Le pacte vert et la stratégie numérique européens ont incarné deux des principales priorités de la Commission von der Leyen (2019-2024). Présentés comme naturellement compatibles, voire même mutuellement indispensables, leur relation est toutefois plutôt caractérisée par des contradictions largement insurmontables.
En 2019, dans le cadre de sa candidature à la présidence de la Commission européenne, Ursula von der Leyen soulignait l’importance pour l’Europe de « conduire la transition vers une planète saine et un nouveau monde numérique. » [1]. En conséquence, le pacte vert pour l’Europe et une Europe adaptée à l’ère numérique sont devenus deux des principales priorités de la Commission que Mme von der Leyen a présidée de 2019 à 2024 [2].
Le pacte vert pour l’Europe visait à faire de l’Europe « le premier continent neutre sur le plan climatique en devenant une économie moderne et efficace dans l’utilisation des ressources ». Cela a conduit à diverses initiatives politiques en termes de neutralité climatique et de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), d’utilisation durable des ressources et de l’énergie, de restauration et de protection de la biodiversité, de promotion et d’adoption de technologies vertes et de mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique [3].
Parallèlement, le programme pour une Europe adaptée à l’ère numérique a été conçu afin de « permettre aux citoyens de tirer profit d’une nouvelle génération de technologies ». Concrètement, il s’agissait de « mettre fin au far-west » dans la sphère numérique en essayant de faire en sorte que tout le monde puisse y concourir et/ou en bénéficier, tout en protégeant les droits fondamentaux en ligne. L’objectif implicite était également d’essayer de rattraper les États-Unis et la Chine en changeant les règles du jeu, en pariant sur l’« effet bruxellois » pour que ces règles deviennent mondiales. Cela s’est traduit par l’adoption d’un large éventail d’initiatives et d’instruments politiques ambitieux : DMA, DSA, Data act, AI act, etc. [4]
« Pas de vert sans numérique », et vice-versa
Au niveau de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, ces agendas numérique et vert n’ont pas seulement été présentés comme naturellement compatibles, ils étaient censés être inextricablement liés, une idée résumée par l’expression de « transitions jumelles ». D’une part, les fonctionnaires européens sont convaincus qu’« il n’y a pas de pacte vert sans numérique », comme l’expliquait en 2021 une personne travaillant pour le vice-président de la Commission européenne en charge du Green Deal [5]. Grâce aux technologies numériques, des processus spécifiques, mais aussi des industries dans leur ensemble, pourraient être dématérialisés (du moins en partie), rendus plus efficaces en termes de consommation d’énergie et de ressources, mieux contrôlés, etc.
D’autre part, l’inverse est également tenu pour vrai (bien que moins souvent souligné dans le discours dominant) : la transition numérique elle-même doit être verte pour être durable. Au minimum, cela signifie qu’il faut essayer d’atteindre la neutralité climatique pour le secteur technologique et favoriser une utilisation plus responsable des ressources et de l’énergie dans la sphère numérique. Mais, on pourrait aller jusqu’à affirmer que l’écologisation des technologies numériques pourrait également contribuer à promouvoir l’agenda numérique de l’UE en favorisant des technologies plus responsables, gérables et même « souveraines » par rapport aux technologies principalement américaines, hyperconcentrées et avides de données qui dominent actuellement le paysage numérique [6].
Malheureusement, un examen rapide des politiques concrètes de l’UE au cours des cinq dernières années montre qu’au lieu de se renforcer mutuellement, les agendas numérique et vert sont truffés de contradictions, à la fois entre eux et à l’intérieur de chacun d’eux. Pour le dire simplement, la transition numérique nuit en réalité à la durabilité de l’UE, tandis que la transition verte ne fait que renforcer le pouvoir des géants numériques. La raison principale en est le refus de l’UE d’envisager toute mesure susceptible de freiner la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
. Au contraire, en accord avec les fondements constitutivement néolibéraux de l’UE, les deux transitions sont fortement orientées par et pour le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
et ne font qu’accroître les opportunités de profit pour les entreprises, rendant ainsi leurs objectifs déclarés et l’interdépendance recherchée largement inatteignables.
Tenir la demande numérique pour acquise
Le règlement européen sur les matières premières critiques (CRMA, selon son acronyme anglais) est un excellent exemple de la manière dont cette contradiction se manifeste. Adopté début 2024, ce texte législatif est présenté comme un pilier important du plan industriel du pacte vert européen. Son objectif est de « garantir un approvisionnement sûr, diversifié, abordable et durable en matières premières critiques » [7]. Un objectif d’autant plus important que, selon la présidente von der Leyen, « les matières premières sont indispensables à la fabrication de technologies clés pour notre double transition, telles que la production d’énergie éolienne, le stockage de l’hydrogène ou les batteries ». Le problème, c’est que l’extraction et la transformation de ces matières premières ont un impact environnemental considérable, tandis que les produits et services qu’elles permettent de développer ne sont pas nécessairement écologiques... loin de là [8].
Pourtant, la principale préoccupation du CRMA est bien de sécuriser l’approvisionnement en matières premières, sans jamais remettre en cause la croissance exponentielle et insoutenable de leur demande. Pour ce faire, le texte facilite l’ouverture de nouvelles mines ou installations de transformation en Europe, par exemple, tout en visant à multiplier les partenariats et les accords avec des pays extérieurs, notamment dans le cadre de la stratégie Global Gateway, faisant fi des accusations de « colonialisme vert » [9] interne et externe. Certes, un troisième pilier du CRMA est consacré à « l’amélioration de la circularité et de la durabilité des matières premières », mais non seulement ce pilier est comparativement faible et vague par rapport aux autres, mais il est en outre basé sur une conception « molle » de la circularité qui repose principalement sur deux des fameux « trois R » de la circularité, à savoir « réutiliser » et « recycler », tout en oubliant le premier et sans doute le plus important : « réduire » [10].
