La question des relations énergétiques internationales ne cesse de faire la Une de la presse. Guerre en Irak, dossier nucléaire iranien et nord-coréen, rivalités Europe-Russie et tensions politiques dans les Républiques caucasiennes sont là pour rappeler un paramètre essentiel des relations de puissance sur la scène internationale qui surpasse tous les autres : la sécurité des approvisionnements énergétiques.

En effet, les hydrocarbures, et plus particulièrement le pétrole, sont devenus au cours du 20è siècle des matières premières stratégiques car, en dépit des risques qui planent sur leurs approvisionnements au départ de certaines régions du monde, l’énergie est indispensable pour le développement et la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
de nos économies et le bon fonctionnement de nos sociétés occidentales.

Une géoéconomie du pétrole, d’une part, car ce dernier n’est plus seulement une matière première Matière première Matière extraite de la nature ou produite par elle-même, utilisée dans la production de produits finis ou comme source d’énergie. Il s’agit des produits agricoles, des minerais ou des combustibles.
(en anglais : raw material)
que l’on transforme afin de mettre en mouvement nos voitures, de chauffer nos maisons ou de fabriquer des biens de consommation. Le pétrole, aujourd’hui, vu la raréfaction des matières fossiles et la lenteur du développement de solutions alternatives, a des conséquences profondes sur la nature des relations internationales et sur la manière qu’a l’Etat contemporain de définir son intérêt national, fondement, le plus souvent, des politiques étrangères qui s’entrechoquent sur la scène internationale.

Une géoéconomie de l’énergie d’autre part car la mondialisation économique et la libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. des échanges ont eu pour conséquence l’apparition sur la scène internationale d’un acteur incontournable : la firme multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
 [1]. Le domaine énergétique n’échappe pas à la règle. Tantôt concurrent, tantôt allié, l’Etat et l’entreprise privée sont, actuellement, les acteurs d’un grand marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
mondial qui a quelque peu révolutionné les arcanes de la géopolitique au sens strict du terme, c’est-à-dire, l’étude des relations de puissance en termes de capacités militaires. En effet, aucune armée contemporaine ne mène plus la guerre sans carburants !

Afin de mieux appréhender cette géoéconomie des hydrocarbures, principalement le pétrole, nous poserons tout d’abord le cadre quantitatif de l’économie pétrolière mondiale : qui produit ? Qui consomme ?

Ensuite, nous analyserons les enjeux qui sous-tendent sur cette économie des hydrocarbures sur les quatre principaux théâtres de production du pétrole et du gaz dans le Sud : l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Enfin, nous reviendrons sur ce que d’aucuns appellent la "malédiction du pétrole".

Dans la seconde partie de cet article, nous tenterons de faire un peu plus la lumière sur une source d’énergie pressentie pour faire partie du bouquet énergétique de l’après-pétrole : les biocarburants. En effet, à une époque où les enjeux environnementaux sont relayés jusque dans les plus hautes instances internationales. A l’heure d’une prise de conscience internationale autour d’une nécessaire maîtrise de l’énergie.

Economie d’énergie, utilisation rationnelle de l’énergie ou encore recherche de substitution énergétique peuplent les discours d’associations écologistes, de chercheurs et des dirigeants de ce monde. Ainsi, dès 1987, Jacques Chirac alors premier ministre, annonçait déjà que la France allait s’engager dans une campagne de valorisation des carburants verts [2]…Cela c’était surtout du discours ! Aujourd’hui par contre, les biocarburants, c’est une réalité et les études sur leurs impacts écologiques deviennent légion…Qu’en est-il par contre de ces carburants verts dans une approche systémique Nord-Sud ?

 Partie 1. Le pétrole : un Sud producteur, un Nord consommateur

En quelques chiffres…

Un Sud qui produit et un Nord qui consomme. Afin d’analyser cette hypothèse de départ, nous nous concentrerons en majeure partie sur la géoéconomie du pétrole. En effet, comme le démontre le tableau 1 ci-dessous, le pétrole brut reste, aujourd’hui, notre principale source énergétique.

L’énergie fossile désigne l’énergie produite à partir de la fossilisation d’être vivant : le pétrole, le gaz naturel ou encore le charbon. Cette ressource est caractérisée d’une part par sa rareté et, d’autre part, par la diversité de ses applications. En effet, penser pétrole, c’est avant tout, pour la majorité de la population, penser aux transports, aux carburants. Cependant, après transformation, le pétrole permet la production d’une quantité de biens de consommation qui façonnent notre environnement quotidien. Des plastiques aux textiles synthétiques [3], les hydrocarbures sont partout…Premier paradoxe donc pour une ressource aux réserves limitées et pourtant à utilités multiples.

Tableau 1. Part des principales sources d’énergie dans la production mondiale d’énergie fossile (en %) [4]

Source énergétique197019872003
Pétrole brut 45% 37% 36%
Electricité 8% 13% 14%
Gaz naturel 17% 23% 25%
Charbon 30% 27% 25%

Avant de continuer dans cette analyse géoéconomique Nord-Sud, il convient d’exprimer en quelques chiffres les caractéristiques de ce marché mondial, une offre et une demande. En effet, comme le fait remarquer Thierry Breton [5], la demande de pétrole par exemple, est fortement inégale d’un pays à l’autre voire d’un continent à l’autre. Ainsi, si l’Américain a une consommation de 9 litres par jour, le Sénégalais, lui, se contentera de 0,3 litre. Second paradoxe donc, si l’or noir est nécessaire au développement économique d’un pays, l’accès à cette ressource est loin d’être égalitaire… Ce deuxième paradoxe en amène un troisième. Ce n’est pas parce qu’un Etat est producteur d’hydrocarbure, qu’il en est grand consommateur. Voyons plutôt :

Tableau 2 – Répartition des réserves connues de pétrole (2004) [6]

Région Réserves connues (milliards de barils) %
Moyen-Orient 700 65%
(dont Arabie Saoudite) 25%
Europe – CEI 100 10%
Amérique latine 100 10%
Afrique 75 7%
Amérique du Nord 50 5%
Asie – Pacifique 40 4%
Total 1050 100%
Pour mémoire : pays OPEP OPEP Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole : Association créée en 1960 pour regrouper une série d’États dont les revenus des exportations pétrolières en vue d’obtenir de meilleures conditions de vente. L’OPEP est devenu un acteur au centre de l’économie mondiale lorsqu’elle va décider en 1973 suite à la guerre du Kippour entre Israël et ses voisins et l’aide accordée par l’Occident à Tel Aviv de quadrupler les prix du baril brut en représailles. Cela va occasionner un transfert de revenus vers ces pays, ce qu’on va appeler les pétrodollars. L’association n’est pas stable, plusieurs pays y entrant, d’autres y sortant (parfois y rentrant de nouveau). Actuellement, elle compte douze membres : Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Équateur, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar et Venezuela. (En anglais : Organization of the Petroleum Exporting Countries, OPEC) 38%

Ce tableau montre que le pétrole est à 86% une ressource propre aux pays du Sud. Si cette assertion se vérifie pour 2004, elle risque fort de se renforcer dans les décennies à venir. En effet, sur base des rythmes de production et de consommation actuels et en l’absence de découvertes de nouveaux gisements [7], les réserves pétrolières vont à l’avenir se concentrer toujours plus dans le Sud. Ainsi, si les réserves d’Amérique du Nord et d’Europe sont appelées à se tarir dans les 10 à 20 ans, celles disponibles dans le Sud gardent une durée de vie qui varie entre 30 ans en Afrique et 100 ans au Moyen-Orient [8]. Même s’il sera prudent de prendre ces chiffres avec du recul, le pétrole, comme le gaz d’ailleurs, est un produit du Sud….Pourtant, sa consommation est loin de suivre la même courbe.

