La définition du chômage par le Bureau International du Travail (BIT) sert depuis 1982 de référence internationale. Elle répond à une volonté d’objectivation : poser une frontière entre ceux qui contribuent à créer de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
et ceux qui ne le feraient pas, entre ceux qui sont « volontairement » pauvres et les personnes qui sont disposées à travailler. Cet outil de comparaison entre les situations nationales est cependant marqué historiquement et géographiquement. Une question se pose dès lors : quelle question sociale définit-elle encore aujourd’hui ?
En octobre 1982, le Bureau International du Travail (BIT) adopte une définition du chômage qui sert toujours aujourd’hui de référence internationale. Depuis cette date, selon l’organisation internationale, le « chômeur » est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) qui répond sur une période de référence à trois critères principaux [1] :
- 1. être « sans emploi » c’est-à-dire ne pas avoir travaillé ne serait-ce qu’une heure durant la période de référence ;
- 2. être « disponible pour travailler » ;
- 3. être activement à « la recherche d’un travail ».
L’objectif de cette définition est de « normaliser » le chômage et ainsi de permettre la comparabilité internationale des statistiques en proposant des lignes directrices techniques pour tous les pays. Mais, au-delà des chiffres, elle influence également la construction des politiques d’emploi et de lutte contre le chômage dans les États depuis trois décennies. L’idée d’activation du chômeur est d’ailleurs, dès 1982, précisée dans la définition du BIT. Cette dernière laisse cependant encore une large part à l’interprétation. Pour éviter des divergences trop grandes et faciliter la récolte des données par Eurostat, les pays de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
ont décidé d’une interprétation commune du chômage. Depuis septembre 2000, la période de référence en Europe est une semaine. Le règlement 1897/2000 précise également les démarches à effectuer pour être reconnu comme « chômeur actif » : contacter un bureau public ou privé de placement
Placement
Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
, envoyer au moins une candidature, répondre à des annonces ou encore participer à des concours [2].
Le chômage en tant que catégorie statistique normative n’est cependant pas né un jour d’octobre 1982. Sa découverte ou, plutôt son « invention », date de la grande dépression, un siècle auparavant.
Catégorie "inventée"
Poser la question de la définition du chômage, c’est poser la question de l’élaboration du phénomène lui-même. Pour reprendre les termes de Christian Topalov, le chômage relève d’une catégorie sociale « inventée » [3]. Dans son ouvrage, l’auteur adopte une démarche à rebours de la majorité des économistes qui voient dans le chômage, une conséquence des cycles de l’économie. Le chômage serait selon ces derniers lié à l’histoire du salariat européen depuis les révolutions industrielles.
Dans la perspective de Topalov, le chômage est moins un concept qui vise à décrire un phénomène qui lui préexisterait qu’un instrument « occidental » de construction d’une classification permettant de désigner qui est chômeur et qui ne l’est pas. La définition du chômage par le BIT doit donc être comprise comme une catégorisation qui de facto pose des frontières à un phénomène social mouvant, beaucoup plus large et géographiquement différencié.
Néoclassique versus réformateurs
Les tentatives de construction d’une définition internationalement reconnue et partagée du chômage sont intimement liées à l’histoire même de l’Organisation Internationale du Travail
Organisation internationale du Travail
Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
(OIT
OIT
Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
) qui débute en 1919. La seconde convention internationale du travail stipule dès cette date que « chaque pays membre doit communiquer régulièrement au BIT toute information, statistique ou autre, concernant le chômage en vue de leur publication » [4].
L’OIT va par ailleurs intégrer les travaux sur la lutte contre la pauvreté, la prévention des maladies, le progrès social de ceux qu’on nomme les « réformateurs sociaux » et, qui, dès la fin du 19e siècle, font du chômage un dysfonctionnement social majeur de la société industrielle. Après le vagabond et le pauvre, le chômeur devient le personnage central de la question sociale [5]. Enfin, l’Association internationale contre le chômage involontaire, fondée en 1910 à l’initiative de Max Lazard et du Belge Louis Varlez, fournira une partie de ses cadres et experts au BIT [6]. Ce ne sont pourtant pas ces réformateurs qui vont les premiers introduire le chômage dans l’analyse économique. Avant cela, Alfred Marshall (1842-1924), un des fondateurs de l’économie néoclassique, va considérer le chômage comme une distorsion du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail. Le chômeur est l’agent dont la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
marginale [7] est trop faible pour trouver un emploi à un salaire donné, peu importe le niveau de celui-ci [8].
