La puissance économique et politique des transnationales (multinationales dans le parler commun) suscite à nouveau débat aux Nations unies. Point de départ : la proposition de l’Équateur d’établir un traité réglementant les transnationales (pas vraiment une camisole de force). L’affaire agite les esprits : pétition mondiale et tam-tam sur Internet

Tocsin le long des canaux des réseaux dits sociaux, en ce mois de mai 2014. Les communiqués se succèdent. L’un d’eux parle de "campagne historique", pas moins. On s’en voudrait presque de ne pas en être : quelque 500 organisations ayant pignon sur rue dans les quatre coins du monde y ont d’ores et déjà apporté leur soutien. À quoi ? À une proposition de résolution au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève appelant à élaborer un traité international réprimant les violations des droits des humains commises par les grosses entreprises mondialisées. L’âme candide se dira peut-être : ah ! cela n’existe pas ? Réponse : non, comme tant d’autres choses.

Cela reste cependant, jusqu’ici, assez confidentiel. Pas un mot dans les médias traditionnels – mais ils sont, il est vrai, en général en retard d’une guerre. Et puis, quelque 500 organisations : ce sont surtout des ONG (organisations dites non gouvernementales), on n’aperçoit dans la liste aucun syndicat, ni parti, ni d’autres structures ayant quelque poids sur la décision politique.

 Interrogations critiques

Ce n’est pas la seule chose qui intrigue. On peut certes s’étonner, avec l’âme candide, qu’il faille constater encore aujourd’hui que les grosses entreprises mondialisées peuvent impunément violer les droits des humains. C’est le cas dans de nombreux pays lointains dont la structure d’État reste faible. Mais pas seulement. Le droit ("humain" ?) du travail, par exemple, est de plus en plus malmené sous nos cieux. Un traité international qui lie tous les États membres des Nations unies, à tout le moins moralement, pourrait à cet égard constituer un pas en avant.

L’affaire ne fait pas, dans le petit monde des ONG, unanimité pour autant. Certaines d’entre elles estiment qu’un pareil traité, s’il devait advenir, ne se ferait que par un accord à minima, les plus puissants parmi les États (on pense surtout aux États-Unis et ses alliés subalternes) veillant à en écorner toute portée concrète. Pire, un tel traité réduirait à néant les autres initiatives similaires, et les conquêtes que celles-là permettaient d’entrevoir. Là, on pense naturellement aux "Principes directeurs régissant les rapports entre business et droits des humains" adoptés par les Nations unies en juin 2011 [1]. En vertu de ces principes, les États membres sont invités à rédiger des "plans nationaux" que d’aucuns espèrent voir se traduire en obligations à caractère contraignant.

Il y a également, problématique, l’anonymat enveloppant cette alliance autoproclamée en faveur du traité. Sur son site [2] , il n’y a aucune indication sur l’identité des organisations qui sont à l’origine de l’initiative, ni sur ses éléments moteurs, ni sur son secrétariat, ni sur le lieu qui centralise son action. Il n’y a qu’une liste des signataires où apparaissent de grosses ONG multinationales (tels les Amis de la Terre, FIAN, Campagne Vêtements propres, FIDH) [3] ainsi que quelques centres de recherche réputés (tels SOMO et le Transnational Institute à Amsterdam ou le Cetim à Genève) – mais aussi une cohorte d’OAG (organisations anti-gouvernementales) tels Citizens Watch Russia, International Campaign for Tibet, Memorial Russia ou le Comité pour la défense du peuple iranien, dont on voit mal l’intérêt à la cause.

 Virage substantiel

Plus gênant : le site de l’Alliance dresse un historique de ce qu’elle appelle "la lutte pour établir un système international de responsabilité des sociétés transnationales pour les violations des droits de l’homme" qui donne à penser qu’il existerait une continuité entre certains événements des années 1970 et les derniers développements que le dossier a connus depuis 2005. C’est inexact. Il y a eu, sur cette ligne du temps, une rupture radicale dans l’interprétation des faits.