Tableau 3 – La consommation par habitant et par pays (2004) [9]

PaysConsommation par habitant (barils/an)Variation de la consommation entre 1994 et 2004
Arabie Saoudite 27,4 +43%
Canada 25 +30%
USA 25 +17%
Belgique 22,5 +26%
Pays-Bas 21 +24%
Australie 16 +15%
France 12 +6%
Venezuela 8 +27%
Iran 8 +34%
Brésil 4 +28%
Indonésie 2 +54%
Chine 2 +102%

Ce tableau, loin d’être exhaustif, permet néanmoins de renforcer l’image d’un Sud qui produit pour un Nord qui consomme. Ainsi, hormis l’Arabie saoudite dont les disparités internes et le développement parfois artificiel doivent porter à caution, les gros consommateurs de pétrole se trouvent au Nord ou en Occident, c’est selon.
Par contre, au Sud, pour des économies émergentes ou des pays producteurs, la consommation d’or noir, même si elle s’accélère de manière exponentielle, reste marginale. Enfin, il convient également de mettre en exergue le "cas africain" où seuls deux représentants pourraient trouver place dans ce tableau : l’Egypte et l’Afrique du Sud avec une consommation individuelle ne dépassant pas les 4 barils par an et par habitant. Que dire alors de l’Angola ou du Nigeria, producteurs sans être consommateurs ?

Un Nord qui consomme et un Sud qui détient les ressources… Nous l’avons déjà dit, nous pouvons maintenant l’affirmer.
Les hydrocarbures : une ressource non renouvelable

En économie, un pic de production désigne le point maximal des capacités de production d’un bien non renouvelable. Dans le cas du "pic pétrolier", il s’agit du moment où la production d’or noir d’un pays ou de la planète va aller en décroissant. Ce pic global, c’est pour quand ? Question piégeuse s’il en est, car chargée d’intérêts économiques, financiers et géopolitiques.
Voyons tout d’abord le camp des pessimistes. Selon Colin Campbell, géologue ayant travaillé pour différentes compagnies pétrolières, environ 940 milliards de barils ont déjà été extraits à ce jour, quelque 760 milliards de barils restent disponibles dans des champs pétrolifères connus et 140 milliards sont classés dans la catégorie "prêt à être découvert" [10].

Le calcul est vite fait, sans nouvelle découverte majeure, le pic pétrolier mondial…C’est maintenant !

Plus optimiste, le groupe d’experts proche du gouvernement américain, US Geological Survey [11], selon lesquels, les réserves pétrolières en 2000 contenaient encore quelque 3 trillions de barils. Le pic global de production ne devrait alors être atteint qu’en 2030.
Enfin, en prenant moins de risques, l’Agence Internationale à l’Energie (AIE) le prévoit entre 2013 et 2037.

Peu importe la date, l’augmentation de la consommation de pétrole dans les économies émergentes ne laisse pas planer de doute, la fin du pétrole approche, avec ses conséquences pour les pays du Nord et du Sud : augmentation du prix du carburant, répercussion sur les moyens de production et sur multiples biens de consommation, mais également conséquences géopolitiques majeures pour les pays producteurs.

L’Amérique latine : la nationalisation Nationalisation Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
des hydrocarbures, levier du développement ?

L’Amérique latine est aujourd’hui le théâtre d’affrontements idéologiques entre ce que certains analystes appellent les régimes de gauche radicale (Venezuela, Cuba, Bolivie) et ceux d’une gauche qui serait plus réformiste et internationaliste. Sans tomber dans le piège de cette catégorisation réductrice, elle permet néanmoins la mise en lumière de deux projets économiques et sociaux différents et, parfois, antagonistes sur le continent. Le pétrole et le gaz n’échappent pas à ce clivage. Voyons ce qui se passe du côté des "radicaux" et plus particulièrement en Bolivie.

Le 1er mai 2006, le nouveau président bolivien, Evo Morales, annonçait la nationalisation des hydrocarbures de son pays. Désormais, le gouvernement deviendra le détenteur d’au moins 50% de toutes les actions des compagnies pétrolières et gazières opérant en Bolivie. L’objectif du président bolivien est de suspendre le pillage en règle d’une ressource incontournable pour le développement de son pays. En effet, durant près de 30 ans, le pays a bradé son pétrole à de nombreuses compagnies nationales et étrangères qui n’ont ni payé leurs impôts, ni même respecté les lois boliviennes [12].

Le gouvernement bolivien veut donc augmenter ses recettes pétrolières afin qu’elles bénéficient d’abord à la lutte contre la pauvreté et au développement de la société bolivienne. Quoi de plus louable ? Pourtant, dès le départ, une partie de la presse internationale a accueilli de manière mitigée cette nationalisation en affirmant que ces politiques pétrolières, comme au Venezuela, étaient un instrument au service d’un discours populiste [13].

Certains pays d’Amérique latine sont donc en train de créer un ordre pétrolier alternatif ou tout du moins différent avec le retour de l’Etat dans le secteur des hydrocarbures avec pour objectif indirect de contrer l’influence américaine et sa zone de libre-échange (ZLEA) sur le continent. Cependant, peut-on conclure que la Bolivie est sur la voie d’un développement durable grâce aux nationalisations ?

Répondre par l’affirmative équivaudrait à prendre un raccourci trop optimiste. En effet, comme nous le verrons ci-après, le pétrole est une richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
qui appauvrit. Comme le démontre l’exemple vénézuelien, si les Etats ont étendu leur influence sur leurs ressources en hydrocarbures, la production de pétrole a eu, elle, tendance à diminuer et les budgets de ces Etats ne sont pas systématiquement plus en équilibre qu’avant. La cause de ce constat en revient, d’une part, à une série sans cesse croissante de coûts : développement des technologies d’exploration et entretien des infrastructures d’extraction notamment, d’autre part, dans le cas bolivien, l’absence d’accès à la mer pourrait rendre les exportations de pétrole du pays dépendantes de la bonne volonté d’autres acteurs, et plus particulièrement du Brésil [14], ou encore de certaines firmes internationales…Quand la géopolitique s’invite à la table d’une économie nationale.
S’il y a donc dans le chef de certains pays d’Amérique du Sud une volonté accrue de souveraineté et de résistance à l’ordre pétrolier établi, il n’est pas certain que le pétrole ou le gaz soit le levier d’un développement durable pour la Bolivie ou pour le Venezuela.

