Ce jeudi 9 février, la « loi Peeters » sur la réorganisation des carrières devrait être adoptée à la Chambre en plénière.
Bruno Bauraind et Anne Dufresne du GRESEA sont co-signataires avec 60 personnes du monde académique, associatif et syndical d’un appel pour un autre projet de société : "Travailler moins pour vivre mieux et travailler tous ».
Le chômage et les burn-out explosent. Entre celles et ceux qui travaillent trop et d’autres qui cherchent un travail, les signataires de cet appel sont convaincus qu’une meilleure répartition du temps de travail est possible. Elle est porteuse d’un tout autre projet de société, d’une émancipation laissant place à plus de temps pour soi et les autres, pour se mobiliser, pour s’épanouir. Quelle qu’en soit la forme, elle doit garantir le maintien du salaire et une embauche compensatoire sans accélération des cadences.
L’heure est venue de reprendre le mouvement historique de la réduction collective du temps de travail (RCTT) en osant aller à l’encontre du discours dominant laissant croire que l’allongement du temps de travail est inéluctable (projet de loi Peeters, âge de la retraite à 67 ans, etc.) ! C’est l’objectif de cet appel lancé par des citoyens, indépendamment de tout parti politique, pour remettre cet enjeu essentiel au cœur du débat de société.
Relançons le mouvement sur www.travaillermoinsvivremieux.be !
Le travail produit cinq fois plus : qui en profite ?
Grâce aux technologies et à l’amélioration du niveau de qualification des travailleurs, la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
a été multipliée par 5 en 50 ans [1]. Pour produire autant de richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
, il faut donc 5 fois moins d’heures de travail, tous secteurs confondus. Du jamais vu ! Mais qui a capté ces gains de productivité accrus : les entreprises, les actionnaires, l’Etat ou les travailleurs ?
Les « trente glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
» (1945-1975) ont été marquées par une forte croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique et l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre grâce à la RCTT, au développement de la sécurité sociale, à l’amélioration des services publics et à l’augmentation des salaires.
Mais, à partir des années 80, les gains de productivité ont été principalement captés par les actionnaires de grands groupes, un phénomène aggravé par une concurrence internationale exacerbée par la multiplication des accords de libre-échange. Cela a abouti à une précarisation des travailleurs salariés et indépendants, une explosion du chômage et du temps partiel non choisi, et un détricotage des conquêtes sociales.
Une société déprimée : pas d’alternative ?
En Belgique, sur ces 50 dernières années, le chômage a été multiplié par quatre [2] ! Parallèlement, les cadences ainsi que le stress au travail n’ont cessé d’augmenter. Près d’un travailleur sur quatre ressent du stress excessif au travail. Près d’un sur dix souffre de burn-out. En 2016, pour la première fois, les dépenses d’invalidité au travail ont dépassé le budget des allocations de chômage. Et tout ça alors qu’on n’a jamais produit autant qu’aujourd’hui et que les profits n’ont jamais été aussi élevés. Le problème n’est donc pas comment produire plus, mais comment répartir mieux.
Devons-nous accepter que nos conditions de vie se dégradent davantage sous prétexte d’une concurrence internationale féroce présentée comme une fatalité ? Ne pouvons-nous pas construire une tout autre société ?
Un projet de société
Si elle n’est pas, seule, « la » solution miracle à nos problèmes socio-économiques, la RCTT est une mesure permettant de s’attaquer sérieusement à plusieurs injustices sociales : créer des emplois de qualité en enrayant le chômage de masse, améliorer la qualité de vie en limitant la place qu’occupe le travail, rééquilibrer le partage des richesses concentrées dans les mains des actionnaires et permettre davantage aux femmes d’accéder à des temps pleins et aux droits qui y sont liés (chômage et pension). En travaillant moins, nous pourrions vivre mieux et travailler tous. Et puisque le modèle de création d’emplois basé sur la croissance économique est à bout de souffle et ne pourra plus répondre aux défis de demain, puisque le volume total d’heures de travail disponibles n’augmentera plus significativement, la principale solution d’avenir est de partager ces heures plus équitablement.
Cela semble impossible ? Pourtant, nous l’avons déjà fait à grande échelle depuis plus d’un siècle. Des RCTT ont déjà été obtenues par des luttes sociales à travers l’Europe au cours des 19e et 20e siècles. En Belgique, nous sommes passés de 84h par semaine en 1890 à 38h en 2003 [3] .
Cette idée a aussi été concrétisée récemment dans d’autres pays comme la Suède, la France et dans certaines entreprises allemandes. En France, une loi encadrant l’expérimentation a permis à plus de 400 entreprises de mettre en place diverses formes de RCTT dont la semaine de 32h en 4 jours. Ces entreprises de tailles et de secteurs très différents ont pris le temps de se réorganiser et de former, créant ainsi des milliers d’emplois ! Cela n’a pas entraîné de délocalisation
Délocalisation
Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
, épouvantail pourtant régulièrement agité par les opposants à la RCTT dont on peut se demander si l’objectif réel n’est pas de maintenir les travailleurs sous pression en agitant le spectre du chômage. Bien sûr ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, qui a le mérite de démontrer la faisabilité concrète de la mesure.
