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Cas exemplaire que celui du secteur pétrolier ces temps-ci. Il n’a jamais, hausse du brut aidant, fait autant de bénéfices avec, chez Shell, un record historique. Qu’en fait-il ? notent les commentateurs. Réponse [1] : il les balance à la pelle aux actionnaires. D’une part par des opérations de "buy back" (rachat d’actions), ce qui est très populaire chez les actionnaires, pour des raisons fiscales notamment.

Ainsi, depuis 2000, les grosses sociétés pétrolières privées "ont gobé pour 85 milliards de dollars de leurs propres actions". Et puis, d’autre part, par le paiement de dividendes spéciaux : BP, par exemple, qui a annoncé que le produit de la vente de son unité pétrochimique (9 milliards de dollars) "ira droit aux actionnaires".

Il faut s’attarder un moment à la technique du buy back. Comme le souligne Bernard Maris, le fait, pour des entreprises, de racheter ses propres actions revient à détruire "leur propre capital, pour faire apparaître mécaniquement plus de profits sur leurs capitaux propres" [2]. Pour cette raison-là, entre autres. Au fond, c’est une forme de cannibalisme sans foi ni loi. Ou bien encore, pour user d’une image organique, nous pourrions comparer ceci à l’image du dindon qui, s’étant fait couper la tête, continue à courir sans but. Donc, destruction de capital. Cela tombe sous le sens.

Si Pierre, Paul et Jean achètent ensemble une maison et que Pierre rachète ensuite les parts de ses deux amis, le résultat est que, primo, la maison elle-même ne vaut pas un clou de plus ; secundo, Pierre, s’est appauvri (en liquidités : il ne pourra pas investir, entretenir et agrandir sa maison) tandis que, tertio, Paul et Jean, avec leur petite valise bourrée de billets de banque, auront gonflé l’enveloppe des marchés financiers. Même chose avec les entreprises. Lorsqu’elles rachètent leurs propres actions, elles s’appauvrissent (en enrichissant leurs actionnaires, souvent des fonds spéculatifs, on y reviendra).

Bernard Maris va un pas plus loin : de la critique des entreprises à la critique du système. Car, souligne-t-il, c’est la bourse elle-même, en tant que telle, qui détruit sans cesse du capital.

Et si on y réfléchit bien, ça n’est pas si surprenant. Après tout, en cas de restructuration, les entreprises annoncent bien souvent de grandes vagues de licenciement. Très souvent, en pareil cas de figure, la bourse exulte. Pourtant, comme nous l’avons vu dans un autre dossier de cette série, le travail fait intrinsèquement partie de la plus-value des entreprises [3] : "Sur l’ensemble des marchés européens, les émissions nettes d’actions et les dividendes versés aux actionnaires (...) sont négatifs depuis de nombreuses années. Les dividendes atteignent un montant voisin de celui des émissions d’actions, ce qui revient à dire que les sociétés émettent des actions pour rémunérer leurs actionnaires." [4] C’est très clair aux Etats-Unis : "Sauf sur la brève période 1991-1994, la bourse détruit du capital. Elle retire plus qu’elle n’en émet." [5]

Le secteur pétrolier n’est qu’un exemple parmi d’autres. Comme l’observe l’Economist, l’épargne des entreprises ne cesse d’augmenter depuis quatre ans et leurs dirigeants "ne savent que faire de leur argent" (le surplus dépasse 1.000 milliards de dollars) : ils l’utilisent "pour repayer leur dette, racheter des actions ou grossir leurs réserves de liquidités" [6].

D’évidence, on se trouve devant un paradoxe. Car c’est au moment même où les entreprises affichent des profits insolents, au moment même où elles croulent sous des réserves de liquidités qu’elles ne cessent d’attaquer les travailleurs au motif qu’ils leur coûteraient trop cher. C’est une vieille chanson désormais classique, que déjà les marxistes du XIXe siècle avaient prévue : même lorsqu’une entreprise réalise des profits plantureux, elle aura toujours tendance à attaquer en premier « les ressources humaines ». Plus proche de notre époque, celui qui vient d’être désigné « le plus grand économiste de tous les temps », (ce titre peut bien évidemment paraître un rien ronflant, mais l’élection a été faite par les 34 lauréats vivants du prix Nobel de la discipline), Paul Samuelson, est arrivé aux mêmes conclusions. [7]

Naturellement, ceci explique cela. Les profits sont gigantesques en raison de la pression constante sur les salaires. Et ces salaires sont depuis plusieurs années, soumis à la concurrence mondiale du fait de la mondialisation. Semblable constat a ainsi été fait depuis longtemps par des syndicalistes d’outre-Rhin notamment. [8]

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg et Sacha Michaux, "18 fiches pour explorer l’économie. Seizième fiche : la bourse s’enrichit en appauvrissant", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1708



Notes

[1The Economist, 22 octobre 2005.

[2Antimanuel d’économie", 2003, p. 243.

[3Fiche 09, "de AMA au CVP, ou comment le travail se transforme en plus-value et profit... " http://www.gresea.be/spip.php?article1701

[4Idem, p. 243.

[5Idem, p. 243.

[6The Economist, 9 juillet 2005.

[7L’Expansion, décembre 2005.

[8Spiegel Special n°7 Globalisierung : Die Neue Welt, novembre 2005.