L’Asie centrale : le pétrole, élément du grand jeu géopolitique

Nous venons de le voir, produire du pétrole coûte cher. Ce n’est, cependant, pas le seul effet pervers pour les détenteurs de l’or noir. En effet, cette richesse peut également déstabiliser. Cette ressource qui se raréfie aiguise les appétits des puissances qui font de la sécurité de leur approvisionnement énergétique un enjeu géostratégique majeur. Ce "grand jeu" fait d’ailleurs des ravages dans la plupart des pays en développement. Ainsi, des Républiques caucasiennes à l’Afghanistan, le pétrole de la mer Caspienne est un facteur d’ingérence politique comme en Ukraine ou tout simplement de conflictualité endémique en Afghanistan ou en Tchétchénie.
L’Asie centrale pris comme unité géoéconomique représente l’ensemble des Etats qui composent les pourtours de la mer Caspienne, de l’Ukraine à l’Afghanistan en passant par les jeunes Républiques caucasiennes. Cette région, riche en pétrole, attise les convoitises des puissances régionales (Iran et Turquie) mais, surtout des Etats-Unis et de la Russie qui voient dans l’Asie centrale un nouvel eldorado énergétique.

La Russie tout d’abord, passé l’époque quasi anarchique de l’après URSS, celle-ci veut assurer ses intérêts énergétiques vitaux en reprenant son influence sur ses anciens satellites. Dans cette optique, le gouvernement russe n’a pas hésité à jouer la carte des minorités ou à exploiter les jeux politiques internes afin de mettre la main sur les ressources en hydrocarbure de la région [15].

Ce n’est donc sans doute pas le seul fruit du hasard si la première guerre de Tchétchénie a commencé à peine quelques semaines après la signature du "contrat du siècle" entre l’Azerbaïdjan et un consortium Consortium Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
international comprenant une compagnie pétrolière russe [16]. En effet, l’Etat russe voulait faire de l’oléoduc Bakou-Grozny-Novorossiisk la principale voie d’acheminement du pétrole de la mer Caspienne.

Plus au Sud, les Etats-Unis prônaient plutôt la route vers le Pakistan, son allié régional, et l’Afghanistan. Il était donc d’intérêt stratégique pour la Russie d’étendre à nouveau son influence sur une Tchétchénie qui à l’époque jouissait d’une indépendance de fait.
Toujours dans le même registre, l’Ukraine, sans sombrer comme la Tchétchénie dans un conflit violent, a subi l’interventionnisme américain. Ainsi, les Etats-Unis dépenseront 65 millions de dollars pour appuyer la révolution orange pro-occidentale. Toutes choses conduisant à affaiblir la Russie sur ses anciennes routes du pétrole et du gaz [17].

En Afghanistan, autre théâtre d’affrontement contemporain, il faut remonter dans le temps pour mieux comprendre l’intérêt stratégique du pays. En 1997, une délégation de Talibans était reçue en grande pompe à Washington pour rencontrer des représentants du ministère des affaires étrangères et d’Unocal, une compagnie pétrolière américaine. L’objectif états-unien était de sécuriser une route de transit vers le Sud pour le pétrole des anciennes républiques soviétiques. Cependant, les Talibans, arrivés au pouvoir avec le soutien du Pakistan et des USA pour "stabiliser" l’Afghanistan, se révélèrent des interlocuteurs un peu trop gourmands : reconnaissance du gouvernement, aide économique et financière…De plus, le pays commettait l’erreur politique d’abriter le futur ennemi numéro 1 et son organisation. Ainsi, dès le pouvoir taliban vaincu, les Etats-Unis mirent en place Hamid Karzaî, ancien représentant d’Unocal [18].

Ce président est-il légitime pour tous les Afghans ? La situation chaotique actuelle dans les régions pashtounes, groupe humain majoritaire, permet d’en douter.

L’analyse de cette région montre, comme nous le verrons ci-après, que le pétrole peut devenir un élément déstabilisateur pour des Etats en développement jeunes et dont les institutions internes sont encore fragiles.

Le Moyen-Orient : clé et couloir énergétique mondial

En matière énergétique, le Moyen-Orient représente la clé du jeu géoéconomique mondial. D’une part, cette région détient les réserves pétrolières les plus importantes avec des ressources prouvées proches des 690 milliards de barils [19]. D’autre part, de par sa position géographique centrale, le Moyen-Orient est un couloir stratégique pour les gros consommateurs d’or noir, les anciens (Etats-Unis, Europe) et les nouveaux (Chine, Inde).
Malgré l’abondance d’hydrocarbures dans la région, le développement de ces Etats est faible ou tout à fait artificiel.

La cause de ce paradoxe tient d’une part à la rente pétrolière qui entre de manière souvent "fallacieuse" dans les budgets de l’Etat [20] et d’autre part, à l’omniprésence dans la région des Etats-Unis et de l’Europe dans une moindre mesure.

En Irak tout d’abord, troisième réserve pétrolière mondiale, l’organisation de l’après-guerre, si on peut parler ainsi, laisse peu planer le doute sur les enjeux exacts du conflit. Ainsi, Dick Cheney n’hésite pas à adopter un discours ultra réaliste devant les médias : "le monde dit-il, a besoin de 50 millions de barils supplémentaires d’ici à 2010 et... D’où viendra ce pétrole ? Du Moyen-Orient, qui recèle deux tiers des réserves au plus bas prix, c’est là en définitive que se trouve notre trophée." [21] Que penser alors, dans le désordre, du projet de démocratie en Irak, de la présence d’armes de destruction massive dans le pays ou encore du sort du peuple irakien ?

Autre exemple, l’Arabie saoudite, pourtant allié historique des Etats-Unis dans la région et le plus gros producteur de pétrole mondial, a un revenu annuel par habitant (5600 euros) guère supérieur actuellement à celui d’un pays balte [22]. La cause de ce paradoxe ? Un régime soutenu par le gouvernement américain qui investit la manne pétrolière nationale surtout…en Occident.

L’Afrique : le pétrole, pas pour les autochtones !

Le continent le plus pauvre de notre planète, touché de manière endémique par le sous-développement a également un potentiel important en hydrocarbure et surtout en pétrole. Pourtant, ni les revenus du pétrole, ni l’énergie issue de sa transformation ne permettent aux Etats producteurs de la région de se développer durablement. En cause, une instabilité politique parfois quasi organisée et des contrats d’exploitation qui frisent dans certains cas le pillage pur et simple.
Au Congo-Brazzavile par exemple. En pleine guerre civile, la compagnie française TotalFinaElf a joué dans ce pays un rôle d’intermédiaire pour l’achat d’armes. Ainsi, en 1997, elle a financé l’acquisition de 40 millions de dollars d’armement. Est-ce le rôle d’une entreprise pétrolière de s’engager aux côtés d’un belligérant lors d’un conflit ? [23]

Plus proche de nous, le petit Etat africain de Sao Tomé a vu se multiplier à l’annonce de gisement pétrolier sur son territoire, des agents civils et militaires américains [24]. Aujourd’hui, la compagnie étasunienne Chevron est bien implantée [25] dans ce pays qui est partie prenante du projet de l’administration américaine de diversifier ses approvisionnements en pétrole hors du Moyen-Orient.

