[sommire]
Paul Collier est un économiste d’Oxford, un endroit charmant, réputé pour ses vieilles pierres et ses promenades en barque. Si Collier est un homme écouté, cependant, c’est plutôt grâce à ses livres à succès. Il y a eu "The Bottom Billion" en 2007 et "The Plundered Planet" en 2010 [1]. Ils se vendent comme des petits pains. Cela explique que Collier est fréquemment l’invité d’universités, d’institutions et de "donateurs" d’aide au développement. Sur le développement, justement, il a des idées. Elles sont en vogue comme ses livres.
Est-ce que ces idées tiennent la route ? C’est que nous allons essayer d’examiner en les confrontant à un cas concret, celui de la restructuration du secteur industriel minier en République démocratique du Congo.
Ce secteur est, en 2007-2008, en plein essor. Plusieurs projets d’exploitation industrielle ont démarré, surtout dans la province du Katanga. Mais d’autres intérêts que purement économiques sont entrés dans la danse. Le gouvernement congolais a en effet soumis les contrats miniers existants (impliquant des sociétés occidentales) à révision. Simultanément, il a donné le feu vert à un accord d’investissements croisés avec la Chine aux termes duquel cette dernière s’engage à investir dans les infrastructures du Congo en échange de l’exploitation avec la Gécamines du cobalt et du cuivre congolais. Un cocktail détonnant, pour le moins.
Le petit schéma
Que vaut maintenant l’analyse de Collier lorsqu’on la compare avec les réalités du terrain ? Dans son dernier livre, Collier fait preuve d’une vision assez simpliste. Il dit ceci : "La nature est l’atout clef des pays les plus pauvres : gérée de manière responsable, elle sera le moteur de leur ascension vers la prospérité". Traduit en des termes moins lyriques, l’idée est donc que les pays pauvres sont riches en ressources naturelles qui ne demandent qu’à être exploitées en y attirant des investissements qui, à leur tour, engendreront une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des revenus qu’il n’y aura plus, ensuite, qu’à distribuer.
Schématiquement, réduite à sa plus simple formulation, cela donne la séquence :
Nature → Investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
→ Croissance → Prospérité → Distribution
Soulignons d’emblée que, dans ce schéma, le seul moment problématique aux yeux de Collier se situe au dernier chaînon, celui de la distribution des revenus. C’est donc là, et là seulement, qu’il convient d’agir. Citons le dans le texte : "La mauvaise gouvernance est la clef de la malédiction des ressources. (...) Les pays riches en ressources naturelles ont donc particulièrement besoin d’un système de séparation des pouvoirs avec des contrôles croisés puissants."
Pour agir sur ce dernier maillon, Collier imagine une série de procédures qu’il a codifiées dans ce qu’il a baptisé "La Charte des Ressources Naturelles". Il est bon de le noter. Car si la théorie de Collier est erronée, il y a des fortes chances que les remèdes proposés le soient aussi. Et que sa fameuse charte mérite à son tour un examen critique sérieux. Là, ce n’est pas notre propos. Cela demanderait d’autres recherches.
Oups ! L’investisseur s’en va…
L’objectif ici est de voir si le schéma de Collier correspond à la réalité en prenant en exemple les réserves de cuivre et de cobalt de Tenke et de Fungurume au Katanga. Il s’agit d’une masse de minerais d’importance mondiale. Elle est connue depuis le début du 20e siècle. Dans les années ’70 un groupe d’entreprises américaines et japonaises y a lancé un projet d’exploitation. Le projet a ensuite été mis en veilleuse à cause de la crise économique, entraînant une surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
au niveau mondial avec chute du prix du cuivre. Pour les entrepreneurs, le projet n’était plus rentable.
Trente ans plus tard le projet est relancé. Nous sommes en 2006, donc en plein boom minier. Il est dès lors rentable d’ouvrir la mine de Tenke-Fungurume. Ce sera le fait d’une joint venture
Joint venture
Filiale créée par deux entreprises différentes qui peuvent y détenir des parts tout à fait variables.
(en anglais : joint venture)
sous le nom de Tenke Fungurume Mining (TFM) dirigée par la société américaine Phelps-Dodge (qui devient Freeport McMoran en 2007). On y reviendra plus loin.
A suivre le raisonnement de Collier, la "nature" est représentée par les véritables montagnes de cuivre et de cobalt de Tenke et Fungurume. Mais... Suffit-il d’investir dans la nature pour créer la croissance ? Absolument pas. Le premier investissement n’a conduit à rien. Les investisseurs ont mis fin à leur projet.
Nature + investissement ne se traduisent donc pas automatiquement en Croissance. Pourquoi ? Parce que l’investissement dépend de l’investisseur. Et l’investisseur cherche la rentabilité, il ne cherche pas la croissance du pays où il investit. Lorsque l’investisseur décide que son projet ne lui est pas favorable, il plie bagages.
