Dicton : Ne dites pas "les coûts salariaux dérapent", mais dites " les inégalités cartonnent"
L’économie, ce n’est un truc neutre.
Belle leçon, de ce point de vue, que la remarque de John Kenneth Galbraith, économiste iconoclaste d’origine écossaise et ancien professeur à Harvard qui a servi de conseiller à de nombreux élus démocrates. Parmi ses nombreuses réflexions sur l’économie, retenons celle-ci : "Il n’est pas difficile de voir où se situe l’intérêt de chacun ; il suffit de suivre notre vieil instinct et de répondre à la question : qui paie la note ? Si un économiste est trop acclamé par les riches, soyez sur vos gardes. Dans la poursuite de leurs intérêts personnels, les riches sont affligés d’un vague sentiment de culpabilité. Quiconque parvient à les en délivrer est assuré de leur soutien et il apprendra vite à le consolider plutôt qu’à poursuivre la vérité." Bon à garder en mémoire...
De la même manière, le coût salarial des travailleurs gagne toujours à être comparé aux bénéfices qu’ils permettent de dégager.
Aux bénéfices mais pas seulement. En toile de fond, il y a les inégalités entre les classes sociales, où les producteurs de richesses que sont les travailleurs occupent le "bas du panier".
Le "bas du panier", c’est du cinéma ? Oui. Voir la condition des mineurs de la région du Centre admirablement décrite par le film de Henry Storck "Misère au Borinage" tourné dans les années 30 ou bien évoque-t-on la condition de certains "exclus" (joli euphémisme) de notre époque, les "intouchables" de notre société de consommation, dont le film éclairant "Retour au Borinage", de notre excellent compatriote Patrick Jean, tourné à la fin des années 90 et qui retourne, plus de 60 ans après Storck, sur les traces de ce brillant documentariste. |
Pour se faire une idée juste des inégalités, il faut garder en mémoire quelques données.
Et d’abord celles relatives aux écarts de salaires entre travailleurs et dirigeants d’entreprises. Ils sont impressionnants. En Belgique, les managers des grands groupes ont gagné en moyenne, en 2004, 850.000 euros. "C’est 25 fois le salaire moyen."
C’est mieux aux Etats-Unis. Dans le pays modèle de l’économie ultralibérale, "la rémunération moyenne entre un ouvrier et un dirigeant d’entreprise était dans un rapport de 1 à 45 en 1980 ; vingt ans après, cet écart va de 1 à 530" [1]. On a bien lu. 530 fois plus que l’ouvrier... On n’est pas ici dans la caricature mais bien dans l’Amérique réelle", celle qu’ont déjà décrit dans le passé des écrivains tels que Steinbeck, Hemingway, Jack London, Dos Santos, O’Neil…
Ces inégalités se reflètent dans la société d’un point de vue général. Aux Etats-Unis, le top des hauts revenus (0,1% des contribuables, soit quelque 145.000 grosses légumes) empochent 7,4% du revenu global, soit deux fois plus qu’en 1980, tandis que les 90% qui forment l’énorme socle de cette pyramide des revenus n’ont cessé de voir leur part se réduire [2].
Sans parler des « working poors » (ils représentent 20 % des salariés américains), ces « travailleurs pauvres » qui sont souvent obligés de cumuler plusieurs jobs pour simplement arriver à joindre les deux bouts à la fin du mois, et dont la condition a elle aussi été décrite par de grands journalistes américains de notre époque. Ces « working poors » sont indispensables au bon fonctionnement de la société américaine. Sans eux, pas de serveuses dans les snack-bars, pas de balayeurs d’usines et encore moins de personnel d’entretien préposé aux toilettes. Ils représentent l’envers du rêve américain...
Si on en revient aux inégalités, la même chose peut être observée au plan mondial, naturellement.
