est pas achevée [2]. Il y a enfin un dialogue de sourds sur le rôle de la Cnuced dans l’analyse de la crise et des marchés financiers. Ce n’est pas le rôle de la Cnuced, dit le bloc occidental : pas touche !
Problème d’hégémonie
Dans un courrier au Financial Times, 3 avril 2012, Robert Wade de la London School of Economics met cela bien en évidence. Et notamment en rappelant d’emblée que la Cnuced n’est pas un organe des Nations unies comme un autre. La Cnuced est l’agence onusienne où se font le mieux entendre les préoccupations du Sud en matière de commerce, de dette et de la finance.
Voilà qui explique que le bloc occidental souhaite que la Cnuced se cantonne aux thématiques subalternes de "bonne gouvernance, de démocratie, de liberté, de genre, des jeunes et de réforme organisationnelle interne" – et, écrit-il, qu’il rejette avec détermination tout rôle futur de la Cnuced dans l’analyse des flux de capitaux, des termes de l’échange, de la financiarisation des ressources naturelles, etc. Il s’agit là, insiste le bloc occidental, de "prérogatives du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du commerce". La Cnuced n’a pas à jouer dans la cour de ces "grands". Elle ne doit pas leur jeter de l’ombre.
Cela ne doit pas étonner. Voici peu, dans une interview accordée à L’Humanité, 25 octobre 2011, Heiner Flassbeck, chef économiste de la Cnuced, a eu des propos qui bousculent assez les récits qu’on entend en général de la bouche de hauts responsables du bloc occidental [3]. Le surendettement des États ? Il est, assène-t-il, "la conséquence de la crise d’un système bancaire inepte". Les politiques d’austérité ? Elles sont contre-productives et néfastes – et Flassbeck de désigner la politique allemande de compression des salaires et de réduction des dépenses publiques comme étant "à l’origine des graves déséquilibres d’aujourd’hui en Europe". Même tonalité lorsqu’il s’agit de l’emballement des prix alimentaires : il est dû, dit-il, à la spéculation, "une machine à produire des prix erronés".
Au sujet des salaires, Flassbeck va également à contre-courant. Ils ne doivent pas, comme pense "l’immense majorité des économistes", être "un produit du marché", ils ne "sauraient être un simple produit d’échange". Et lorsque, enfin, il commente la multiplication de manifestations populaires contre les politiques d’austérité, Flassbeck sera carrément cruel dans son analyse : "Je pense qu’il est important que les gens manifestent leur indignation. Car les dirigeants politiques restent sourds. C’est peut-être aussi une question de rapport de forces. Quoi qu’il en soit la démocratie ne fonctionne plus normalement."
C’est un langage que le bloc occidental – ses élites dirigeantes – n’aime pas entendre. Et cela explique bien des choses. Le langage que tiennent le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce est, à peu de choses près, interchangeable. Il plait au bloc occidental et c’est assez naturel car ces grands machins sont des créations de ce bloc (la communauté internationale minoritaire, pour mémoire). Voici peu, le 28 mars 2012, la Banque mondiale a ainsi bruyamment communiqué autour de la lutte contre la corruption [4], un de ses thèmes chéris – et du bloc occidental, car lorsqu’il est question de corruption, ce n’est jamais Paris, Washington ou Londres qui sont visés, mais Kinshasa, Kampala, Beijing ou Delhi.
Persona non grata
La Cnuced, c’est différent. Elle a une toute autre origine. C’est un des rares lieux, bénéficiant d’un certain prestige et d’une réputation de sérieux scientifique, où s’exprime un discours amical aux préoccupations et aux positions des pays du Tiers-monde. On les appelle parfois "pays du Sud" ou encore "pays en développement" : l’idée de chambouler la nomenclature en distinguant au sein de ces derniers des "économies émergentes" passe mal chez eux, on l’a vu. A ce compte, pourquoi ne pas aussi subdiviser de la même manière l’autre bloc, celui des pays développés, qui compterait dès lors des "économies déclinantes" ? Cela dit en passant.
Car le problème ici, et on le voit bien, c’est la possibilité d’une contestation, à armes égales, de l’infaillibilité des thèses soutenues au plan mondial par la communauté internationale (comprendre : le bloc occidental). Si la Cnuced accède demain au même statut de référence que celui dont jouit la BM (Banque mondiale), le FMI (Fonds monétaire international et l’OMC (Organisation mondiale du commerce), le risque de contradiction dans la caution scientifique des politiques censées faire consensus va considérablement s’accroître. On entendra régulièrement des remarques de ce genre : "Le FMI a dit cela ? C’est exact, mais la Cnuced dit le contraire."
Le réveil du Sud ?
On n’en est pas là. Comme Robert Wade fait à juste titre remarquer dans son courrier au Financial Times, il manque au G77 (la communauté internationale majoritaire) l’unité de vue et d’action dont fait preuve le bloc occidental. A l’exception de l’Afrique du Sud, note-t-il, les autres pays "Brics" (Brésil, Russie, Inde et Chine) "sont restés largement passifs" devant l’affaiblissement de la Cnuced.
En même temps, cependant, ce sont les mêmes pays "Brics" – à eux seuls, 40% de la population mondiale – qui, le 29 mars 2012, ont clôturé leur quatrième sommet à Dehli sur une déclaration annonçant la création d’une "South South Bank" (banque Sud Sud) aux fins de "contourner le FMI et la Banque mondiale et de s’extirper peu à peu de la dépendance vis-à-vis du dollar, monnaie internationale commune de fait." [5]
Ce n’est sans doute pas encore la manifestation éclatante d’un "second réveil du Sud" que l’économiste tiers-mondiste Samir Amin appelle de ses voeux [6], mais on peut y voir les prémisses... Le Cnuced XIII de ce mois d’avril, à Doha, sera tout sauf routinier. Il faudra lire avec attention les déclarations qui y seront faites.