A entendre l’Alliance, les révélations sur les préparations du coup d’État au Chili en 1972 et la demande de ce pays aux abois de disposer au sein des Nations unies d’un organe de surveillance des sociétés transnationales sont à mettre en liaison avec les efforts pour, de 1976 à nos jours, faire adopter un "code de conduite" (plus tard des "principes directeurs") applicable aux sociétés transnationales.

Voilà qui masque le fait que le coup d’État au Chili en 1973 faisait suite à la nationalisation Nationalisation Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
du secteur du cuivre que le gouvernement socialiste d’Allende avait décidée en juillet 1971, cet acte intolérable conduisant à ce que "une compagnie géante – ITT – et deux sociétés américaines du cuivre s’en prenaient aux organes vitaux d’un pays suspendu à un fil" [4], avec le résultat qu’on sait. Les sociétés transnationales des États-Unis n’étaient pas seules aux manettes. La levée récente du secret sur les échanges entre Nixon et Kissinger (Prix Nobel de la Paix...) indique, pour qui en douterait encore, que le président des États-Unis, dès l’élection d’Allende en septembre 1970, discutait avec Kissinger et Richard Helms de la CIA d’un coup d’État "préventif", notamment en faisant "hurler l’économie chilienne", opérations clandestines dont Kissinger eut la supervision [5]. Rien de cela n’a guère à voir avec des "violations des droits de l’homme"... C’est un État qu’il fallait éliminer.

Le Chili socialiste a certes fait appel aux Nations unies afin que les petites nations soient mieux armées contre les agissements des sociétés transnationales. Cela aboutira à la création, en décembre 1974, d’une Commission des sociétés transnationales, une initiative mort-née : en 1993, à la demande des États-Unis, elle sera transformée en Commission du conseil du commerce et du développement de la Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
avec la mission désormais d’examiner la "contribution des transnationales à la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
et au développement" [6] (sic). Voilà qui demeure fort éloigné d’un problème de "droits de l’homme".

 L’État, cet éternel gêneur

Il y a eu d’autres développements dont l’Alliance parle peu. Ce qui gêne les sociétés transnationales, comme Robert Charvin l’a bien mis en évidence, est la "souveraineté de l’État, pierre angulaire de l’ordre juridique international" et, à ce titre, obstacle majeur à leurs stratégies de conquêtes mondiales : il ne faut donc guère s’étonner de ce que "l’époque est donc non à l’effacement du principe de souveraineté, mais à la liquidation de celle des petits États", une évolution qui "correspond aux besoins des grandes firmes". Cette exigence du néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
économique, insiste-t-il, "fonde la « globale gouvernance » planétaire, structure politique en voie de constitution la mieux ajustée aux besoins des grandes firmes transnationales." [7]

Distinguons-en les étapes, en suivant cette fois l’analyse de François Polet [8]. Dans son Agenda pour la paix, formulé en 1992, le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros Ghali, redéfinit les missions de l’ONU ONU Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
dans un contexte d’après-guerre froide. Ce sera dans le droit fil du "nouvel ordre mondial" énoncé par le président Bush en 1990, lequel se propose de "mettre en place de nouvelles institutions démocratiques" s’appuyant sur une "société civile indépendante" et une "économie de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
", projet "bientôt synthétisé par l’expression de "paix libérale" s’inscrivant dans une "entreprise ambitieuse de refonte des nations (nation building) et des rapports sociaux (social engineering) sur le modèle occidental".

Une étape décisive, poursuit Polet, sera la reconsidération du principe de souveraineté au début des années 2000 dans le sillage du "droit d’ingérence humanitaire" : elle donnera lieu à la "responsabilité de protéger" (2001) et, dans un discours de l’ex-secrétaire d’État Condoleeza Rice, en 2008, à cet étonnant "retournement sémantique" : la souveraineté n’est plus un droit (exercé en toute indépendance) mais un devoir...

Là, la boucle est pour ainsi dire bouclée. C’est en effet sur ce "devoir" de protection (cette ingérence humanitaire) que le dernier-né des codes de conduite onusien (les récents Principes directeurs onusiens adoptés en 2011) s’appuie pour inviter les États à obliger les sociétés transnationales à respecter les droits de l’homme...