Selon le dernier "World Wealth Report" (rapport mondial des fortunes) de Merrill Lynch, le monde compte aujourd’hui une petite élite de 8,3 millions de personnes qui disposent de plus d’un million de dollars en "actifs disponibles". Exprimé autrement, cela veut dire que ce petit club (0,13% de la population mondiale) contrôle collectivement environ 30.800 milliards de dollars, soit un quart des richesses financières mondiales [3].
C’est évidemment au sein de cette jet set multinationale que se recrutent les plus ardents défenseurs de la pensée unique en matière économique. Pour ces membres du « club des riches », qui se sentent à l’aise sous toutes les latitudes, la mondialisation est comme un rêve éveillé qui leur permet de réaliser tous leurs fantasmes. Pour certains, ce sera l’achat d’une île déserte leur permettant de se mettre à l’abri des foules indigentes et de cultiver leurs tendances misanthropiques, alors que d’autres opteront plus simplement pour une odyssée spatiale personnalisée, que même Jules Verne ou Stanley Kubrick n’auraient pas pu imaginer.
Rappelons, pour mémoire, qu’un sixième de l’humanité vit – survit, meurt à petit feu – avec moins d’un dollar par jour, critère que les institutions internationales associent à "l’extrême pauvreté".
Et en Belgique ? C’est moins accentué mais on reste dans un même système économique et social. Si l’on regarde la répartition du revenu net des ménages au niveau national (données de 1993) en subdivisant ceux-ci en déciles, la confirmation apparaît noir sur blanc.
Les déciles, pour mémoire, regroupent en dix classes de revenus les 10% de la population qui gagnent le plus (décile 10) jusqu’aux 10% qui gagnent le moins (décile 1). Ce tableau montre que les 10% de la population qui gagnent le plus s’approprient 22% du revenu total – et que les trois groupes supérieurs (déciles 8 à 10) ramassent à eux seuls 48% du revenu total [4]. Dit plus brutalement, les riches "reçoivent" la moitié de tous les revenus.
Et ce n’est encore que la pointe de l’iceberg. Car il faut distinguer revenus ("déclarés") et patrimoine. Les premiers (revenus du travail essentiellement) sont bien contrôlés, bien chiffrés. On n’en dira pas autant du patrimoine... Or, comme la FGTB l’a pointé, pour se faire une idée juste des inégalités, on ne peut pas faire abstraction du patrimoine : ils sont en effet "beaucoup plus inégalitairement répartis que l’ensemble des revenus des ménages" [5]. Las ! Il n’y a, en Belgique, aucun inventaire officiel du patrimoine. C’est top secret ? On peut l’exprimer comme cela.
Louis Chauvel n’est pas loin de l’exprimer ainsi lorsqu’il note, en analysant la situation en France, que "la richesse des informations sur les salaires tranche avec la faible qualité des données portant sur les stock-options ou plus généralement sur le patrimoine. On sait pourtant que, là, au cours des vingt dernières années, des changements cruciaux se sont joués" [6]. Est-ce pour cela que les données diffusées "sont très insuffisantes" et que les administrations compétentes ont "réduit l’information divulguée" ?
On peut s’interroger, car, s’appuyant sur les données disponibles, Chauvel relève que "les rapports inter déciles du patrimoine sont immenses, d’un ordre de grandeur incomparable, de l’ordre de 70. Traduction : "lorsqu’on s’intéresse au patrimoine, les écarts deviennent des gouffres." En effet, "depuis 20 ans, le revenu salarial n’a guère varié, alors que les prix des actifs patrimoniaux ont connu une envolée". Avec cette conséquence que "la stagnation des salaires et la progression des revenus financiers font de l’accès au patrimoine un enjeu stratégique, mais parfaitement inégalitaire".
→ La leçon de Chauvel, qu’on apprendra par cœur, est : "Il est impossible de rien comprendre sans tenir parallèlement un compte de flux (le revenu) et un compte de stock (en patrimoine)." |
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Sixième fiche : coût salarial (inégalitaire)", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1698