Il existe plusieurs modèles de réduction collective du temps de travail, plus ou moins ambitieux, mettant plus ou moins à contribution les travailleurs, l’Etat ou les actionnaires. Plus notre mobilisation sociale et politique sera massive, plus le nouveau partage du travail que nous construirons sera juste. La remise à l’agenda de cette question est cruciale et urgente. Il est plus que temps de redonner une bouffée d’oxygène à l’ensemble de nos concitoyens, qu’ils soient travailleurs avec ou sans emploi, jeunes ou moins jeunes, hommes ou femmes !
* Signataires :
Adam Amir, président du Cercle du Libre Examen de l’ULB ; Anne Dufresne, chercheuse au GRESEA ; Anne-Françoise Theunissen, militante féministe ; Arnaud Lévêque, GT Travail digne de Tout Autre Chose ; Arnaud Lismond, secrétaire général du Collectif Solidarité contre l’exclusion ASBL ; Bruno Bauraind, secrétaire général du GRESEA ; Carmen Castellano, secrétaire générale des FPS ; Christian Kunsch, président du MOC ; Christine Kulakowski, directrice du CBAI ; Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté ; Christine Pagnoulle, ATTAC Wallonie-Bruxelles ; Christine Steinbach, Equipes populaires ; Delphine Houba, membre du GT Partage du temps de travail du Collectif Roosevelt.BE ; Dietlinde Oppalfens, coordinateur Curieus Brussel (Beleidsmedewerker Curieus Nationaal) ; Dominique Surleau, secrétaire générale de Présence et Action Culturelles ; Dominique Vermeiren, ancien président du Cercle du Libre Examen de l’ULB ; Eric Goeman, porte-parole d’ATTAC Vlaanderen ; Esteban Martinez, professeur à l’ULB ; Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE ; Fred Mawet, secrétaire générale du CGé ; Geoffrey Guéritte, ancien président du Cercle du Libre Examen de l’ULB ; Gérard Valenduc, professeur invité à l’UCL et UNamur ; Henri Goldman, rédacteur en chef de la Revue Politique ; Jan Buelens, professeur à l’Universiteit Antwerpen et avocat à Progress Lawyers Network ; Jean Blairon, directeur de l’ASBL RTA ; Jean Cornil, essayiste ; Jean-François Ramquet, secrétaire régional de la FGTB Liège-Huy-Waremme ; Jean-François Tamellini, secrétaire fédéral de la FGTB ; Jean-Jacques Heirwegh, professeur à l’ULB ; Jean-Pascal Labille, secrétaire général de l’UNMS ; Khadija Khourcha, responsable nationale Travailleurs sans emploi de la CSC ; Ludovic Suttor-Sorel, ancien président du Cercle du Libre Examen de l’ULB ; Ludovic Voet, responsable national des Jeunes CSC ; Marc Goblet, secrétaire général FGTB ; Marc Jacquemain, professeur à l’ULg ; Marc Zune, GT Travail digne de Tout Autre Chose ; Marcelle Stroobants, professeure à l’ULB ; Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC ; Mateo Alaluf, professeur à l’ULB ; Michel Cermak, président du Collectif Roosevelt.BE ; Nabil Sheikh Hassan, service d’étude de la CNE ; Nadine Gouzée, membre effectif du Club de Rome – Chapitre UE ; Nicolas Bardos, professeur émérite à l’UCL ; Olivier Bonfond, économiste au CEPAG ; Olivier De Schutter, professeur à l’UCL ; Pascale Vielle, professeure à l’UCL ; Philippe Busquin, ministre d’Etat ; Philippe Maystadt, ministre d’Etat ; Pietro Emili, directeur de la Maison du Peuple d’Europe ; Robert Cobbaut, professeur émérite de l’UCL et membre du Collectif Roosevelt.BE ; Robert Stéphane, président-fondateur Vidéographie ; Robert Verteneuil, secrétaire général de Centrale générale de la FGTB ; Roger Chaidron, membre du GT Partage du temps de travail du Collectif Roosevelt.BE ; Rudy Janssens, CGSP-ACOD Bruxelles ; Sébastien Robeet, GT Travail digne de Tout Autre Chose et Service d’études CNE ; Sonia Lohest, présidente des FPS ; Thierry Bodson, secrétaire général de l’Interrégionale wallonne de la FGTB ; Thierry Jacques, secrétaire fédéral de la CSC Namur-Dinant ; Thierry Kellner, professeur à l’ULB ; Vincent Fanara, plateforme « Du Temps Pour Nous ! » et membre de la Centrale Jeunes de la FGTB Liège-Huy-Waremme.