De paradoxale, l’économie pétrolière en Afrique peut devenir injuste. En effet, si elles ne bénéficient pas des retombées financières de leur ressource nationale, il arrive que les populations n’aient même pas accès à l’énergie issue de la production ou du transport de pétrole sur leur territoire. Ainsi, le cas de l’oléoduc Tchad-Cameroun est interpellant. Si la concession passée avec l’industrie pétrolière américaine prévoit la mise en place de fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
en faveur des villageois déplacés. Ces fonds sont primo restés lettre morte et secundo, ils ne prévoient rien en termes d’accès à l’énergie pour ces populations [26].

Le Sud détient, le Nord consomme…On vous l’a déjà dit !

Bien entendu, au vu de la grande pauvreté et des guerres multiples, le continent africain est, sans doute, encore une victime plus docile de ce que certains appellent "la malédiction du pétrole" dont, au travers des exemples ci-dessus, nous avons déjà évoqué les principales dimensions.

La malédiction du pétrole

La détention par un pays de réserves de pétrole et de gaz ne représente pas pour la plupart des pays producteurs un levier pour leur développement. Cela peut paraître paradoxal mais, le pétrole en Afrique, au Moyen-Orient ou encore en Asie centrale est plus souvent synonyme d’économie de rente, de spécialisation de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, de corruption, de clientélisme à grande échelle ou même de guerres que de développement économique et humain. Existe-t-il réellement une "malédiction du pétrole" ? Si oui, quels en sont les déterminants ?

En dehors de la Malaisie et de la Norvège, aucun pays ne semble avoir échappé à la malédiction de l’or noir [27]. Ainsi, l’indicateur du développement humain (IDH) [28] 2006 ne laisse pas vraiment planer le doute. Ce classement de 177 pays selon la longévité, le niveau de vie ou l’éducation est interpellant à plus d’un titre.

Sans surprise, le peloton de tête est composé des pays occidentaux ne possédant pas, hormis la Norvège (1) et les USA (8), d’hydrocarbures. Par contre, plus paradoxale est la place occupée par grand nombre de pays producteurs du Sud. En effet, le Venezuela (72), l’Arabie saoudite (76) et l’Iran (96) sont déjà loin derrière. Que dire alors, des producteurs africains comme le Nigeria (159) ou l’Angola (161) ?

Cette malédiction du pétrole est la caractéristique principale de la structure du système énergétique international. En amont, des pays du Sud en développement, aux institutions politiques, économiques ou sociales parfois fragiles. Pour ces derniers et leurs peuples, la rente pétrolière s’apparente plus souvent à un cauchemar.

En aval de ce système, des pays du Nord développés et non producteurs d’or noir pour qui une consommation énergétique soutenue est la condition de la croissance économique et du maintien d’un niveau de confort important pour une majorité de la population.
Voyons, les différents effets du système énergétique international sur les économies et la stabilité politique des pays producteurs du Sud.

Effet économique : une richesse qui appauvrit

Pour comprendre les logiques qui sous-tendent cette malédiction du pétrole, un détour par l’analyse économique est nécessaire. En effet, l’exploitation des hydrocarbures a transformé une majorité des Etats producteurs en économie de rente par laquelle seules les activités pétrolières ou gazières se voient développées. Cependant, la spécialisation d’une économie dans le pétrole ne permet pas le développement diversifié et équitable d’une société.

Tout d’abord, l’industrie pétrolière dans les pays en développement est peu créatrice d’emplois par rapport à la place qu’elle peut prendre dans le calcul du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
 [29]. D’une part, bon nombre de travailleurs du secteur sont pour la plupart des expatriés du Nord. D’autre part, le faible apport en termes d’emplois de l’or noir tient également dans un paramètre du système commercial international toujours prégnant dans certains pays africains par exemple : "le Sud fournit des biens primaires à bas prix mais, par absence d’outils industriels, ne les transforme pas".

Ensuite, les recettes issues du pétrole sont sujettes à un cours instable et artificiellement bas. L’instabilité de celles-ci contraint les gouvernements à adopter des politiques publiques à court terme. De plus, le prix du pétrole reste, malgré les apparences, tout à fait défavorable aux pays producteurs du Tiers-monde. A dollars constants, en effet, le baril coûtait 90 dollars en 1981 et il est, aujourd’hui, pratiquement trois fois moins élevé qu’il ne l’était à cette époque [30]. Dit autrement, les termes de l’échange Termes de l’échange Pouvoir d’achat de biens et services importés qu’un pays détient grâce à ses exportations. L’indice des termes de l’échange le plus courant mesure le rapport entre les prix des exportations et les prix des importations. Une augmentation de cet indice correspond à une amélioration des termes de l’échange : par exemple, un pays vend plus cher ses exportations pour un prix à l’importation constant. Inversement, une diminution de l’indice correspond à une dégradation des termes de l’échange.
(en anglais : terms of trade)
se sont dégradés pour le Tiers-monde.

Les exportations d’hydrocarbures peuvent entraîner également une surévaluation de la devise nationale. La production locale, hors pétrole, devient alors plus cher que les produits importés. Ces Etats n’investissent plus que dans la production de pétrole ou de gaz aux dépens des autres secteurs de l’économie nationale.

Enfin, outre une spécialisation de l’investissement, ce dernier, comme nous l’avons vu dans le cas bolivien, se fait toujours plus coûteux au fil de la raréfaction de l’or noir. Entretien des infrastructures d’extractions existantes, coûts d’exploration toujours plus importants…Plus le pétrole devient un bien rare, plus les moyens à mettre en œuvre pour l’extraire du sol sont coûteux et donc, plus les "bienheureux possesseurs" d’hydrocarbures s’endettent [31]

La rente pétrolière n’est donc pas un marchepied vers un développement équilibré pour ses dépositaires. Plus grave, elle suscite bien souvent corruption, clientélisme à grande échelle et elle se fait même cause majeure d’une conflictualité endémique comme au Moyen-Orient ou dans certaines régions d’Afrique.

S’ils ne bénéficient pas des retombées financières de leur ressource nationale, il arrive que les peuples, comme pour l’oléoduc Tchad Cameroun, n’aient même pas accès à l’énergie issue de la production ou du transport de pétrole sur leur territoire.

Effet géopolitique : une souveraineté limitée aux enjeux géostratégiques

Le 14 décembre 1962, l’Organisation des Nations unies Organisation des Nations Unies ou ONU : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
votait la résolution sur "le droit de souveraineté permanente des peuples et des nations sur les ressources naturelles" [32]. Du saoudien à l’indonésien, en passant par l’angolais, le citoyen est-il maître des ressources de son pays ? La question mérite d’être posée. D’autant plus que depuis plusieurs années, au fil de la diminution des réserves des compagnies internationales, les majors, et du développement sur la scène pétrolière des compagnies publiques nationales (CPN), le champ des acteurs présents sur le marché de l’or noir est en plein bouleversement.

Sur la scène pétrolière mondiale, trois acteurs principaux exploitent les flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
pétroliers : les Etats, les compagnies pétrolières internationales privées (majors) et les compagnies publiques nationales dont la plupart sont réunies au sein du cartel Cartel Association de plusieurs entreprises d’un secteur en vue de réglementer la production de celui-ci : maintenir un même prix de vente sur le marché, se répartir des quotas de production, etc.
(en anglais : cartel, mais souvent coalition, syndicate ou trust)
de l’OPEP.