Le pseudo-concept de corruption
Ouvrons une parenthèse. Il a été question plus haut de la notion de "malédiction des ressources". Pour Paul Collier, cette malédiction est synonyme de corruption. Pour lui, la corruption, définie comme la déviation des revenus de l’État par des agents d’État cherchant leur enrichissement personnel, est ce qui explique que le cycle "vertueux" de son schéma ne se traduit pas, au dernier maillon, en une distribution des revenus. C’est n’est pas le lieu d’élaborer sur cette question mais on retiendra que Collier fait usage du concept de corruption de manière extrêmement réductrice.
C’est une manie chez Collier. Il a la réputation d’établir des liens unilatéraux et mécaniques entre les faits qu’il observe. Lorsqu’il dirigeait le Groupe Recherche & Développement de la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
, il a tenté de démontrer – je simplifie – que les pays riches en ressources naturelles sont d’office le théâtre de guerres civiles. Cette théorie a été fortement contestée et réfutée. La Banque mondiale elle-même s’est distanciée de cette théorie. Dans une évaluation du travail scientifique de la Banque mondiale publiée en 2006, on peut par exemple lire que, s’il existe une corrélation entre la présence de ressources naturelles et l’occurrence de guerres civiles, on ne peut parler de relation causale : la présence de ressources naturelles n’est pas la cause de guerres civiles, comme Collier l’a soutenu. Avec la notion de "malédiction des ressources", Collier retombe dans un même type de relation causale simpliste, cette fois entre ressources naturelles et corruption.
Colonialisme ?
Il existe deux interprétations de la fameuse malédiction des ressources. L’une est endogène, l’autre exogène. L’interprétation endogène dit que tout pays riche en matières premières risque de rester pauvre parce que les revenus vont disparaître du fait de la corruption. Collier est partisan de cette approche. L’interprétation exogène, pour sa part, soutient que ces pays restent pauvres parce que leurs richesses sont exploitées par des acteurs étrangers (des puissances coloniales, des entreprises multinationales) qui constituent les vrais centres de décision.
Tenke-Fungurume est une illustration du fait que la malédiction des ressources épouse le modèle colonial ou néo-colonial. Le centre de décision se trouve aux Etats-Unis, ce n’est donc pas la République démocratique du Congo (le Zaïre des années ’70) qui décide si ces montagnes de richesses vont être exploitées et au profit de qui.
Pour coller un peu à la réalité, il faut recadrer le schéma de Collier. Recadrer, c’est-à-dire remettre en contexte. Au contexte, on peut distinguer trois plans. Le contexte historique, le contexte géographique et le contexte du champ de forces politiques. Cela donne quoi appliqué au cas de Tenke-Fungurume.
L’histoire récente montre que le secteur minier au Congo, comme partout en Afrique, est régi par un programme de la Banque mondiale. Ce programme date de 1992 et s’intitule Mining Strategy for Africa (Stratégie minière pour l’Afrique). Il postule que les pays pauvres (mais riches en matières premières) doivent attirer des investissements pour sortir de la pauvreté. La Mining Strategy en donne la recette : privatisez les entreprises étatiques, cela va engendrer une croissance économique bénéfique.
Ajustement structurel…
Ce programme a été adopté par le gouvernement congolais en 1995-96, à la fin de la dictature du président Mobutu. Mobutu l’a appliqué à la lettre. Il a coupé la grande entreprise minière nationale Gécamines en morceaux et il a vendu les morceaux à des étrangers.
Le gisement de Tenke-Fungurume, qui appartenait à la Gécamines, sera lui transféré à Tenke Fungurume Mining (TFM), la joint venture mentionnée ci-dessus. TFM est constitué par la Gécamines et un investisseur suédo-canadien du nom de Lundin. Lundin est un aventurier. Il n’avait pas l’argent pour développer la mine de Tenke-Fungurume. Lundin ne respecte pas ses obligations. Il ne démarre pas la mine et il ne paye pas le pas de porte, c’est-à-dire la somme convenue pour entrer dans la joint venture. Mais Lundin prend 55% des parts de TFM, la Gécamines en prend les 45% restants.
En 2005, Lundin joue son coup, comme au casino. Il vend une partie de sa participation à la société américaine Phelps-Dodge, pour une somme restée secrète. Et la participation de la Gécamines, de son côté, se voit réduite. Ils sont désormais à trois dans Tenke Fungurume Mining : Lundin avec une participation de 24,75% , Phelps-Dodge avec 57,75% et la Gécamines avec 17,5% (au lieu de 45% auparavant). Il peut être utile d’y insister : la Gécamines a apporté les gisements (la "Nature") dans la joint venture, mais... en y étant minoritaire et davantage encore à partir de 2005.
Les Américains de Phelps-Dodge prennent la direction de la joint venture et, avec le boom minier, ils lancent les travaux en 2006. Chose bizarre : Phelps-Dodge promet de payer des taxes mais d’un montant qu’elle détermine elle-même de manière unilatérale et arbitraire. Là-dessus, en 2007, Phelps-Dodge jour son coup, comme au casino : la société est reprise par Freeport McMoran.