En rupture avec cette conception mécanique, individualisante et moralisatrice du chômage, les réformateurs sociaux dont les figures emblématiques sont à l’époque William Beveridge en Angleterre et Max Lazard en France vont étudier le chômage comme un phénomène multiple caractéristique de la société industrielle [9]. Il s’agit, selon eux, de poser le chômage comme un problème systémique, aux causes multiples, lié à la stabilisation progressive du salariat. Il existe dès lors un chômage « saisonnier », « conjoncturel » durant les périodes de crise mais également structurel » lié par exemple au manque de formation d’une partie du salariat.
Le chômage comme politique économique
L’Entre-deux-guerres et la crise des années 30 terminent de consacrer l’opérationnalisation de la catégorie sociale de chômeur en en faisant, avec J.M Keynes, une variable des politiques économiques au même titre que la consommation ou les dépenses publiques. Dans la continuité de l’économiste anglais, W. Beveridge désignera le plein emploi
Plein emploi
Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
comme l’objectif fondamental de l’État providence après la Seconde Guerre mondiale.
Durant les Trente glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
, les États sont dès lors chargés de piloter l’économie afin de favoriser « le plein emploi » et la lutte contre le chômage. Le taux de chômage très faible (entre 2 et 5%) dans les pays de la Triade
Triade
Expression, créée par K. Ohmae en 1985 désignant les trois pôles mondiaux (États-Unis, Union européenne et Japon), autour desquels se définissent les stratégies économiques mondiales.
(En anglais : Triad)
(États-Unis, Europe, Japon) de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1970 va fortement influencer la définition du BIT de 1982. En 1954, la huitième Conférence des statisticiens du travail adopte une première définition standardisée du chômage. Pour le BIT à cette époque, les personnes en chômage sont toutes les personnes qui ont dépassé un âge spécifié et qui, un jour spécifié ou une semaine spécifiée, entrent dans les catégories suivantes : les personnes sans emploi parce que leur contrat a pris fin et les personnes à même de travailler qui n’ont jamais eu d’emploi [10].
Comme pour celle de 1982, cette première définition du BIT part d’une conception essentiellement « économique » du phénomène. Selon Jérôme Gautié : « l’objectif est bien de cerner l’ensemble de la main-d’œuvre concourant à la production » [11]. Peu importe, si la personne n’a travaillé qu’une heure sur la période de référence. Peu importe si l’emploi de cette personne ne lui fournit pas les moyens nécessaires pour subsister et éviter l’exclusion sociale.
Une définition qui ne définit plus ?
Si elle permet d’objectiver un phénomène social, la définition du BIT semble aujourd’hui dépassée par les évènements. Comme le montre Lise Blanmailland dans ce numéro, le chômage tel que défini par l’organisation internationale n’a jamais pu rendre compte de la réalité macrosociale de près de 70% de la population mondiale. En effet, si le salariat est toujours aujourd’hui la norme en Occident, cela n’a jamais été le cas dans les pays du Sud où le secteur informel
Secteur informel
Partie de l’économie qui n’est pas officiellement comptabilisée, supervisée et taxée par une autorité publique. Cela englobe l’économie familiale, l’économie conviviale (entraide, don…) et l’économie clandestine ou souterraine. Dans nombre de pays du Tiers-monde, notamment les plus pauvres, le secteur informel absorbe une majorité de la population.
(En anglais : informal sector)
est fortement développé. L’ « occidentalocentrisme » de la définition conclu alors à certaines aberrations statistiques. Des pays pauvres avouant un taux de chômage plus bas que des pays riches…
En outre, la définition actuelle du BIT ne considère pas l’évolution du salariat depuis trois décennies en Occident. La multiplication des emplois à temps partiel et les politiques de modération salariale ont fait réapparaître la figure du travailleur pauvre dans nos sociétés. Or, malgré leur emploi, les conditions d’existence de ces travailleurs sont aujourd’hui comparables à celles des chômeurs. L’exemple allemand est ici très frappant. Ce pays, considéré comme un modèle en Europe, a un taux de chômage très bas relativement à d’autres pays de l’Union européenne mais, dans le même temps, une part importante de sa population active fait aujourd’hui l’expérience de la pauvreté.
Enfin, en légitimant les politiques d’activation des chômeurs (point 3. de la définition), le BIT institutionnalise la mise en concurrence des travailleurs. Nos économies sont en effet marquées par une ponction financière croissante sur la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
, par une stagnation de l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
productif et par des politiques d’augmentation de la durée des carrières. Le plein-emploi est dès lors une gageure ou tout au plus un conte pour jeunes enfants. Pour le chômeur, le résultat de la recherche d’un emploi qui n’existe pas a alors pour seule conséquence la pression sur les salaires des actifs.