L’or noir est donc une richesse du Sud, consommé par le Nord, et historiquement exploité par des sociétés, ou majors qui ont leur siège dans des pays du Nord.

Tableau 4– Les géants du pétrole (2003) [33]

Société pétrolièrePays - SiègeProduction (millions de barils/jour
BP-TNK Grande-Bretagne 2,6
Exxon Mobil USA 2,5
RD Shell Grande-Bretagne/Pays Bas 2,4
Yukos Sibneft Russie 2,2
Chevron Texaco USA 1,9
TotalFinaElf France 1,6

Depuis le début de l’ère pétrolière, le modèle traditionnel de contrat passé entre les Etats détenteurs du pétrole ou du gaz et les compagnies pétrolières du Nord est la concession. Celle-ci reconnaissait aux compagnies, surtout anglo-saxonnes, la propriété totale sur les gisements en dehors des Etats-Unis et de certains pays européens comme la Norvège [34]. Depuis les années 70, ce modèle a disparu au profit du contrat de partage de production (CPP) qui associe l’Etat détenteur de la ressource et la compagnie étrangère. Par ce type d’accord, l’Etat garde la propriété de ses ressources pétrolières et perçoit une partie des dividendes de la production [35]. On sort peu à peu du modèle colonial pur et simple.

Tableau 5- Part des industries nationales et internationales dans la production de pétrole [36]

Part de la production mondiale en %
Compagnies nationales ou détenues en partie par l’Etat 44,3%
Firmes multinationales privées 26,9%
Autres privés et publics : - de 500 000 barils/jour 28,8%

Les multinationales du pétrole perdent donc du terrain. Ce constat est encore plus éloquent lorsqu’on s’intéresse aux réserves disponibles. Ainsi, le secteur privé ne dispose plus que d’environ 22% des réserves connues. De plus, soumises aux aléas des cours boursiers, ces entreprises internationales ont tendance à estimer de manière parfois fallacieuse les réserves d’hydrocarbures dont elles disposent afin d’éviter un rachat par la concurrence. Ainsi, en 2004, Shell a "truqué" ses réserves de 20% à la hausse pour garder la confiance de ses actionnaires [37].

Tableau 6- Réserves connues des compagnies internationales cotées en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
 [38]

Société pétrolièrePays - SiègeRéserves prouvées en milliards de barilsChiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
2003 en milliards de dollars
Exxon Mobil USA 22 237
Gazprom Russie 21 92
LUKoil Russie 19,64 18,5
BP GB 18,3 233
PetroChina Chine 17,4 43
Yukos Oil Russie 15 11,4
Royal Dutch Shell PB/GB 14,5 269
Chevron Texaco USA 11,8 121,7
Petrobras Brésil 11,6 33
Total France 11,4 104,6

Tableau 7- Réserves connues ou probables des compagnies publiques mondiales

Compagnies publiques Pays – siège Réserves prouvées en milliards de barils Chiffre d’affaires 2002 en milliards de dollars
Saudi Aramco Arabie Saoudite 252,2 NC
National Iran Oil C. Iran 222,1 26,9
Irak Oil Ministry IraK 127 NC
Abu Dhabi National Oil C. Abu Dhabi 85,4 NC
Kuwait Petroleum Koweït 61,3 27,5
PdVSA Venezuela 51,1 41,1
Sonatrach Algérie 20,7 20,7
Pemex Mexique 18,8 47
CNPC Chine 17,7 NC
Rosneft Russie 15,7 4,3

Aujourd’hui, certains Etats du Sud comme le Venezuela et la Chine ont donc un certain degré de maîtrise de leurs ressources en or noir.

Sur la scène internationale, ce constat a deux implications importantes. D’une part, les majors, bras énergétique des Etats occidentaux, ne suffisent plus à assurer la sécurité des approvisionnements et d’autre part, les multinationales et les Etats du Nord, comme nous le verrons par la suite, sont contraints de diversifier leurs activités et leurs approvisionnements en énergie.

Du fait de sa raréfaction et de l’intervention de certains Etats du Sud dans le secteur, le pétrole constitue, plus que tout autre bien de consommation, un intérêt stratégique majeur pour les USA et l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
. En effet, ayant atteint son pic de production en 1970, les Etats-Unis deviennent chaque jour un peu plus dépendants du bon vouloir de pays du Sud : Moyen-Orient, Venezuela, Afrique ou encore certains Etats d’Asie centrale.

En outre, l’ampleur prise par certaines compagnies nationales de Chine et d’Inde, par exemple et les politiques de nationalisations en cours dans certains pays, rendent l’économie des géants occidentaux toujours plus dépendante de situations politiques nationales… Selon l’ONU ONU Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
, incontrôlable !

Pour limiter cette dépendance, les Etats du Nord ont choisi une réponse réaliste et traditionnelle : " tous les moyens sont bons pour sécuriser les sources d’approvisionnement énergétique". Derrière cette assertion, on trouve un droit officieux d’intervention politique et même militaire qui s’accommode avec le principe de souveraineté nationale et qui vise à assurer des prix bas et un approvisionnement en hydrocarbures stable… Quand on ne dirige plus le marché, on le soumet ?
Aujourd’hui, comme nous l’avons analysé ci-dessus, l’énergie reste plus que jamais d’intérêt national. Les pays consommateurs et les pays producteurs sont, le plus souvent, un théâtre géopolitique où s’affirme cet intérêt.

De plus, devant l’industrialisation de pays comme la Chine ou l’Inde, les Etats-Unis en particulier se doivent d’assurer leur mainmise géostratégique sur l’or noir afin de donner aux compagnies pétrolières anglo-saxonnes, les meilleures conditions d’exploitation des ressources pétrolières internationales.

La manne financière issue du pétrole ou du gaz aurait dû permettre à des Etats du Sud de se développer. Le résultat est loin du compte et l’actualité géoéconomique ne présage pas véritablement de changement de fond avant… la fin du pétrole !

A l’heure où les préoccupations environnementales prennent toujours plus de poids politique et où la diversification des approvisionnements en énergie devient une nécessité pour les Etats du Nord.

Energie nucléaire ? Retour du charbon ? Développement des énergies vertes ou alternatives ? Des projets se mettent en place et le débat politique est ouvert. Cependant, pose-t-on véritablement le celui-ci en termes systémique et comparatif ? S’interroge-t-on sur une approche Nord-Sud des énergies alternatives ?

Pourtant, s’il est peut-être déjà trop tard pour enrayer la malédiction du pétrole dans certaines régions du Sud, il est temps d’introduire le champ des relations Nord-Sud dans les discussions sur les énergies alternatives, les biocarburants par exemple, en s’efforçant de retenir les leçons du passé.

 Partie 2. Les biocarburants : alternative ou nouvelle malédiction ?

