Même s’il semble mort-né (jusqu’à quand ?), le projet de Super-ligue européenne de football est néanmoins riche d’enseignements sur la marchandisation de plus en plus outrancière de ce sport aux origines pourtant populaires.

Voilà qu’on reparle de créer une Super-ligue européenne de football. Ce n’est pas la première fois qu’un tel projet est évoqué [1]. Depuis 2015, il revient régulièrement sur la table, généralement entouré d’un certain secret et de mystères en tout genre, jusqu’à ce quelqu’un vende la mèche.

Cette fois, c’est le président du Real Madrid, Florentino Pérez, qui serait à la manœuvre. Il aurait l’accord de Barcelone et de l’AC Milan et discuterait avec les autres directions sportives concernées. Selon Sky Sports, le président de la FIFA, l’organisation internationale du football, Gianni Infantino, aurait participé à l’élaboration de cette proposition [2].

 Capter l’argent des droits de télévision

Le but est de proposer une épreuve rassemblant vingt équipes. Quinze seront les membres fondateurs. Il s’agirait de six formations anglaises (Manchester United, Manchester City, Liverpool, Arsenal, Chelsea, Tottenham), trois italiennes (Juventus Turin, Inter Milan, AC Milan), trois espagnoles (Real Madrid, Barcelone, Atletico de Madrid), deux allemandes (Bayern Munich, Borussia Dortmund) et une française (Paris-Saint-Germain). Elles sont automatiquement qualifiées [3].

Chaque saison, cinq autres seraient invitées [4] pour constituer deux groupes de dix concurrents qui se livreraient des rencontres à domicile et à l’extérieur. Au terme de cette compétition, les quatre meilleurs de chaque poule s’opposeraient en tournoi final par élimination directe, quarts de finale, demi-finale et finale. Les matches se joueraient en semaine pour laisser aux week-ends les championnats nationaux se dérouler. L’épreuve devrait commencer en 2022/2023.

L’intérêt pour les clubs est de capter l’énorme manne financière des droits TV de la Ligue des champions, en les réservant surtout aux « membres fondateurs ». La banque américaine JP Morgan Chase est prête à injecter 5 milliards d’euros dans le projet [5]. Pour l’instant, l’UEFA, l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
de football, qui organise toutes les compétitions officielles, ne peut débourser que 3,25 milliards pour l’ensemble de celles-ci [6].

Selon le quotidien britannique The Times, qui a pu consulter le document préparatoire, le contrat avec les télévisions devrait être partagé pour 32,5% à parts égales pour les 15 clubs permanents, à 32,5% pour les vingt participants, 20% en fonction des classements et 15% sur base de la notoriété de l’équipe. Pour les fondateurs, cela représenterait une manne de 350 millions d’euros rien que pour se joindre à l’épreuve, avec la possibilité d’ajouter quelque 250 millions en fonction des résultats obtenus [7]. En comparaison, Liverpool qui a gagné la Ligue des champions en 2019 a reçu 111 millions d’euros de gains pour cette victoire [8].

 Des clubs à court d’argent

Un facteur aggravant la situation actuelle est la pandémie qui a arrêté les championnats nationaux et les coupes européennes durant des mois en 2020. Les revenus ont donc chuté pour chacun des clubs. Déjà que la santé financière de la plupart n’est pas florissante. En cause : les dépenses folles engagées pour avoir la meilleure formation possible.

Rappelons que, dans le sport en général et dans le football en particulier, le but n’est pas de dégager des profits. Il s’agit d’avoir des résultats, gagner des compétitions. Cela permettra d’arracher des contrats juteux de la part des sponsors, des télévisions, des publicitaires…, qui bénéficieront à des personnages de l’entourage de l’équipe, comme des agents de joueurs ou autres.

Ainsi, le Bayern de Munich, qui est considéré comme la firme la mieux gérée du « foot business », vise simplement l’équilibre. Son président, Karl-Heinz Rummenigge, en explique la philosophie : « chaque fois que nous recevons un euro, nous en dépensons que 95 cents » [9].