De nouveau, nous voyons que l’automatisme proposé par Paul Collier ne fonctionne guère. Historiquement, la Banque mondiale est intervenue et a obligé le Congo à vendre ses richesses à des investisseurs qui n’envisageaient en rien la création de revenus pour le Congo. Ici, on a un autre contexte. Car l’intervention de la Banque mondiale s’inscrit dans un rapport de forces, c’est-à-dire un ensemble de rapports politiques au sein du pays et entre le pays et les bailleurs. Contexte qéographique, enfin : le Nord "développé" est consommateur de ressources naturelles, le Sud sous-développé en est traditionnellement le fournisseur.
Pot de terre, pot de fer
Survient ensuite la "révision" des contrats miniers. Elle est lancée en avril 2007 et est une des toutes premières mesures prises par le nouveau gouvernement congolais formé après les élections de 2006. Sans entrer dans les détails, l’objectif de cette révision est, par rapport à TFM, ambitieux, très ambitieux même. Le gouvernement affirme qu’il faut annuler le contrat de 2005, c’est-à-dire l’entrée de Phelps-Dodge après la vente des parts de Lundin. Mieux : il est demandé que Lundin s’acquitte du pas de porte et que la participation de la Gécamines (réduite de 45 à 17,5%) soit à nouveau revue considérablement à la hausse. Ce sont d’évidence des revendications justes de la part du gouvernement congolais, qui souhaite que la "nature" et les "investissements" lui procurent des revenus.
Ce choix politique, disions-nous, est très ambitieux. Pourquoi ? Parce que l’adversaire numéro un du gouvernement est la société minière américaine Freeport McMoran. Elle est extrêmement puissante. A l’inverse, la capacité institutionnelle (nécessaire pour mener une négociation à bien) du gouvernement congolais est faible. Freeport est puissant du point de vue économique (d’après sa propre propagande, il est le plus grand producteur de cuivre coté en Bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
) et il est très lié au pouvoir politique des États-Unis à Washington. Freeport va donc se montrer intransigeant. Lorsque le gouvernement congolais achève la révision de la plupart des contrats miniers en 2009, il n’y aura toujours pas d’accord avec Freeport. Le dossier – un des derniers – ne sera bouclé que l’année suivante, en 2010. Le gouvernement ne remportera en fait que des gains symboliques.
La boucle est bouclée. Cet exemple, replacé dans son contexte historique, géographique et politique, montre que l’exploitation de la "Nature" a lieu dans un champ d’actions diverses, contradictoires et conflictuelles et non dans le vide. Quiconque cherche à voir clair dans l’exploitation de la "nature" – et dans les schémas "à-la-Collier – a intérêt à prendre en compte ces facteurs, faute de quoi – comme l’a dit William Easterly [2] – il se verra condamné à ne connaître du monde que l’intérieur de sa tour d’ivoire.
Chine et FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
Un dernier mot sur le contrat avec la Chine. Conclu début 2008, ce contrat prévoyait que la Chine ferait deux types d’investissements au Congo : 3 milliards de dollars dans des opérations minières et 6 milliards de dollars dans des infrastructures, la Chine se faisant rembourser en cuivre (plus de 8 millions de tonnes) et en cobalt (600.000 tonnes). Le Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international (FMI) est cependant intervenu, au motif que le contrat allait accroître l’endettement du Congo. Le total des investissements chinois a par conséquent (pot de terre contre pot de fer, cette fois le FMI) été revu à la baisse en 2009. La Chine investira désormais 3 milliards de dollars dans un programme de construction de routes, chemins de fer, hôpitaux, écoles, etc. Les taux d’intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
sur les prêts accordés par la China Exim Bank pour financer le tout ont été explicités.
Voilà qui rend tout plus "transparent". Mais payé au prix fort : le Congo a vu les investissements en infrastructures dont le pays a tellement besoin réduits de moitié. Le Congo a dû céder aux pressions du FMI, parce qu’il est prisonnier d’un cycle de dettes et d’assainissements des finances publiques dont les critères sont fixés par et avec les "bailleurs de fonds" (du Nord).
Là, c’est un autre contexte qui intervient, un contexte de bonne gestion, qui est devenu un contexte politique d’ailleurs. Le Canada, par exemple, a aidé le FMI à accroître les pressions sur le Congo parce qu’une grande entreprise minière canadienne – First Quantum – ne voulait pas céder aux demandes congolaises de renégocier son contrat de joint venture… Différents dossiers sont donc mêlés.
Que dit à ce propos Paul Collier ? Début décembre 2010, il s’est présenté à Bruxelles aux Journées européennes du développement [3]. En disant à peu près ceci : "Les multinationales ? Il ne faut pas s’en faire. Elles sont tellement surveillées qu’elles n’ont pas le choix et se comportent bien. Ce qu’il faut surveiller, ce sont les petites entreprises qui volent sous le radar, et puis la Chine."
Les multinationales se comportent bien ?, Est-ce exact ? Il suffit de jeter un œil sur les flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers intra-firmes et les rapatriements de profits engrangés au Sud pour se rendre compte que Paul Collier souffre de myopie. Là, c’est (encore) un autre débat.