Lorsqu’on l’accuse de coûter trop cher à la collectivité, le secteur associatif (ou non marchand) a souvent eu tendance par le passé à se défendre en mettant en avant son utilité sociale, par définition impossible à quantifier. Ce faisant, il accepte toutefois un postulat contestable : l’idée qu’il ne « produit » rien, du moins en termes de valeur économique. Or, on peut défendre le contraire, surtout en insistant sur une lecture anticapitaliste de la valeur.
Le trimestriel Bruxelles Laïque Echos (BLE) s’efforce d’apporter des points de vue originaux ou novateurs, de susciter et nourrir la réflexion, de mettre en débat et de mettre en perspective les thèmes ou questions sociopolitiques abordés dans chaque numéro. C’est pourquoi les analyses se veulent argumentées, fondées, nuancées.
Le 11 février dernier, Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque Nationale belge, a tenu à refroidir les ardeurs de ceux qui voient dans la crise actuelle l’occasion d’en finir définitivement avec l’austérité néolibérale : « Dès que la situation se sera normalisée, expliquait-il, la Belgique devra se fixer un objectif budgétaire permettant de garantir la soutenabilité des finances publiques ». Or, toujours selon lui : « Sans une augmentation significative de la pression fiscale et parafiscale – et je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire –, l’essentiel de l’effort devra venir du côté des dépenses » [1].
Le refrain est connu, et il est de nature à inquiéter tous ceux qui dépendent de ces « dépenses » pour (sur)vivre, parmi lesquels les allocataires sociaux évidemment, mais aussi les travailleurs du secteur public… et du secteur non marchand. En Belgique, d’après le CRISP : « Le secteur non marchand recouvre une variété d’activités et de services qui vont du culturel à la santé, en passant par le social et l’environnement. Ces activités sont organisées, pour la plupart, sous la forme juridique de l’association sans but lucratif. Les autres formes juridiques présentes dans le secteur sont la coopérative, la fondation, la société à finalité sociale et la mutualité. » [2]
On parle de « non marchand », d’une part parce que ces activités sont poursuivies sans but lucratif, mais aussi et surtout parce que l’essentiel de leurs ressources ne provient pas de la vente sur un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. « Parmi les ressources dites "non marchandes", on distingue d’une part les ressources provenant de prélèvements obligatoires opérés par l’État (impôts) et donnant lieu à des mécanismes de financement public (subsides, primes à l’emploi…), et d’autre part les ressources mobilisées sur une base volontaire (dons, cotisations, travail bénévole…). » [3]
Un emploi belge sur trois échappe au marché
En Belgique, selon les définitions retenues, le non marchand regrouperait entre 400.000 et plus de 500.000 travailleurs, soit environ 15% de l’emploi total [4]. Si on y ajoute les emplois du secteur public, plus du tiers des emplois en Belgique dépendent en tout ou en partie de financements publics. C’est beaucoup. Trop, même, pour de nombreux observateurs qui y voient une pression insupportable sur le secteur privé, le seul qui produirait « réellement » quelque chose. Dès lors, a fortiori quand les temps sont durs, il faudrait absolument limiter ces dépenses improductives et favoriser la « vraie » création de richesses.
Face à ces attaques, les travailleurs concernés ont tendance à répondre de deux façons. La première consiste à mettre en avant leur utilité sociale : « Certes, nous ne générons pas d’argent, mais nos activités répondent à des besoins sociaux qui ne sont pas (ou mal) remplis par le marché. Il est donc légitime que l’État les prenne en charge ». Le second argument consiste quant à lui à mettre en avant un rôle économique positif, mais uniquement sous l’angle de la consommation : « Ces salaires que nous percevons, nous les réinjectons à notre tour dans l’économie ! »
Une production réelle, mais alternative
Sans être faux, ces arguments passent néanmoins à côté d’un élément essentiel : le caractère soi-disant improductif des activités en question. Dans les deux cas, on accrédite en effet l’idée qu’il existerait d’un côté un secteur productif, le secteur privé, qui rend possible, de l’autre, l’existence de secteurs certes utiles, mais improductifs comme le secteur public ou le secteur associatif. Or, cette idée est loin de faire l’unanimité parmi les économistes. Jean-Marie Harribey, par exemple [5], rappelle que pour Marx, une activité peut être considérée comme produisant de la valeur économique [6] dès lors que le travail qu’elle contient est validé socialement sous la forme de monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
. Or, l’économiste français ajoute que cette « validation sociale sous forme de monnaie » peut intervenir de deux façons. La plus connue est celle qui intervient a posteriori, en passant par le marché. Mais elle peut aussi intervenir a priori, cette fois par décision politique.
