C’est décent ? On verra après...
On parlera beaucoup, dans les ONG, de "travail décent" dans les mois et les années à venir. Le thème a été inauguré en grandes pompes au Forum social mondial, en janvier 2007. Depuis, le sujet bourdonne, des militants affûtent leurs armes, ça discute et ça dresse des plans.
Dans le fond, une idée toute simple. Le monde va mal. Trop de pauvres. Trop de gens qui n’ont pas de travail, rien qui permette de ramener un salaire décent. Le mot est lâché. Ne serait-ce pas la solution ? Poser que tout le monde, partout, a droit à un travail décent et à un salaire décent. Le reste suivra.

C’est naturellement loin d’être acquis. Déjà sur le plan des principes, des priorités, il y a comme un immense vide. Les Nations unies ont conçu un gigantesque plan mondial de sauvetage humanitaire, les huit Objectifs du millénaire pour le développement, qui se proposent de réduire la misère mondiale de moitié à l’horizon 2015. L’exigence d’un travail décent pour tous n’y figure pas. Il n’y est pour ainsi dire même pas question d’emploi. Copie à revoir afin d’y intégrer un Objectif 9 autour du travail. Certains le revendiquent.

Ce n’est pas le seul "vide". Promouvoir le travail et des conditions de travail décents comme voie royale pour une émancipation des peuples dans la dignité soulève une foule de questions, souvent dérangeantes. Et, d’abord, parce que ce n’est pas un problème abstrait. Il s’inscrit dans une économie mondialisée, dans une nouvelle division internationale du travail, dans des rapports de forces qui, toutes, sont indécentes, des atteintes à la dignité des travailleurs.
On ne va pas créer une "bulle travail décent" là-dedans.

Voici peu, commentant le clivage entre salariés ordinaires (contrat de travail, à durée indéterminée) et la croissance d’emplois atypiques (corvéables à l’infini) sous nos cieux, Pierre Bourdieu notait ceci : "La coupure entre permanents et intérimaires divise profondément le monde du travail, rendant difficile toute espèce d’action collective. D’autant que certains chefs d’entreprise tirent parti de la soumission imposée par la peur du licenciement. Les formes d’oppression qu’ils exercent marquent un retour aux pires moments du capitalisme naissant." [1] On en est là. Et encore : Bourdieu a tenu ces paroles en 1993. Cela ne va pas mieux depuis.

Réclamer un "travail décent" dans ces conditions oblige à quelques acrobaties, à des sauts périlleux, les yeux bandés. D’où l’importance de savoir, au préalable, de quoi on parle. Il faut commencer par là.. Quelle est la fonction du travail aujourd’hui dans l’économie des peuples et des nations ? Est-elle différente de ce qu’elle était à la naissance du salariat : un moyen subtil d’extraire – et de distraire – une plus-value ? Pour la décence, on verra, après.

Cela suppose de prendre du recul. Un exemple. Le travail des enfants est en général considéré comme – mettons – une chose indécente et condamnable. En 1965, déjà, Alfred Sauvy (économiste du Collège de France, il avait la plume cultivée, ce qui ne gâche rien) soulignait cependant que la réduction du temps de travail est chose relative, y compris pour les enfants : "Les enfants à la campagne ne travaillaient que par intermittence, bien moins qu’aujourd’hui à l’école. Les études sont un apprentissage, sans lequel la productivité des adultes ne serait pas ce qu’elle est. L’homme moderne travaille à partir de 6 ans et même avant." [2] Est-ce décent ? Non, c’est la réalité. Il faut partir de là [3].

Sommaire

  • Edito
  • C’est décent ? On verra après.../Erik Rydberg
  • Un salaire décent dans le fast-food ?/Denis Horman
  • Pour un syndicalisme international/Interview de Daniel Richard
  • Créer des convergences/Interview d’Arnaud Zacharie
  • Réflexions critiques sur une campagne en gestation/Henri Houben
  • Travail décent ? Résultats insolents/Erik Rydberg
  • Au Venezuela, nous allons à contresens du néolibéralisme/Interview de Ramon Rivero
  • Botswana : “Les OMD m’aideront-ils à trouver un emploi ?/Joel Kanopo
  • Malawi : Le commerce informel essentiel pour la création d’emploi/Pilirani Semu-Banda
  • Ouverture commerciale, emploi et salaire au Vietnam/Cao Xuan Dung

 

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Notes

[1Pierre Bourdieu, "Interventions 1961-2001", Editions Agone, 2002, p. 250.

[2Alfred Sauvy, "Mythologie de notre temps", Editions Payot, 1965, révisé en 1971, p. 82.

[3On gardera utilement en mémoire, cité par Sauvy, le bon mot de l’humoriste Tristan Bernard : "L’homme n’est pas fait pour le travail et la meilleure preuve est que ça le fatigue." Lafargue aurait opiné