Depuis quelque temps, les biocarburants ont le vent en poupe. Le réchauffement climatique, la diminution des réserves de carburants fossiles et surtout la fluctuation du prix de ces derniers ne sont pas étrangers aux efforts consentis par les instances dirigeantes de notre monde pour favoriser, réguler ou diriger le développement de cette énergie à base organique. Ainsi, sous l’impulsion du Brésil et des Etats-Unis, l’ONU a décidé de lancer des travaux d’expertise dans le but d’établir un grand marché mondial des biocarburants et de stimuler l’utilisation de biodiesel ou d’éthanol dans nos moteurs [39].

Du côté de la FAO (agence de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture), le projet a déjà fait du chemin et par l’entremise du "Global Bioenergy Partnership", l’organisation a décidé de promouvoir la production de biocarburants dans les pays en développement [40]… Un Sud qui produit pour un Nord qui consomme ?

Selon Alexandre Mûller, sous-directeur général de la FAO : "le mouvement graduel d’abandon du pétrole a commencé. Au cours des 15 à 20 prochaines années, les biocarburants pourraient fournir au moins 25% des besoins d’énergie dans le monde [41]". Parmi les facteurs qui permettent de prévoir la hausse de consommation des biocarburants, Alexandre Mûller épingle, outre la lutte contre le réchauffement climatique, la compétitivité de cette énergie alternative. En effet, avec un pétrole à plus de 70 dollars le baril, la bioénergie devient potentiellement plus intéressante. Selon l’INRA, il faudra néanmoins attendre que le baril dépasse les 80 ou 90 dollars pour que les biocarburants deviennent véritablement concurrentiels [42]

Cependant, la demande mondiale en hydrocarbures grandissante et la volonté des Etats occidentaux de diversifier leurs approvisionnements vont, à terme, faire des biocarburants une part prépondérante du bouquet énergétique.

Les biocarburants de première génération, aujourd’hui, sont de deux types. D’une part, il y a les biodiesels produits à partir de plantes oléagineuses, riches en huile, comme le colza ou le tournesol. D’autre part, il y a ceux appelés à remplacer l’essence et produits à partir de plantes riches en sucre ou en amidon (canne à sucre, betterave, maïs, blé …) [43]. Ces derniers se présentent soit comme de l’éthanol pur, soit comme une combinaison d’éthanol et de produits pétroliers.

Afin de produire une analyse géoéconomique de cette nouvelle source d’énergie, il nous faut, comme pour le pétrole, partir de la source, autrement dit : la terre. Puis, il s’agira également d’appréhender la structure du marché : Qui produit ? Qui consomme ?

La terre, un bien limité

Dans un contexte médiatique propice au développement des biocarburants, il persiste néanmoins une question : sont-ils capables à terme de remplacer, du moins en partie, notre consommation de pétrole ?

Certains analystes en doutent. En effet, la culture intensive de céréales ou d’oléagineux nécessite d’immenses surfaces cultivables. Faire fonctionner le parc automobile français ou anglais nécessiterait plus de terres arables que n’en comptent, aujourd’hui, les deux pays. Prenons par exemple, la France. Dans ce pays, comme dans la plupart des Etats du Nord, la consommation de pétrole se concentre pour plus de 40 % dans le secteur des transports. Ce qui équivaut pour la France à environ 50 millions de tonnes. Le tableau ci-dessous démontre bien la difficulté de remplacer le pétrole par les biocarburants. Celle-ci tient dans le manque de rentabilité par hectare des biocarburants.

Tableau 8. Rentabilité des biocarburants : l’exemple des transports français [44]

Culture initiale Energie brute produite par hectare (en tonnes) Km2 de terre mobilisée pour produire 50 millions de tonnes de biocarburant En % des superficies cultivées en France en 1997
Colza 1,37 365 000 232%
Tournesol 1,06 472 000 300%
Betterave 3,98 125 500 80%
Blé 1,76 284 000 183%

Si nous projetons ces résultats au niveau mondial, nous avons un marché en déséquilibre qui risque à terme de ne plus pouvoir répondre à la demande. Et lorsqu’en économie capitaliste, les fournisseurs d’un bien ne peuvent plus satisfaire les consommateurs, certaines conséquences sont à attendre. Avant tout, voyons qui sont les acteurs de ce nouvel eldorado énergétique.

Production et consommation des biocarburants

Contrairement au pétrole, la production et la consommation des biocarburants sont, aujourd’hui, géographiquement peu diversifiées. La production des biocarburants, biodiesel et éthanol, se limite surtout à trois Etats ou régions du monde.

L’Europe, en particulier l’Allemagne, est le premier producteur de Biodiesel. En ce qui concerne l’éthanol, c’est surtout le Brésil et les Etats-Unis qui concentrent la majeure partie de la production mondiale.

Tableau 9- La production des biocarburants par région en 2002 [45].

Producteurs Ethanol en millions de litres Biodiesel en millions de litres
Amérique du Nord 8509 70
USA 8151 70
Europe 390 1353
Allemagne / 625
Amérique latine (Brésil) 12 620 /
Asie (Chine) 289 /

La structure de la consommation est, à peu de choses près, similaire à celle de la production. Encouragés par des politiques volontaristes, les biocarburants sont surtout consommés au Brésil, aux Etats-Unis et en Europe. Ainsi, l’Union européenne a, dès 2003, adopté une directive qui vise à augmenter annuellement le pourcentage de biocarburants dans les transports : de 5,75% en 2010 à 10% en 2020 [46]. Néanmoins, en 2006, la part des biocarburants dans la consommation énergétique européenne n’atteignait pas encore les 2%.

Aux USA, la volonté de développer les carburants verts est la même et répond surtout à une politique de diversification énergétique face à l’instabilité qui touche les pays producteurs de pétrole au Moyen-Orient et Afrique. Ainsi, le 26 mars 2007, General Motors, Chrysler et Ford se sont engagés auprès du président Bush à rendre la moitié de leur production automobile apte à fonctionner avec un carburant intégrant 85% d’éthanol d’ici 2012. Plus encore que l’Europe, les Etats-Unis connaissent une véritable ruée vers les biocarburants, surtout l’éthanol. En effet, entre 2000 et 2007, le nombre de distilleries a triplé sur le sol américain [47].
Subventions, détaxations, tout est bon pour développer ce carburant alternatif.

Au Brésil, l’expérience "biocarburant" n’est pas nouvelle. Dès 1973, à la suite du premier choc pétrolier, la junte militaire décide de lancer un gigantesque projet de subvention de la canne à sucre. En 1984, 94% des voitures fabriquées dans le pays sont équipées pour rouler à l’éthanol. Pourtant, dès 1986, le pari brésilien s’effondre devant la montée du prix du sucre et le pétrole redevient le carburant numéro 1.

Malgré cette mauvaise expérience, le Brésil est de nouveau le principal producteur et consommateur de l’or vert. Ainsi, 25% d’éthanol sont d’ores et déjà intégrés dans le pétrole vendu à la pompe. Cela représente le plus grand pourcentage dans le monde. De plus, grâce au développement technologique, le consommateur brésilien peut acheter des voitures fonctionnant uniquement à l’éthanol. Les "Flex Fuel Cars", qui peuvent rouler au pétrole, à l’éthanol ou avec un mélange des deux, représentent 70% des nouvelles voitures vendues aujourd’hui au Brésil [48].