Mais, pour parvenir à la performance, certains sont disposés à briser toutes les tire-lires. Ainsi, pour conserver Lionel Messi, son joueur vedette, Barcelone a conclu un accord de 555 millions d’euros pour la période de 2017 à 2021 [10]. En dix ans, Manchester City a dépensé sans compter pour avoir un effectif qui a coûté au total plus d’un milliard d’euros. Il est suivi de près par le Paris Saint-Germain (PSG) qui a déboursé 913 millions, et le Real de Madrid 902 millions [11].

Cela permet de se créer un palmarès. Depuis la mise en place de la Ligue des champions en 2003, seuls trois clubs parvenus en demi-finale ne venaient pas des cinq pays qui dominent la compétition (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie, France) : FC Porto en 2004, PSV Eindhoven en 2005 et Ajax Amsterdam en 2019. Seul le premier a réussi à emporter le trophée.

Mais, à côté de ces quelques réussites, dont certaines sont chancelantes, car fortement basées sur l’endettement, il y a aussi beaucoup de situations fort préoccupantes . Ainsi, en France, quatre formations sont au bord de la faillite : Olympique de Marseille, Girondins de Bordeaux, AS Saint-Étienne et Losc de Lille [12].

Et le Covid-19 a accéléré le processus. Le PSG a perdu 126 millions d’euros durant la dernière saison, où ils ont pourtant remporté le championnat national et atteint la finale de la Ligue des champions. Porto vient juste derrière avec un déficit de 116 millions et la Juventus de Turin avec un débours de 90 millions [13].

Florentino Pérez estime les pertes du Real à 100 millions d’euros pour la saison passée, 500 millions pour l’actuelle, peut-être 5 milliards pour l’ensemble des clubs. « Aujourd’hui, le football perd de son intérêt. Les audiences baissent. Les droits TV aussi. Il faut faire quelque chose. La pandémie nous a fait accélérer. Nous sommes tous ruinés. » [14]

Le constat du cabinet d’audit Audit Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
KPMG est sans appel : « La crise des coronavirus a testé la viabilité financière de l’écosystème du football dans son ensemble et a exposé davantage ses fragilités. Même avant la pandémie, le salaire des joueurs gonflé, combiné à des frais de transfert et d’agent croissants, mettaient à rude épreuve les finances des clubs. La crise a amplifié ces failles dans le modèle économique actuel. » [15]

Mais on ne prête qu’aux riches. Gary Neville, ancien joueur de Manchester United, avance non sans raison : « S’ils peuvent rassembler 6 milliards de dollars [16] pour un championnat européen, ils peuvent rassembler 150 à 200 millions de livres [17] pour sauver le reste du football dans ce pays. » [18]

 Tout le monde se lève contre la Super-ligue

Le projet de Super-ligue révolte la plupart des amateurs de football. La FIFA et l’UEFA ont menacé que « tout club ou joueur impliqué dans une telle compétition se verrait par conséquent interdit de participer à toute compétition organisée par la FIFA ou les confédérations ». D’où pas d’équipe nationale pour les footballeurs de ces équipes. Pas de championnat non plus. Ces organisations officielles sont soutenues par la Commission européenne, dont la vice-présidente Margaritis Schinas a déclaré : « Il n’y a pas de place pour les quelques-uns qui dénaturent la nature universelle et diversifiée du football européen. La mentalité européenne est incompatible avec un football réservé aux riches et aux puissants. » [19]

Du côté des supporters, c’est la colère. Au Congrès 2020 des fans européens à Lisbonne, ceux-ci ont répété qu’ils étaient pour des compétitions ouvertes, avec promotion et relégation entre divisions. Kevin Miles, directeur général de l’association anglaise, prévoit qu’une telle Super-ligue « détruirait le football national » [20].