Des préoccupations similaires ont été soulevées au sujet du règlement européen sur les semi-conducteurs, adopté cette fois pour « renforcer la compétitivité et la résilience de l’Europe dans les applications et les technologies des semi-conducteurs, et contribuer à réaliser les transitions numérique et écologique » [11]. Or, selon le journaliste Luca Bertuzzi, « la proposition législative ne prend en compte l’impact environnemental qu’en fonction des performances du produit final, en d’autres termes, la manière dont les nouvelles générations de puces tendent à rendre les appareils connectés, la puissance de calcul et l’infrastructure des TIC plus efficaces sur le plan énergétique » [12]. Mais encore une fois, la fabrication de puces est en soi une activité qui a un impact environnemental élevé - « la part du lion de l’empreinte environnementale du secteur informatique », selon une étude de Harvard – citée dans le même article, et toutes les puces sont loin d’être utilisées pour améliorer la durabilité globale de l’économie (encore une fois, c’est plutôt le contraire. Il suffit de penser aux publicités personnalisées ou le trading à haute fréquence, par exemple). Ce qui amène Bertuzzi à conclure que : « En ce qui concerne la fabrication des puces, la notion de souveraineté numérique pourrait ne pas être immédiatement conciliable avec l’agenda vert de l’Europe. »
Les Big Tech à la rescousse
L’agenda numérique de l’UE n’est donc pas nécessairement vert. Mais qu’en est-il de l’inverse ? Nous l’avons dit, l’écologisation des technologies numériques pourrait contribuer à renforcer la volonté déclarée de l’Europe de limiter le pouvoir des monopoles des Big Tech en favorisant un processus de numérisation plus transparent, plus responsable, plus gérable, plus décentralisé, etc. Mais au lieu de cela, l’UE mise (naïvement ?) sur les mêmes monopoles numériques qu’elle prétend combattre pour l’aider à réaliser sa « transition verte ». Le 19 mars 2021, un groupe de 26 PDG du secteur technologique a ainsi signé une déclaration fondant la « Coalition européenne pour un numérique vert » (EGDC), une initiative « soutenue par la Commission européenne et le Parlement européen, basée sur la demande du Conseil de l’UE, qui vise à exploiter le potentiel de réduction des émissions des solutions numériques dans tous les autres secteurs » [13].
Parmi les membres actuels (37 à ce jour), on trouve non seulement des géants numériques européens, mais aussi de grands monopoles américains tels que Google, Microsoft, IBM ou Uber. Les mêmes entreprises à la tête d’un processus de numérisation mondial destructeur sur le plan environnemental, démocratique, social et même économique, une situation qui a précisément conduit l’UE à adopter son agenda numérique en premier lieu, y compris à travers des réglementations et/ou des enquêtes visant directement Google [14] ou Uber [15], par exemple. Mais, lorsqu’il s’agit du pacte vert, ces entreprises sont soudainement les bienvenues (et même financées par l’UE) pour proposer des « lignes directrices de déploiement afin de fournir des recommandations pour la transformation numérique verte » dans six secteurs prioritaires : énergie/électricité, transports, construction/bâtiments, villes intelligentes, fabrication et agriculture.
Comme le montrent ces exemples, le discours actuel sur les « transitions jumelles » au sein de l’UE est donc largement frauduleux, étant donné la réticence de la Commission et de la plupart des dirigeants européens à ne serait-ce que commencer à remettre en question l’orientation capitaliste et néolibérale de l’économie européenne. Bien que de réels progrès aient été réalisés en matière de régulation du numérique, sa croissance insoutenable est toujours considérée comme acquise, ce qui entraîne la perpétuation d’un pillage écologique qui affecte principalement les pays du Sud. À l’inverse, l’espoir de trouver des solutions essentiellement technologiques - et rentables - à la crise écologique conduit l’UE à accroître sa dépendance à l’égard des grandes entreprises numériques, y compris celles en provenance des États-Unis.
Y a-t-il une chance que la prochaine Commission puisse inverser cette tendance ? Malheureusement, cela semble improbable au vu des derniers sondages qui montrent une poussée spectaculaire des forces d’extrême droite lors des prochaines élections européennes. D’une part, bien que divisés, les partis d’extrême droite européens partagent généralement un même dédain pour les questions environnementales, sans parler de toute forme de « transition juste ». Et si certains d’entre eux peuvent adhérer à l’idée de « souveraineté numérique », ce n’est certainement pas d’une manière telle que les mouvements progressistes pourraient et devraient se l’approprier [16].
Mais cela ne doit pas être une cause de désespoir. Au contraire, cela signifie qu’un mouvement offensif en faveur de la justice numérique et environnementale (mais aussi sociale, raciale, de genre) est d’autant plus nécessaire, à la fois dans l’UE et au-delà [17].
Cet article a paru en anglais sur le site de Bot Populi, le 24 mai 2024.
Pour citer cet article : Cédric leterme, " “Transitions jumelles” : Pourquoi les agendas vert et numérique européens s’opposent au lieu de se renforcer", Gresea, juin 2024.
Source illu : Pete Linforth de Pixabay.