La production et la consommation de biocarburants répondent donc surtout à une volonté européenne et américaine de dépendre moins des aléas géopolitiques de certaines régions pétrolifères. Pour le Brésil, il s’agit de devenir la nouvelle "Arabie saoudite du biocarburant" [49].

Même si elle est actuellement circonscrite à quelques pays, la structure de l’économie mondiale des biocarburants risque de montrer à l’avenir une similitude avec celle des énergies fossiles : un Sud qui produit pour un Nord qui consomme. En effet, qui possède les plus grandes réserves de terres cultivables ?

D’ailleurs, l’Indonésie, la Turquie, l’Inde, le Sénégal, l’Afrique du Sud ou encore plusieurs pays d’Amérique latine se sont déjà lancés dans la production d’éthanol.

Nouveau carburant, ancien système

L’augmentation de la consommation de biocarburants répond à un double objectif pour les pays du Nord qui ne disposent pas de réserves pétrolières. D’une part, il s’agit de limiter les rejets de gaz à effet de serre dus aux transports et, d’autre part, les Etats occidentaux veulent diversifier leurs approvisionnements énergétiques afin de moins dépendre de quelques Etats producteurs.
Cependant, le marché des biocarburants est également synonyme de nouvel eldorado financier pour les multinationales des secteurs pétrochimique et agroalimentaire. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les réserves détenues par les firmes pétrolières du Nord sont en baisse. A terme, ces sociétés qui dépendent de leur cotation Cotation Affichage public des cours de titres qui évoluent continuellement au gré des opérations d’achat et de vente.
(En anglais : valuation ou pricing)
boursière, seront contraintes de trouver d’autres sources et de contourner un marché pétrolier dont les grands acteurs, en termes de réserves, sont désormais les compagnies publiques mondiales.

Ainsi, si le succès futur des biocarburants se mesurait en termes des investissements et du marketing consentis aujourd’hui par les transnationales, celui-ci serait garanti [50]. En effet, toutes les grandes compagnies actives soit dans le secteur énergétique, soit dans le secteur agricole, investissent de plus en plus dans les carburants verts. Monsanto développe un maïs uniquement destiné à la production de biocarburant dans un laboratoire détenu par Lockheed Martin. La société agroalimentaire Dupont, qui contrôle 15% du marché mondial du soja et 27% du marché [51] du maïs, s’est associée en 2003 avec la British Petroleum pour produire et commercialiser du biocarburant vers l’Angleterre. Total submerge la presse de publicités pour le carburant du futur, Cargill a produit en mai 2007 ses premiers millions de gallons de biodiesel, le premier sucrier mondial Südzucker va lancer sur le marché sa filiale de bioéthanol. Enfin, le fonds français Pergam achète des hectares de pampas argentines pour y cultiver soja et maïs, futurs biocarburants [52].

En Mars, aux Etats-Unis, assis sur les bancs de la conférence annuelle du département de l’agriculture (USDA), on trouvait ainsi comme à l’habitude des agriculteurs, des représentants du gouvernement Bush et quelques lobbies du secteur agroalimentaire…Quoi de plus normal.

Inhabituelle, par contre, était la présence d’un nombre important de représentants de fonds d’investissement Fonds d'investissement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
 [53]. En effet, les acteurs de l’économie casino s’intéressent de plus en plus au marché des biocarburants. Et pour cause, comme s’en félicite le banquier français Olivier Combastet également à l’origine du fond d’investissement Pergam Finance, la terre est un nouveau "gisement d’actifs sous-valorisés" [54] et potentiellement très rentables. En d’autres termes, tant qu’on y cultive des haricots, la terre n’est pas très rentable. Par contre, si elle devient la source d’un nouveau carburant, elle pourrait constituer un plantureux retour sur investissement.
La stratégie des sociétés internationales ou des fonds d’investissement est donc simple. Soit il s’agit pour les multinationales de l’agroalimentaire de spécialiser leur production dans les produits de base de l’éthanol ou du biodiesel, soit pour les fonds d’investissement, il faut acheter à bas prix des terres, peu importe l’endroit, y planter du soja ou du maïs en multipliant la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
pour, par la suite, les revendre au plus offrant. D’ailleurs, Pergam Finance ne cache pas sa stratégie. Ainsi, toujours selon Olivier Combastet :"les centaines d’hectares de maïs et de soja disponible en Uruguay ou en Argentine sont autant de barils dormant de carburants verts" [55].

Il semble donc se confirmer que si la consommation, hormis au Brésil, est appelée à se développer en Europe et aux Etats-Unis, la production, elle, va emprunter les voies de la mondialisation libérale pour s’étendre à l’ensemble du Tiers-monde. Selon Hugh Grant d’ailleurs, PDG de Monsanto, le grand dilemme pour la production de biocarburant aux Etats-Unis est dès aujourd’hui le manque d’espace cultivable. Pour le dirigeant de la firme canadienne, il faut donc étendre la production à l’ensemble de la planète [56].

Si les biocarburants se présentent certes comme une alternative technique aux énergies fossiles. Le système géoéconomique international dans lequel prennent place ces carburants ne semble pas avoir pris une ride : un marché dominé par quelques sociétés transnationales du Nord en règle général et des flux énergétiques partant du Nord vers le Sud. Ces aspects pourraient avoir certaines conséquences sur le faible coût environnemental concédé par certains aux biocarburants.

Les biocarburants, une nouvelle malédiction pour le Sud…

Malédiction écologique ?

Au vu de la quantité limitée de sa ressource première, la terre, le biocarburant risque tout d’abord de ne pas avoir l’impact escompté sur la réduction de la pollution. En effet, comme nous l’avons déjà dit, si la part des biocarburants dans le bouquet énergétique devient trop importante, les terres disponibles viendront à manquer. La solution ? "Booster" la production à l’aide de pesticides et autres Organismes génétiquement modifiés. Si les biocarburants risquent de limiter le rejet de gaz à effet de serre, ils pourraient par contre être à la base d’une pollution massive des cours d’eau et de la terre…, comme c’est déjà le cas avec les monocultures de soja et de maïs transgéniques en Amérique latine [57].

En outre, selon un récent rapport de l’ONU, l’avantage en termes de réduction de gaz à effets de serre des biocarburants serait mis en doute. En effet, le feu bouté aux forêts brésiliennes et indonésiennes dans le but de défricher de nouvelles terres cultivables pourrait peser plus dans la balance écologique que les réductions de gaz dues aux biocarburants. [58]

Menace sur la sécurité alimentaire ?

La caractéristique majeure de notre système capitaliste contemporain n’est pas, il faut en convenir, la régulation. En effet, pour assurer la croissance économique, il faut consommer beaucoup et donc, produire en masse. Or, la terre est un bien limité et les biocarburants vont induire, c’est déjà le cas au Brésil et au Mexique, une concurrence entre les terres destinées à l’alimentation et celles destinées à la production de bioénergie. Le résultat est déjà connu aux Etats-Unis, par exemple, avec une augmentation du prix du maïs, le boisseau est passé de 2 à près de 3,50 dollars sur la seule année 2006 [59].