Le président du Bayern, qui a gagné la Ligue des champions en 2020, Karl-Heinz Rummenigge, y est aussi très réticent : « Cela pourrait causer de sérieux dommages aux fédérations nationales, c’est pourquoi j’ai mes réserves. Si je devais décider aujourd’hui pour le Bayern, je refuserais. » [21] A l’heure d’écrire ces lignes, Le Bayern, Dortmund et le PSG ont décliné l’invitation des autres sécessionnistes. Et, sous la pression des supporters, les clubs anglais se sont à leur tour retirés.

Javier Tebas, président de la fédération espagnole, est lui un opposant acharné au projet. Il avance : « Le projet de Super-ligue va tuer la Ligue des champions actuelle. C’est ce qu’ils cherchent, pour ensuite se répartir tout ce que génère la Ligue des champions ». Il évalue les conséquences pour le football ibérique : « Pour un championnat comme la Liga espagnole, avec toute l’industrie qu’elle génère, la perte de revenus serait environ de 1,6 milliard d’euros, et la valeur des clubs chuterait de 1,8 milliard d’euros. Et les 14 clubs qui ne feraient pas partie de cette compétition pourraient perdre environ 3 milliards d’euros ».

Mais, dans une interview à l’AFP et au journal The Sun, le 21 octobre 2020, il prétend que le projet n’aboutira pas : « Tant que je serai à la tête de la Liga, cela n’arrivera pas. C’est mon opinion. Ce qui est important, ce sont les clubs, et en Espagne 18 clubs sont contre ce projet. En Allemagne, 18 sont contre aussi. En Angleterre je crois qu’ils sont 16 opposés à ce projet. On ne peut pas aller à l’encontre du modèle structurel du football européen. Entre autres parce que ce serait entrer dans une guerre avec toutes les institutions du football mondial. » [22] C’est aussi l’avis du président de L’olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas [23].

 Tempête dans un verre d’eau ?

Quel est l’avenir de ce nième projet de Super-Ligue ? Il n’est pas totalement incertain. Il vient des milieux américanisés qui connaissent les ligues fermées comme celle du basket (NBA) ou du football américain (NFL). En Europe, il est appliqué au niveau du basket, où les grands clubs ont fondé une ligue alternative en 2000. Aujourd’hui, cette dernière regroupe les principaux ténors d’Italie, d’Espagne, de Grèce, voire de France. La compétition officielle n’apparaît plus que comme une seconde division, avec les équipes moins fortes.

Va-t-on vers ce modèle ? D’autant que les menaces de l’UEFA apparaissent peu crédibles. L’institution européenne ne pourra pas empêcher les joueurs de participer à la ligue de leur choix, en raison du droit européen. Deux patineurs néerlandais avaient participé à une épreuve que la fédération interdisait. Ils ont été rayés de la liste des athlètes sélectionnables par cette dernière. Ils ont porté plainte et la Cour de Justice européenne leur a donné raison.

Mais l’opposition au projet est très générale. Globalement, les fans, les joueurs, les entraîneurs et les managers (ceux qui n’appartiennent pas à la haute direction des clubs concernés) sont fortement remontés contre le projet. Il va donc être difficile de mettre sur pied cette compétition. Les droits TV tant recherchés sont attribués à l’UEFA jusqu’en 2024, alors que les organisateurs de la nouvelle formule voudraient la voir débuter dès la saison 2022-2023.

Si la Super-ligue a peu de chances d’aboutir à court terme, il est probable que les efforts pour la constituer vont influencer les modifications apportées à la Ligue des champions pour 2024 et qui se discutent maintenant. Le format de 8 poules de quatre avec qualification des deux premiers pour les huitièmes de finale pourrait être abandonné. Il se transformerait vers une sorte de championnat à 36 clubs qui, chacun, devraient livrer dix rencontres, ce qui permettrait de dégager les 16 qualifiés. Le but est de multiplier les matches et donc les droits télévisés dont bénéficieraient les ténors.