 L’angle mort

À bien y regarder, le virage est considérable. À un moment où les sociétés transnationales disposent d’une puissance inouïe sur les peuples et les États, sans commune mesure avec la situation qui prévalait lorsque le Chili en appelait aux Nations unies pour y chercher parade, on en serait désormais réduit à demander qu’elles respectent les "droits des humains", laissant pour ainsi dire entendre que, à supposer qu’elles le fassent ou se voient contraintes de le faire, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes... Pour ce qui concerne tout le reste : chèque en blanc [9].

Réclamer un traité obligeant les transnationales au respect des droits des humains passe, en d’autres termes, à côté des (et fait silence sur) évolutions majeures qui aujourd’hui pèsent sur le destin des peuples.

Le plus curieux dans l’affaire est ailleurs. La demande originelle d’un traité [10] déposée en septembre 2013 sur la table du Conseil des droits de l’homme par l’Équateur (suivi par – tout de même ! – quelque 80 autres États du Sud, mais ni la Chine, l’Inde ou le Brésil) prône effectivement l’établissement d’un traité contraignant visant à faire respecter les droits des humains par les entreprises, mais pas seulement. Il affirme en effet sans détour qu’un "instrument légalement contraignant conclu au sein du système des Nations unies" conduirait à "clarifier les obligations des sociétés transnationales en matière de droits des humains ainsi que – nous soulignons – "des entreprises dans leurs rapports avec les États". De ce bout de phrase là, on ne trouve nulle trace dans les appels lancés tous azimuts par les ONG. L’Équateur garde manifestement un souvenir plus vivace d’Allende et des leçons que son sort a signifié pour les pays du Tiers-monde. Alors ?

Alors, la résolution équatorienne en faveur de ce traité sera mise en délibération lors de la 26e session du Conseil des droits de l’homme qui se tiendra à Genève du 10 au 27 juin 2014. Le débat est donc ouvert. On peut, à tout le moins, l’espérer.

Notes

[1Pour une présentation critique, voir la fiche pédagogique réalisée par Lise Blanmailland en mai 2010 "Normes ONU : la version Ruggie" : http://www.gresea.be/IMG/pdf/Fiche7LBFinal.pdf

[3Et en Belgique : Entraide et Fraternité, la Commission Justice et Paix, Avocats sans frontières...

[4Eric Fottorino, Le festin de la terre, 1988.

[5Kissinger and Chile : the declassified record, Third World Resurgence n°276/277, septembre 2013 ; voir encore : Peter Kornbluh, The Pinochet File : A Declassified Dossier on Atrocity and Accountability (The New Press, 2013).

[6François Chesnais, La mondialisation du capital, 1994. Charles-Albert Michalet est également très clair là-dessus : la Commission sur les sociétés transnationales voulue par le Chili devait notamment avoir pour mission "d’interdire l’ingérence de ces dernières dans la vie politique des pays d’accueil.", Michalet, La mondialisation, 2002 & 2004, éd. La Découverte, p. 80.

[7Robert Charvin, L’investissement international et le droit au développement, 2002.

[8François Polet, State building au Sud : de la doctrine à la réalité, in (Re-)construire les Etats – nouvelle frontière de l’ingérence, Alternatives Sud, 2012/1, Cetri, mars 2012.

[9Dans un texte appelant à appuyer la revendication d’un traité, on va jusqu’à dire qu’il y aurait lieu de "ne pas politiser le débat sur les entreprises et les droits humains" et – c’est d’une rare candeur – qu’un tel traité aurait pour effet de mettre les pays "sur pieds d’égalité" ("level playing field") – ce qui n’est rien d’autre que la traduction du primat accordé par l’école néoclassique (néolibérale) à la fiction théorique d’une "concurrence libre et parfaite" entre les agents économiques... Que le monde soit régi par des rapports de forces (dans lesquels on a, soit, le dessus, soit, le dessous) : connaît pas…