Prenons le cas d’une école. Il existe des établissements privés qui se financent uniquement par le marché : les parents qui en ont les moyens payent pour l’enseignement qui y est dispensé. Le travail réalisé par les professeurs dans ces établissements est donc validé a posteriori sous forme d’un échange monétaire marchand. Mais il existe aussi (pour l’heure du moins…) des établissements publics. Dans ce cas, le financement repose sur l’impôt, c’est-à-dire sur une dépense socialisée à l’échelle de la collectivité. Ici aussi la valeur du travail des professeurs est validée monétairement, mais par le biais d’une décision politique prise a priori. C’est ce que Harribey qualifie d’activité monétaire non marchande [7].
Dans un cas comme dans l’autre, de la valeur économique est donc créée par les travailleurs, laquelle se retrouve d’ailleurs dans le PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
, puisque celui-ci est « la somme du produit marchand et du produit non marchand » [8]. La différence – cruciale – tient, d’une part, dans le caractère socialisé de la dépense qui permet de valider du travail non marchand, réalisant ainsi un principe fameusement formulé par Marx : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». En clair, pour des biens ou des services jugés essentiels, on impose à tout le monde de les financer selon ses capacités, pour que tout le monde puisse en jouir selon ses besoins. D’autre part, la différence se situe également au niveau des critères et des modalités mêmes de la validation monétaire. Dans un cas (l’école privée), la valeur (le prix) du service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
est fixée dans le but de maximiser un profit dans un cadre concurrentiel. Dans l’autre, le prix résulte d’une délibération politique qui vise à déterminer la valeur du travail effectué.
Sortir de la valeur ou la redéfinir ?
C’est donc la possibilité même d’une autre « pratique de la valeur » [9] qui est en jeu dans ce débat sur le travail non marchand. Un débat qui, de manière intéressante, n’oppose pas uniquement des penseurs de gauche et des penseurs de droite. En effet, au sein même de la pensée anticapitaliste, il existe un clivage entre ceux qui considèrent que les notions mêmes de « travail », de « valeur économique » ou encore de « monnaie » sont irrémédiablement attachées au capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
et qu’une rupture avec celui-ci implique donc de rompre avec celles-là [10] ; et ceux qui, au contraire, considèrent qu’il est possible de défendre un « travail », une « valeur économique » ou encore une « monnaie » non capitalistes, lesquels existeraient d’ailleurs déjà aujourd’hui [11].
Quoiqu’il en soit, au moment de défendre la légitimité du travail associatif, il est donc tout à fait possible de mobiliser deux registres potentiellement complémentaires. Un registre extraéconomique, d’un côté, qui consiste à mettre en avant l’utilité sociale des activités concernées. Ce faisant, on rappelle utilement que c’est toujours la valeur d’usage qui devrait primer sur la valeur d’échange, du moins dans une conception de l’économie comme étant au service des besoins d’une collectivité, et non l’inverse.
Cela n’empêche néanmoins pas, en même temps, de défendre le caractère productif (au sens économique donc) du travail associatif, à condition toutefois d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une autre forme de production, une « pratique anticapitaliste de la valeur » que l’on pourrait étendre à d’autres activités, voire même à l’ensemble de l’économie…
Cet article aparu dans le Bruxelles Laïque Échos de l’été 2021.
Pour citer cet article, Cédric Leterme, "Un travailleur associatif, ça « produit » quoi ?", Gresea, août 2021, article disponible à l’adresse : https://gresea.be/Un-travailleur-associatif-ca-produit-quoi