Mais Florentino Pérez affirme que cela vient trop tard. Il ajoute : « Quand tu n’as pas de revenus, outre les droits TV, la seule manière de les augmenter est de réaliser des matches compétitifs, pour les fans du monde entier. Au lieu de la Champions (League), si nous créons une Super-ligue, nous pourrons retrouver les revenus perdus. Avec les revenus de la Champions (League) en l’état, on meurt. Qui dit moins d’audience, dit moins d’argent. On meurt tous. » [24] A la suite du retrait des équipes anglaises, il a promis de formuler une nouvelle proposition aménagée.

Au lieu d’en revenir à un football populaire, les fédérations ou confédérations organisatrices s’enfoncent un peu plus encore dans le « foot business », avec ou sans une Super-ligue. Comme le confirme l’économiste français du sport Pierre Rondeau : « Les plus grands restent bien rémunérés quelle que soit leur performance sportive et cela limite du même coup la rémunération des autres clubs. (…) Etant donné qu’il y a une très forte corrélation entre revenus et performance, cela entretient cette situation de domination ». [25]

 


Cet article est une version plus complète et actualisée de celui publié dans Solidaire, mars-avril 2021, p.52-53.]

 


Pour citer cet article, Henri Houben, "Super-ligue européenne de foot pour super-fric", Gresea, avril 2021, article disponible à l’adresse : https://gresea.be/Super-ligue-europeenne-de-foot-pour-super-fric

Source photos : Andrea Agnelli (Presidenza della Repubblica) et Florentino Pérez (Par Instituto Cervantes de Tokio — Encuentro con peñas del Real Madrid, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=54915643)

Notes

[1Voir à ce sujet, Henri Houben, « La bulle financière au royaume du football », Lava, n°9, 21 juin 2019, et Henri Houben, « Quelque chose de pourri au royaume du football », Gresea, 24 janvier 2019 : https://gresea.be/Quelque-chose-de-pourri-au-royaume-du-football.

[2Sky Sports, 21 octobre 2020. Il est aussi mentionné dans l’interview de Javier Tebas, président de la Ligue espagnole (France 24, 31 janvier 2021).

[3Cet avantage serait accordé pour vingt ans, sauf si les performances sont manifestement en deçà de ce qui est attendu.

[4Sur base de qualifications.

[5On parle aussi d’un apport de la part de l’Arabie Saoudite, qui à l’instar du Qatar, des Émirats Arabes Unis, veut investir dans ce sport, après la tentative échouée de racheter le club anglais de Newcastle (France TV Sport, 18 avril 2021).

[6L’Humanité Dimanche, 11 février 2021, p.55.

[7Calculs effectués sur base d’un cours d’une livre sterling pour 1,15 euros.

[8KPMG, The European Champions Report 2021, janvier 2021, p.19.

[9The Economist, 30 mai 2002.

[10Alexandre Diallo, « Messi et le FC Barcelone sont dans un bateau. L’industrie du football regarde », Médiapart, 5 février 2021.

[11Les Echos, 9 septembre 2019.

[12Laurent Mauduit, « La faillite retentissante du foot français », Médiapart, 21 mai 2020.

[13Les Echos, 14 janvier 2021.

[14Foot Mercato, 20 avril 2021.

[15KPMG, op. cit., p.7.

[16Les 5 milliards d’euros de JP Morgan Chase.

[17Soit entre 170 et 230 millions d’euros.

[18Sky Sports, 21 octobre 2020.

[19The Daily Mail, 22 janvier 2021.

[20The Daily Mail, 22 janvier 2021.

[21The Daily Mail, 22 janvier 2021.

[22France 24, 31 janvier 2021.

[23Les Echos, 21 janvier 2021.

[24Foot Mercato, 20 avril 2021.

[25Les Echos, 16 décembre 2019.