Au Mexique, les biocarburants ont failli être à la base d’une petite révolution. En effet, alors que le Mexique ne produit que très peu d’éthanol, cette production a eu un effet important sur le prix du maïs. Par conséquent, la tortilla, aliment de base s’il en est, a vu son prix augmenter de 75% en un an [60].

Enfin, dernier détail qui corrobore notre thèse de départ, cette explosion du prix du maïs au Mexique a pour cause une demande grandissante en biocarburants un peu plus au Nord, aux Etats-Unis. Le Nord consomme, le Sud produit et assume les effets pervers !

Le coût des matières agricoles de base va augmenter. Cet "effet biocarburant" sur les prix n’aura pas les mêmes conséquences partout. Alors que l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) tire la sonnette d’alarme. En Afrique et au Moyen-Orient par exemple, les prévisions quant à la sécurité alimentaire sont inquiétantes. En 2015, si rien ne change, le nombre de sous-alimentés dans ces régions passera de 24 millions en 1990 à 36 millions [61]. Une augmentation du prix de la nourriture serait plutôt malvenue dans ces régions.

Outre l’impact sur l’environnement et sur la sécurité alimentaire de certaines régions du monde, les biocarburants présentent une menace directe pour l’agriculture traditionnelle, activité économique essentielle.

Paysans mis en échec et mat ?

Nous l’avons déjà dit, nous le répétons, la terre est un bien limité et sa surexploitation serait néfaste. Si la demande en biocarburant suit une courbe ascendante comme c’est le cas aujourd’hui au Brésil et aux Etats-Unis, le prix de cette terre va également être revu à la hausse. Conséquence : la déstructuration de l’agriculture traditionnelle. Pourtant, l’agriculture n’est pas une activité économique comme les autres. Tout d’abord, elle satisfait le besoin humain le plus essentiel : se nourrir. Deuxièmement, à l’échelle mondiale, la population rurale s’élève à 3,3 milliards de personnes, soit 52% de la population mondiale ; la population agricole totale (active et non active) s’élève à 2,6 milliards de personnes, soit 41% de cette même population mondiale ; quant à la population agricole active, elle s’élève à 1,34 milliard de personnes, soit 43% de la population active du monde. Dans le Sud, plus particulièrement, l’agriculture occupe plus de la moitié de la population active (50% en Chine, 60% en Inde et 66% en Afrique noire) [62].

Si le paysan est, aujourd’hui encore, la figure centrale de l’économie du Tiers-monde, un autre constat s’impose : c’est paradoxalement cette population qui souffre le plus de la faim.
Ce paradoxe tient dans le système de production international partagé entre l’agriculture capitaliste moderne, incarnée principalement par les multinationales du secteur et une agriculture traditionnelle au Sud comme au Nord dont la capacité de rendement et d’investissement est, bien entendu, beaucoup plus faible.

Déjà fortement touchée par les subventions à l’exportation des Etats-Unis et de l’Europe qui rendent leurs productions plus cher et donc peu compétitive, l’agriculture paysanne du Tiers-monde ne se relèverait sans doute pas d’une hausse significative du prix de la terre. Comme le fait remarquer Thierry Kesteloot d’Oxfam : "Sous la pression des multinationales, la terre va devenir un bien financièrement inaccessible pour les petits paysans, les grandes firmes vont alors s’accaparer l’ensemble des terres". [63]

 Conclusion

Comparaison n’est pas raison. Néanmoins, l’analyse géoéconomique du pétrole et des biocarburants permet de mettre en évidence certaines similitudes entre les deux marchés.

La géoéconomie d’un déséquilibre

La première similitude existant entre les hydrocarbures, plus particulièrement le pétrole et les biocarburants est la géographie de leurs échanges sur le marché mondial. Le pétrole est, depuis sa découverte, une source énergétique produite essentiellement au Sud et consommée par les Etats industrialisés du Nord. Il en va, et il en ira de même pour les biocarburants. Ainsi, le président Lula veut faire du Brésil la plus grande puissance énergétique de la planète grâce au biodiesel. En Afrique, selon le président sénégalais, Abdoulaye Wade, les vastes surplus de terres cultivables devraient faire de l’Afrique, le premier producteur mondial de biocarburants [64]. En fait, partout au Sud, les dirigeants politiques lancent des projets de développement de cette énergie alternative : Turquie, Mexique, Chine, Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Philippines, … Dans les prochaines décennies, c’est le Sud qui deviendra le principal producteur des biocarburants.

La concentration du système

Outre la direction que prennent les flux énergétiques mondiaux, une autre similitude entre le marché des biocarburants et celui du pétrole au niveau mondial est la forte concentration à l’œuvre dans le marché. Au niveau du pétrole, nous en avons déjà discuté ci-dessus, le nombre de grandes firmes internationales se compte presque sur les doigts de la main.

Pour les biocarburants, deux secteurs s’interpénètrent : le secteur pétrochimique et le secteur agroalimentaire. Or, ils sont déjà extrêmement concentrés. Les biocarburants sont, d’ailleurs, à la base des nouvelles synergies dans le secteur privé : l’alliance entre BP et Dupont en est un exemple. Selon Madame Dilma Roussef, chef du cabinet civil brésilien, les biocarburants sont l’expression du "mariage de l’industrie agricole avec l’industrie pétrolière" [65].

Les conséquences de ce mouvement sont donc, d’une part, une dépendance accrue de notre souveraineté alimentaire envers des entreprises qui n’ont, pour certaines, aucune expérience du secteur agricole et, d’autre part, la dépendance énergétique des populations du monde risque de passer des mains du Sud vers celles de quelques firmes internationales dont les objectifs sont avant tout financiers et dont la stabilité dépend souvent du bon vouloir de quelques actionnaires. Enfin, les objectifs productivistes de ces firmes cadrent mal avec la volonté de certains Etats du Tiers-monde de se développer à partir de la bioénergie.

Un urgent besoin de régulation

Le système économique qui régit les flux énergétiques au niveau mondial a, peu importe la source, un grand besoin de régulation. Cette dernière doit intervenir à deux niveaux.

Tout d’abord, une régulation de la consommation au Nord. En effet, que ce soit le pétrole ou les biocarburants, la surconsommation de ces énergies dans les transports entraîne leur disparition dans d’autres domaines. Ainsi, le pétrole est une ressource naturelle aux applications multiples (les plastiques, par exemple) tandis que la terre est la source de notre souveraineté alimentaire.
Une régulation de la production au Sud ? Cette dernière ne viendra ni des Etats du Nord, dont l’objectif de soutenir la croissance par la consommation cadre mal avec une diminution des approvisionnements énergétiques, ni des sociétés transnationales dont les objectifs mercantiles entraînent même dans certains cas une surproduction Surproduction Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
.

Cette régulation de la production ne pourra donc venir que des pays producteurs, que ce soit pour le pétrole ou les biocarburants. Cependant, cette planification Planification Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
aurait un effet sur les prix et donc, sur les enjeux géostratégiques internationaux car si le discours sur l’énergie se veut internationaliste, dans la pratique, celle-ci reste avant tout une préoccupation nationale.

 


Pour citer cet article :

Bruno Bauraind , "Une géoéconomie de l’énergie ? ", Gresea, avril 2007. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1667